Rassemblement annuel du mouvement jihadiste Ansâr ash-Sharî'a, à Kairouan.
Première étude sérieuse ayant été rédigée en français sur le salafisme tunisien, le dernier rapport de l’International Crisis Group, intitulé Tunisie : violences et défi salafiste, est avant tout un travail particulièrement bien documenté, apportant de précieuses informations sur un nouveau phénomène encore méconnu, y compris par les spécialistes de l’islam politique.
Rapport bien documenté et véritable travail de terrain
Les auteurs ont effectué un véritable travail de terrain, matérialisé par une abondante série d’entretiens avec l’ensemble des catégories composant le champ salafi tunisien, y compris des partisans du mouvement jihadiste Ansār ash-Sharī‘a. Concernant cette organisation, à ne pas confondre avec plusieurs groupes armés du même nom évoluant au Yémen, en Libye et au Mali, l’équipe du Crisis Group a le mérite de ne pas verser dans la caricature, ni dans une analyse uniquement sécuritaire.
Prenant acte des positions officielles des leaders d’Ansār ash-Sharī‘a, qui ont proclamé à plusieurs reprises leurs refus de recourir à la lutte armée sur le territoire tunisien, les auteurs évoquent les diverses activités caritatives menées par Ansār ash-Sharī‘a, dans les zones les plus défavorisées du pays, mais ils leur attribuent également un certain degré de violence politique sur le terrain. Si cette évocation est tout à fait légitime de la part des membres du Crisis Group elle n’est pas exempte d’erreurs factuelles, ni de malentendus.
Prenant acte des positions officielles des leaders d’Ansār ash-Sharī‘a, qui ont proclamé à plusieurs reprises leurs refus de recourir à la lutte armée sur le territoire tunisien, les auteurs évoquent les diverses activités caritatives menées par Ansār ash-Sharī‘a, dans les zones les plus défavorisées du pays, mais ils leur attribuent également un certain degré de violence politique sur le terrain. Si cette évocation est tout à fait légitime de la part des membres du Crisis Group elle n’est pas exempte d’erreurs factuelles, ni de malentendus.
En premier lieu, rappelons que si une violence limitée peut parfois être assumée par Ansār ash-Sharī‘a, la majorité de ces violences attribuées aux salafis jihadistes tunisiens se révèlent, lorsqu’elles sont avérées, le fait d’individus isolés sans appartenance reconnue à une organisation militante. Si les analystes du Crisis Group mentionnent effectivement les prises de distance d’Abû ‘Iyād, le principal leader d’Ansār ash-Sharī‘a, vis-à-vis de certaines actions qui auraient impliqué des militants jihadistes, leur présentation de certains faits divers n’en est pas moins erronée et partiale.
Ainsi, les auteurs du rapport nous apprennent que la raison de l’agression par des salafistes de Bizerte d’un meeting de Samīr al-Quntār, proche du Hezbollah, serait sa conversion au chiisme. Outre le fait que les salafis tunisiens se soucient relativement peu de la conversion d’un citoyen libanais de confession druze au chiisme, rappelons tout de même que Samīr al-Quntār est connu pour exprimer en des termes particulièrement violents son soutien total au régime de Bachar Al-Assad.
On ne saurait donc exclure que ce soit non point un geste de stigmatisation sectaire mais plutôt un réflexe de solidarité avec les victimes syriennes de la répression du régime assadiste, et par extension avec les Tunisiens partis combattre en Syrie, qui a conduit certains habitants de Bizerte à attaquer cette « manifestation culturelle ».
Se déroulant dans le cadre de la journée internationale de Jérusalem, instaurée par l’Ayatollah Khomeini, ce rassemblement officiellement « pro-palestinien » fut ainsi identifié par de nombreux observateurs à un soutien politique en faveur du régime des Assad et de son allié iranien. A posteriori, cette interprétation des choses est confirmée par plusieurs vidéos de l’intervention de Samir Quntār, attestant qu’il s’est bien employé à faire acclamer Bachar al-Assad sur le sol tunisien.
On regrettera également que dans son exposé des « violences salafistes », l’équipe du Crisis Group associe les attaques et agressions physiques, voire l’assassinat de Chokri Belaïd, dont le nom est mentionné à une vingtaine de reprises, avec la lutte contre l’atteinte au sacré dans l’espace public.
Contrairement à une idée reçue, ce n’est donc pas le « vigilantisme », pour reprendre l’expression des auteurs du rapport, d’Ansār ash-Sharī‘a mais bien la multiplication des pratiques blasphématoires dans l’espace public qui marquerait l’affaiblissement de l’Etat tunisien. Il y a fort à penser qu’aucun pays arabe, pas même le Maroc ni le Liban, ne s’aventurerait à programmer un film intitulé « Ni Allah, ni maître » ou le déroulement d’une « exposition artistique » ridiculisant systématiquement les symboles religieux. Même le régime anti-islamiste de Ben Ali, pourtant régulièrement loué pour sa « tolérance » par les dirigeants français, n’aurait pu permettre de telles provocations, par crainte de déclencher de violentes réactions au sein de la population.
Si, en France, le droit de blasphème constitue aux yeux d’une large partie de l’opinion publique un « droit inaliénable » et une « avancée démocratique », il est établi que celui-ci est très formellement réprouvé par l’ensemble de la société tunisienne, à l’exception d’une petite partie de la bourgeoisie francophone sécularisée.
Ainsi, au-delà des milieux islamistes, voire dans la catégorie des « musulmans non pratiquants », il existe un fort sentiment identitaire dont l’Etat tunisien, quelle que soit l’obédience politique de ses dirigeants, doit tenir compte, tout comme d’ailleurs ses interlocuteurs et ses partenaires occidentaux.
Ainsi, les auteurs du rapport nous apprennent que la raison de l’agression par des salafistes de Bizerte d’un meeting de Samīr al-Quntār, proche du Hezbollah, serait sa conversion au chiisme. Outre le fait que les salafis tunisiens se soucient relativement peu de la conversion d’un citoyen libanais de confession druze au chiisme, rappelons tout de même que Samīr al-Quntār est connu pour exprimer en des termes particulièrement violents son soutien total au régime de Bachar Al-Assad.
On ne saurait donc exclure que ce soit non point un geste de stigmatisation sectaire mais plutôt un réflexe de solidarité avec les victimes syriennes de la répression du régime assadiste, et par extension avec les Tunisiens partis combattre en Syrie, qui a conduit certains habitants de Bizerte à attaquer cette « manifestation culturelle ».
Se déroulant dans le cadre de la journée internationale de Jérusalem, instaurée par l’Ayatollah Khomeini, ce rassemblement officiellement « pro-palestinien » fut ainsi identifié par de nombreux observateurs à un soutien politique en faveur du régime des Assad et de son allié iranien. A posteriori, cette interprétation des choses est confirmée par plusieurs vidéos de l’intervention de Samir Quntār, attestant qu’il s’est bien employé à faire acclamer Bachar al-Assad sur le sol tunisien.
On regrettera également que dans son exposé des « violences salafistes », l’équipe du Crisis Group associe les attaques et agressions physiques, voire l’assassinat de Chokri Belaïd, dont le nom est mentionné à une vingtaine de reprises, avec la lutte contre l’atteinte au sacré dans l’espace public.
Contrairement à une idée reçue, ce n’est donc pas le « vigilantisme », pour reprendre l’expression des auteurs du rapport, d’Ansār ash-Sharī‘a mais bien la multiplication des pratiques blasphématoires dans l’espace public qui marquerait l’affaiblissement de l’Etat tunisien. Il y a fort à penser qu’aucun pays arabe, pas même le Maroc ni le Liban, ne s’aventurerait à programmer un film intitulé « Ni Allah, ni maître » ou le déroulement d’une « exposition artistique » ridiculisant systématiquement les symboles religieux. Même le régime anti-islamiste de Ben Ali, pourtant régulièrement loué pour sa « tolérance » par les dirigeants français, n’aurait pu permettre de telles provocations, par crainte de déclencher de violentes réactions au sein de la population.
Si, en France, le droit de blasphème constitue aux yeux d’une large partie de l’opinion publique un « droit inaliénable » et une « avancée démocratique », il est établi que celui-ci est très formellement réprouvé par l’ensemble de la société tunisienne, à l’exception d’une petite partie de la bourgeoisie francophone sécularisée.
Ainsi, au-delà des milieux islamistes, voire dans la catégorie des « musulmans non pratiquants », il existe un fort sentiment identitaire dont l’Etat tunisien, quelle que soit l’obédience politique de ses dirigeants, doit tenir compte, tout comme d’ailleurs ses interlocuteurs et ses partenaires occidentaux.
Des recommandations maladroites ou qui manquent d’audace
Outre d’entretenir ces divers malentendus, les principaux reproches que l’on peut adresser aux auteurs du rapport du Crisis Group portent sur les recommandations, très idéologiques, adressées au parti Ennahdha.
Le premier parti politique tunisien, sorti vainqueur des urnes, se voit reprocher de participer à la « wahhabisation des lieux de savoir » (sic). Il est encouragé à promouvoir un islam « ancré dans l’héritage du mouvement réformiste tunisien », inscrit dans le « patrimoine culturel national ». On peine à comprendre ce que les auteurs entendent par cet islam « inscrit dans le patrimoine culturel national ».
Sachant que leur rapport reconnaît la capacité des salafis tunisiens à composer avec le rite malékite dans la plupart des mosquées du pays, une telle recommandation semble viser la promotion d’un islam plus folklorique que cultuel, le long d’une ligne rhétorique qui rappelle à s’y méprendre les incantations habituelles des milieux les plus… sécularistes !
Ce type de recommandation est sans doute parfaitement contre-productive, pour au moins deux raisons.
D’une part, sa prise en compte décrédibiliserait an-Nahda sur le terrain religieux, sachant qu’une partie au moins de sa base est influencée par le salafisme, ou le « wahhabisme », dont la matrice saoudienne a d'ailleurs été depuis longtemps réappropriée par les différentes mouvances nationales du monde arabe.
D'autre part, cette recommandation pourrait être contre-productive car aboutissant à renforcer l’hostilité envers l’Occident de tous ceux qui sont convaincus que ce dernier cherche, aujourd’hui comme hier, à promouvoir un islam vidé de sa substance doctrinale, voire superstitieux et maraboutique, afin de maintenir sa domination sur ses anciennes colonies.
Dans ce contexte, la prise en charge de la rénovation d’un mausolée soufi à Sidi Bou Saïd par l’ambassade de l’ancien pays colonisateur est assez vraisemblablement très mal perçue aujourd’hui dans les rangs islamistes, à plus forte raison lorsque le pays donateur est engagé militairement dans un pays musulman voisin.
Enfin, une ONG comme le Crisis Group pourrait sans doute être beaucoup plus audacieuse dans ses recommandations envers les chancelleries européennes. Au cours des dernières années, il a fallu un certain courage politique pour établir, sous l’influence de certaines ONG et de think tank avant-gardistes, les premiers contacts entre diplomates occidentaux et islamistes modérés. Ne serait il pas possible d’aller plus loin et accepter de dialoguer avec l’ensemble des acteurs politiques des sociétés arabes, y compris la composante salafie ?
Des interlocuteurs crédibles et influents existent, y compris au sein des courants les plus radicaux du salafisme, comme le démontre le dialogue entre le CICR et le shaykh jihadiste jordanien Abū Muhammad al-Maqdisī, dont la ligne idéologique s’inscrit dans un soutien critique envers les groupes armés jihadistes proches d’Al-Qaïda. En 2008, ce dialogue inédit déboucha sur une publication, condamnant explicitement les attentats ayant été perpétrés dans les locaux du CICR à Bagdad, dans laquelle al-Maqdisī rappela que l’Empire ottoman avait accepté sans réserve la première convention de Genève en 1864, reconnaissant la neutralité du personnel médical intervenant dans les zones de guerre.
Cette idée de dialoguer avec les jihadistes pour les convaincre non pas d’abandonner l’idée de résistance, ce qui relèverait de la naïveté, mais plutôt de renoncer à certaines pratiques pourrait nous paraître utopique. Il s’agit pourtant de l’une des principales recommandations, suggérées à l’administration américaine, ayant été publiées dans un rapport de l’académie militaire de West-Point (1), réputée davantage pour son pragmatisme que pour sa philanthropie, dont s’honore certains bailleurs de fonds du Crisis Group.
Note
Militant Ideology Atlas: Executive Report, ed. W. MC CANTS, Combating Terrorism Center, US Military Academy, 2006, p. 7, 11.
* Romain Caillet est doctorant en histoire contemporaine.
Le premier parti politique tunisien, sorti vainqueur des urnes, se voit reprocher de participer à la « wahhabisation des lieux de savoir » (sic). Il est encouragé à promouvoir un islam « ancré dans l’héritage du mouvement réformiste tunisien », inscrit dans le « patrimoine culturel national ». On peine à comprendre ce que les auteurs entendent par cet islam « inscrit dans le patrimoine culturel national ».
Sachant que leur rapport reconnaît la capacité des salafis tunisiens à composer avec le rite malékite dans la plupart des mosquées du pays, une telle recommandation semble viser la promotion d’un islam plus folklorique que cultuel, le long d’une ligne rhétorique qui rappelle à s’y méprendre les incantations habituelles des milieux les plus… sécularistes !
Ce type de recommandation est sans doute parfaitement contre-productive, pour au moins deux raisons.
D’une part, sa prise en compte décrédibiliserait an-Nahda sur le terrain religieux, sachant qu’une partie au moins de sa base est influencée par le salafisme, ou le « wahhabisme », dont la matrice saoudienne a d'ailleurs été depuis longtemps réappropriée par les différentes mouvances nationales du monde arabe.
D'autre part, cette recommandation pourrait être contre-productive car aboutissant à renforcer l’hostilité envers l’Occident de tous ceux qui sont convaincus que ce dernier cherche, aujourd’hui comme hier, à promouvoir un islam vidé de sa substance doctrinale, voire superstitieux et maraboutique, afin de maintenir sa domination sur ses anciennes colonies.
Dans ce contexte, la prise en charge de la rénovation d’un mausolée soufi à Sidi Bou Saïd par l’ambassade de l’ancien pays colonisateur est assez vraisemblablement très mal perçue aujourd’hui dans les rangs islamistes, à plus forte raison lorsque le pays donateur est engagé militairement dans un pays musulman voisin.
Enfin, une ONG comme le Crisis Group pourrait sans doute être beaucoup plus audacieuse dans ses recommandations envers les chancelleries européennes. Au cours des dernières années, il a fallu un certain courage politique pour établir, sous l’influence de certaines ONG et de think tank avant-gardistes, les premiers contacts entre diplomates occidentaux et islamistes modérés. Ne serait il pas possible d’aller plus loin et accepter de dialoguer avec l’ensemble des acteurs politiques des sociétés arabes, y compris la composante salafie ?
Des interlocuteurs crédibles et influents existent, y compris au sein des courants les plus radicaux du salafisme, comme le démontre le dialogue entre le CICR et le shaykh jihadiste jordanien Abū Muhammad al-Maqdisī, dont la ligne idéologique s’inscrit dans un soutien critique envers les groupes armés jihadistes proches d’Al-Qaïda. En 2008, ce dialogue inédit déboucha sur une publication, condamnant explicitement les attentats ayant été perpétrés dans les locaux du CICR à Bagdad, dans laquelle al-Maqdisī rappela que l’Empire ottoman avait accepté sans réserve la première convention de Genève en 1864, reconnaissant la neutralité du personnel médical intervenant dans les zones de guerre.
Cette idée de dialoguer avec les jihadistes pour les convaincre non pas d’abandonner l’idée de résistance, ce qui relèverait de la naïveté, mais plutôt de renoncer à certaines pratiques pourrait nous paraître utopique. Il s’agit pourtant de l’une des principales recommandations, suggérées à l’administration américaine, ayant été publiées dans un rapport de l’académie militaire de West-Point (1), réputée davantage pour son pragmatisme que pour sa philanthropie, dont s’honore certains bailleurs de fonds du Crisis Group.
Note
Militant Ideology Atlas: Executive Report, ed. W. MC CANTS, Combating Terrorism Center, US Military Academy, 2006, p. 7, 11.
* Romain Caillet est doctorant en histoire contemporaine.