Mesdames, Messieurs les membres de la Mission d’Information,
Je voudrais d’abord vous remercier de m’avoir invité à m’exprimer devant vous.
Comme vous avez pu le lire sur mon curriculum vitae, je suis historien et sociologue de la laïcité et, précision qui ne figure pas sur le cv, j’ai fondé la première (et à ce jour unique) chaire de l’enseignement supérieur consacrée à ce sujet.
Cela me conduit à étudier, entre autres, les relations entre politique et religion, les représentations sociales et leurs significations symboliques, dans une perspective sociologique et historique ; l’histoire n’étant pas seulement l’étude du passé, mais celle de l’historicité d’une société, des traces historiques présentes dans l’aujourd’hui et des changements qui s’opèrent dans le temps. L’historien s’intéresse aussi au devenir social.
Mon propos consistera donc à vous donner une position citoyenne, fondée sur un savoir universitaire, malheureusement forcément très allusif dans le temps imparti.
Votre Commission travaille sur un sujet complexe, qui met en jeu de nombreux éléments.
Le savoir disponible sur le voile intégral montre que celles qui le choisissent le relient à une contestation, une prise de distance maximale, un refus de la société.
Une société qui refuserait d’être critiquée ne serait plus démocratique, pour autant le voile intégral n’est certainement pas la bonne manière de mener une mise en question.
Partons d’un constat : Le port du voile intégral provient de plusieurs raisons, conjointes ou non.
Il peut signifier, explicitement ou implicitement, que la société est ressentie comme une menace, dont il faut se protéger au maximum.
Il peut constituer une façon d’affirmer, avec une visibilité hypertrophiée, une identité radicale face à ce qui est perçu comme une uniformisation sociale, un primat de la logique de l’équivalence sur des valeurs morales et religieuse.
Il peut manifester une volonté de « retour aux origines », liée à une lecture littéraliste de textes sacrés, séparer le « pur », c'est-à-dire ceux qui seraient les vrais croyants, et « l’impur », l’ensemble de la société.
Il peut également être une manière extrême de retourner un stigmate face à des discriminations ressenties.
Enfin, puisque le voile intégral est un vêtement de femmes (des hommes ayant d’autres signes distinctifs), ce voile intégral conteste le fait que, dans les sociétés démocratiques modernes, les rôles masculins et féminins doivent être interchangeables.
D’autre part, il refuse radicalement ce qui apparaît comme l’hypersexualisation de la femme liée à la communication de masse, à l’importance de la marchandisation dans les sociétés modernes.
Ces dernières raisons sont sans doute encore plus importantes quand le voile intégral est subi.
Mais, même choisi, le voile intégral se fourvoie.
Ainsi, un refus du risque d’uniformisation sociale conduit, là, à porter un uniforme intégral. Cela est fort différent du fait de manifester son identité par tel ou tel signe : par le port du voile intégral, on englobe sa personne dans une seule identité, on gomme, autant que faire se peut, ses autres caractéristiques personnelles, on efface son individualité.
Plusieurs personnes que vous avez auditionnées ont insisté, à juste titre, sur l’importance du visage, le visage est une présentation de soi à autrui, une façon de conjuguer l’appartenance à la société, la relation à l’autre et l’individualité.
Pour autant le voile intégral n’est pas la seule dérive allant dans ce sens, ainsi l’addiction au virtuel peut être considérée de manière assez analogue.
De même l’hypertrophie accordée par certains aux « racines » permet une séparation symbolique avec d’autres peuples engagés avec nous dans la construction de l’avenir.
Par ailleurs, le souci de la pureté se manifeste aujourd’hui de façons multiples, dans diverses croyances religieuses et non religieuses.
Une certaine façon de mettre en avant la laïcité participe même de cette logique.
Et, vous le savez, le refus d’accorder aux femmes les mêmes possibilités de rôles sociaux qu’aux hommes, est l’objet de nombreuses stratégies souvent implicites et subtiles, d’autant plus efficaces.
La recherche souvent exacerbée de l’identité, le désir parfois quasi obsessionnel de purification sont des réponses, qui aboutissent à des impasses, voire à des caricatures de ce que l’on prétend combattre.
Il s’agit donc de fausses réponses à des difficultés, voire des souffrances réelles rencontrées par beaucoup de personnes dans la société d’aujourd’hui.
Le voile intégral en est un signe particulièrement visible, mais très minoritaire.
La laïcité est régulièrement invoquée face au voile intégral. Les exigences de laïcité sont, en fait, très différentes suivant les secteurs de la société.
Permettez-moi d’effectuer brièvement quelques rappels qui, indirectement ou directement, concernent notre sujet.
La première et la plus forte exigence de laïcité concerne la République elle-même, qui doit être indépendante des « religions et des convictions » philosophiques particulières, n’en officialiser aucune, assurer la liberté de conscience et l’égalité dans l’exercice du culte.
L’application de ces principes connaît toutefois, en France, certaines dérogations.
Ainsi, en Alsace-Moselle, malgré l’article 2 de la loi de 1905, il existe trois « cultes reconnus » : catholicisme, judaïsme, protestantisme.
Les lois de séparation elles-mêmes, votées de 1905 à 1908, prévoient une mise en pratique accommodante, puisque (entre autres) elles autorisent la mise à disposition gratuite et l’entretien d’édifices du culte existant alors.
Mais l’islam n’était pas présent dans l’hexagone. Et, sans intention discriminatrice, la République peine pourtant à réaliser l’égalité entre religions, au détriment de l’islam.
Malgré certains progrès, elle est encore loin d’y parvenir.
La seconde exigence de laïcité concerne les institutions où des actes de prosélytisme ne sont pas autorisés.
Dans son Avis de 1989, le Conseil d’Etat interdisait un port ostentatoire de signes religieux à l’école publique qui serait lié à des manifestations de prosélytisme, mais tolérait un port ne s’accompagnant pas de comportements perturbateurs.
La loi de mars 2004 est allée plus loin, pour l’enseignement primaire et secondaire, mais -significativement- pas pour l’Université où les personnes sont majeures.
Elle a donc introduit une dérogation, dont les effets se sont avérés ambivalents puisque cela a notamment induit un processus de création d’écoles privées à « caractère propre » musulman.
On peut être attaché à la liberté (républicaine) de l’enseignement et s’interroger sur les conséquences paradoxales d’une loi « de laïcité » dont un des effets consiste à favoriser l’enseignement privé confessionnel.
Cela montre en tout cas que les conséquences d’une loi ne sont jamais univoques et que certaines n’ont pas été, sur le moment, forcément totalement prévues.
Un troisième secteur de la société est l’espace public de la société civile, qui est à la fois un prolongement de la sphère privée et un lieu de débat, de pluralisme, de grande diversité d’expressions.
Là, l’exigence principale de la laïcité consiste à assurer la liberté. Liberté et pluralisme dont nous avons une conception plus large qu’il y a 50 ans.
Est-ce à dire, pour autant qu’il n’y aurait aucune exigence de laïcité dans cet espace public de la société civile, et dans la sphère privée ?
Je ne le pense pas.
Le Préambule de la Constitution donne les principes qui forment l’idéal de notre république, parmi lesquels l’égalité des sexes.
Chacun sait bien qu’il y a une distance entre réalité idéale et réalité empirique.
L’objectif consiste à agir sans cesse pour réduire cette distance. Comment le faire ? Il est nécessaire d’opérer une distinction entre l’irréversible et le réversible.
L’irréversible atteint l’individu dans sa chair, dans son être même.
Il induit une sorte de destin.
La puissance publique doit empêcher, autant que faire se peut, l’irréversible de se produire pour que les individus qui le subiraient ne se trouvent pas marqués à vie, pour qu’ils puissent avoir librement des choix personnels.
L’excision constitue un exemple-type d’irréversible.
La loi peut contraindre et réprimer.
Pour le réversible, le respect de la liberté individuelle est une priorité, priorité limitée seulement par un trouble manifeste à l’ordre public démocratique ou par une atteinte fondamentale aux droits d’autrui.
Le réversible, concerne l’extérieur de la personne : ainsi, quelque couverte ou découverte qu’elle soit, il s’agit non pas d’elle-même mais d’une image qu’elle donne à voir à un moment précis.
Les vêtements, on les met et on les ôte, ils ne vous collent pas à la peau.
On peut changer d’avis et décider de se vêtir autrement si l’on est convaincu que ce changement est souhaitable.
Depuis longtemps, la sagesse des nations a émis un constat d’une portée sociologique indéniable : « L’habit ne fait pas le moine. »
Cela nous invite à ne pas nous montrer mimétiques : ce n’est pas parce qu’une personne s’enferme dans un uniforme intégral, qu’il s’agisse d’une carmélite ou d’une musulmane, qu’il faut porter sur elle un regard identique, un regard qui dissoudrait son individualité dans son uniforme, sa tenue.
Il faut, au contraire, séparer son être et son paraître.
Il faut agir avec la conviction que, comme toute personne humaine, elle possède de multiples facettes, et peut activer celles que, pour une raison où une autre, elle met actuellement sous le boisseau.
Et, comme au billard, cet objectif ne s’atteint pas en ligne droite.
Entre le permis et l’interdit, existe le toléré, où l’on combat par la conviction et l’exemplarité, où l’on agit au cas par cas, pour veiller à ne pas être à terme contreproductif.
Pour ce qui est réversible, réglementer, quand certaines nécessités de la vie publique l’exigent, est beaucoup plus approprié que légiférer.
Améliorer le dispositif social pour lutter contre des tenues subies est également important.
Mais une loi qui conduirait celles qui subissent le port du voile intégral à ne plus pouvoir se déplacer dans l’espace public induirait une situation pire que la situation actuelle.
Et, pour le voile intégral choisi, contraindre irait le plus souvent à l’encontre de convaincre, or il s’agit essentiellement de convaincre.
Pour ceux qui veulent convaincre et sont bien placés pour le faire, je pense notamment à l’immense majorité de nos concitoyens musulmans opposés au voile intégral, le pouvoir coercitif de la loi risquerait fort de se révéler un allié désastreux.
N’étant pas comprise, s’ajoutant à une situation la plupart du temps difficile, cette coercition augmenterait fortement un ressenti victimaire, dont nous savons qu’il a, par ailleurs, ses raisons.
Ce ressenti victimaire, et c’est là une raison fondamentale d’être à la fois résolument contre le voile intégral et contre une loi, dépasserait très largement le petit nombre de celles et ceux qui sont favorables au port de cette tenue.
Il faut se montrer très attentif au fait qu’une éventuelle loi serait la seconde loi qui, au niveau du symbolique, quoique l’on en dise, semblerait viser l’islam, même si ce n’est pas du tout ce que vous souhaitez faire.
Une telle dynamique législative créerait un engrenage dont il serait très difficile ensuite de se défaire.
L’idée fausse qu’une société laïque est «antimusulmane » se renforcerait auprès de beaucoup de musulmans, et notamment de musulmanes aujourd’hui opposées au port du voile intégral.
Inversement, les éléments antimusulmans de la société française ne se priveraient pas d’y voir un encouragement et de donner une interprétation extensive de cette nouvelle loi, comme certains l’ont déjà fait, malheureusement, pour la loi de 2004.
La spirale infernale de la stigmatisation, des discriminations au prénom ou au faciès, et de la radicalisation manifesterait que rien n’est résolu, au contraire.
Une troisième loi apparaîtrait à ce moment indispensable à certains.
Mais cela ne ferait qu’empirer les choses.
Alors une quatrième loi serait réclamée...
Un tel scénario catastrophe n’a rien d’invraisemblable. Il s’est déjà produit, juste après l’affaire Dreyfus, avec la lutte anticongréganiste.
Radicalisant les positions en présence, chaque mesure en appelait une autre plus forte. Ce combat se prévalait des valeurs de la République, de la défense de la liberté, de l’émancipation citoyenne.
Les colloques qui ont eu lieu cent ans après ces événements montrent que le jugement des historiens, quelle que soient leurs orientations par ailleurs, est tout à fait différent.
Ce désir de « laïcité intégrale », c’est ainsi qu’on la nommait à l’époque, risquait d’entraîner la République à sa perte et ne pouvait avoir des résultats émancipateurs.
Et les historiens ont loué Aristide Briand d’avoir changé le cap, d’avoir rétabli une laïcité « de sang-froid ».
La « laïcité roseau » est plus solide qu’il n’y paraît, plus apte à affronter des tempêtes qu’une pseudo « laïcité chêne », qui séduira par son aspect massif, alors que cet aspect constitue précisément sa faiblesse.
Déjà, d’après le travail de terrain que j’ai pu effectuer, la nomination d’une Commission, dont le titre cible uniquement le problème du voile intégral, a rendu plus difficile son désaveu par des musulmans.
Elle a engendré un effet systémique où se manifeste parfois une solidarité entre victimes.
Elle a, enfin, alimenté des craintes de rejet.
Certes, votre Commission aura sans doute à cœur de proposer des mesures plus générales mais le précédent de la Commission Stasi, et la déception de certain de ses membres face à la suite unilatérale qui lui a été donnée, peuvent faire redouter une fâcheuse répétition.
Certains ne manqueront pas de dire qu’il aurait été plus utile de rechercher la réalisation des propositions de la Commission Stasi que de les oublier et de se focaliser sur la seule question du voile intégral.
Pour renforcer la relation de confiance qui doit exister entre la République et ses citoyens musulmans, pour isoler l’extrémisme et, ainsi mieux le combattre, il me semble que vous devriez, dés maintenant, prendre l’initiative audacieuse de transformer votre Commission en Commission de réflexion sur l’ensemble des problèmes liés à la diversité de la société française.
Si cette diversité n’est pas un fait totalement nouveau, son ampleur est le signe d’une mutation de notre société, comme d’ailleurs d’autres sociétés démocratiques modernes, dans un contexte international troublé.
Il n’est pas surprenant que cela s’accompagne de tensions, de tâtonnements, d’incertitudes et même de craintes.
Aux représentants de la nation de tracer des voies d’avenir.
Je vous remercie de votre attention.
Je voudrais d’abord vous remercier de m’avoir invité à m’exprimer devant vous.
Comme vous avez pu le lire sur mon curriculum vitae, je suis historien et sociologue de la laïcité et, précision qui ne figure pas sur le cv, j’ai fondé la première (et à ce jour unique) chaire de l’enseignement supérieur consacrée à ce sujet.
Cela me conduit à étudier, entre autres, les relations entre politique et religion, les représentations sociales et leurs significations symboliques, dans une perspective sociologique et historique ; l’histoire n’étant pas seulement l’étude du passé, mais celle de l’historicité d’une société, des traces historiques présentes dans l’aujourd’hui et des changements qui s’opèrent dans le temps. L’historien s’intéresse aussi au devenir social.
Mon propos consistera donc à vous donner une position citoyenne, fondée sur un savoir universitaire, malheureusement forcément très allusif dans le temps imparti.
Votre Commission travaille sur un sujet complexe, qui met en jeu de nombreux éléments.
Le savoir disponible sur le voile intégral montre que celles qui le choisissent le relient à une contestation, une prise de distance maximale, un refus de la société.
Une société qui refuserait d’être critiquée ne serait plus démocratique, pour autant le voile intégral n’est certainement pas la bonne manière de mener une mise en question.
Partons d’un constat : Le port du voile intégral provient de plusieurs raisons, conjointes ou non.
Il peut signifier, explicitement ou implicitement, que la société est ressentie comme une menace, dont il faut se protéger au maximum.
Il peut constituer une façon d’affirmer, avec une visibilité hypertrophiée, une identité radicale face à ce qui est perçu comme une uniformisation sociale, un primat de la logique de l’équivalence sur des valeurs morales et religieuse.
Il peut manifester une volonté de « retour aux origines », liée à une lecture littéraliste de textes sacrés, séparer le « pur », c'est-à-dire ceux qui seraient les vrais croyants, et « l’impur », l’ensemble de la société.
Il peut également être une manière extrême de retourner un stigmate face à des discriminations ressenties.
Enfin, puisque le voile intégral est un vêtement de femmes (des hommes ayant d’autres signes distinctifs), ce voile intégral conteste le fait que, dans les sociétés démocratiques modernes, les rôles masculins et féminins doivent être interchangeables.
D’autre part, il refuse radicalement ce qui apparaît comme l’hypersexualisation de la femme liée à la communication de masse, à l’importance de la marchandisation dans les sociétés modernes.
Ces dernières raisons sont sans doute encore plus importantes quand le voile intégral est subi.
Mais, même choisi, le voile intégral se fourvoie.
Ainsi, un refus du risque d’uniformisation sociale conduit, là, à porter un uniforme intégral. Cela est fort différent du fait de manifester son identité par tel ou tel signe : par le port du voile intégral, on englobe sa personne dans une seule identité, on gomme, autant que faire se peut, ses autres caractéristiques personnelles, on efface son individualité.
Plusieurs personnes que vous avez auditionnées ont insisté, à juste titre, sur l’importance du visage, le visage est une présentation de soi à autrui, une façon de conjuguer l’appartenance à la société, la relation à l’autre et l’individualité.
Pour autant le voile intégral n’est pas la seule dérive allant dans ce sens, ainsi l’addiction au virtuel peut être considérée de manière assez analogue.
De même l’hypertrophie accordée par certains aux « racines » permet une séparation symbolique avec d’autres peuples engagés avec nous dans la construction de l’avenir.
Par ailleurs, le souci de la pureté se manifeste aujourd’hui de façons multiples, dans diverses croyances religieuses et non religieuses.
Une certaine façon de mettre en avant la laïcité participe même de cette logique.
Et, vous le savez, le refus d’accorder aux femmes les mêmes possibilités de rôles sociaux qu’aux hommes, est l’objet de nombreuses stratégies souvent implicites et subtiles, d’autant plus efficaces.
La recherche souvent exacerbée de l’identité, le désir parfois quasi obsessionnel de purification sont des réponses, qui aboutissent à des impasses, voire à des caricatures de ce que l’on prétend combattre.
Il s’agit donc de fausses réponses à des difficultés, voire des souffrances réelles rencontrées par beaucoup de personnes dans la société d’aujourd’hui.
Le voile intégral en est un signe particulièrement visible, mais très minoritaire.
La laïcité est régulièrement invoquée face au voile intégral. Les exigences de laïcité sont, en fait, très différentes suivant les secteurs de la société.
Permettez-moi d’effectuer brièvement quelques rappels qui, indirectement ou directement, concernent notre sujet.
La première et la plus forte exigence de laïcité concerne la République elle-même, qui doit être indépendante des « religions et des convictions » philosophiques particulières, n’en officialiser aucune, assurer la liberté de conscience et l’égalité dans l’exercice du culte.
L’application de ces principes connaît toutefois, en France, certaines dérogations.
Ainsi, en Alsace-Moselle, malgré l’article 2 de la loi de 1905, il existe trois « cultes reconnus » : catholicisme, judaïsme, protestantisme.
Les lois de séparation elles-mêmes, votées de 1905 à 1908, prévoient une mise en pratique accommodante, puisque (entre autres) elles autorisent la mise à disposition gratuite et l’entretien d’édifices du culte existant alors.
Mais l’islam n’était pas présent dans l’hexagone. Et, sans intention discriminatrice, la République peine pourtant à réaliser l’égalité entre religions, au détriment de l’islam.
Malgré certains progrès, elle est encore loin d’y parvenir.
La seconde exigence de laïcité concerne les institutions où des actes de prosélytisme ne sont pas autorisés.
Dans son Avis de 1989, le Conseil d’Etat interdisait un port ostentatoire de signes religieux à l’école publique qui serait lié à des manifestations de prosélytisme, mais tolérait un port ne s’accompagnant pas de comportements perturbateurs.
La loi de mars 2004 est allée plus loin, pour l’enseignement primaire et secondaire, mais -significativement- pas pour l’Université où les personnes sont majeures.
Elle a donc introduit une dérogation, dont les effets se sont avérés ambivalents puisque cela a notamment induit un processus de création d’écoles privées à « caractère propre » musulman.
On peut être attaché à la liberté (républicaine) de l’enseignement et s’interroger sur les conséquences paradoxales d’une loi « de laïcité » dont un des effets consiste à favoriser l’enseignement privé confessionnel.
Cela montre en tout cas que les conséquences d’une loi ne sont jamais univoques et que certaines n’ont pas été, sur le moment, forcément totalement prévues.
Un troisième secteur de la société est l’espace public de la société civile, qui est à la fois un prolongement de la sphère privée et un lieu de débat, de pluralisme, de grande diversité d’expressions.
Là, l’exigence principale de la laïcité consiste à assurer la liberté. Liberté et pluralisme dont nous avons une conception plus large qu’il y a 50 ans.
Est-ce à dire, pour autant qu’il n’y aurait aucune exigence de laïcité dans cet espace public de la société civile, et dans la sphère privée ?
Je ne le pense pas.
Le Préambule de la Constitution donne les principes qui forment l’idéal de notre république, parmi lesquels l’égalité des sexes.
Chacun sait bien qu’il y a une distance entre réalité idéale et réalité empirique.
L’objectif consiste à agir sans cesse pour réduire cette distance. Comment le faire ? Il est nécessaire d’opérer une distinction entre l’irréversible et le réversible.
L’irréversible atteint l’individu dans sa chair, dans son être même.
Il induit une sorte de destin.
La puissance publique doit empêcher, autant que faire se peut, l’irréversible de se produire pour que les individus qui le subiraient ne se trouvent pas marqués à vie, pour qu’ils puissent avoir librement des choix personnels.
L’excision constitue un exemple-type d’irréversible.
La loi peut contraindre et réprimer.
Pour le réversible, le respect de la liberté individuelle est une priorité, priorité limitée seulement par un trouble manifeste à l’ordre public démocratique ou par une atteinte fondamentale aux droits d’autrui.
Le réversible, concerne l’extérieur de la personne : ainsi, quelque couverte ou découverte qu’elle soit, il s’agit non pas d’elle-même mais d’une image qu’elle donne à voir à un moment précis.
Les vêtements, on les met et on les ôte, ils ne vous collent pas à la peau.
On peut changer d’avis et décider de se vêtir autrement si l’on est convaincu que ce changement est souhaitable.
Depuis longtemps, la sagesse des nations a émis un constat d’une portée sociologique indéniable : « L’habit ne fait pas le moine. »
Cela nous invite à ne pas nous montrer mimétiques : ce n’est pas parce qu’une personne s’enferme dans un uniforme intégral, qu’il s’agisse d’une carmélite ou d’une musulmane, qu’il faut porter sur elle un regard identique, un regard qui dissoudrait son individualité dans son uniforme, sa tenue.
Il faut, au contraire, séparer son être et son paraître.
Il faut agir avec la conviction que, comme toute personne humaine, elle possède de multiples facettes, et peut activer celles que, pour une raison où une autre, elle met actuellement sous le boisseau.
Et, comme au billard, cet objectif ne s’atteint pas en ligne droite.
Entre le permis et l’interdit, existe le toléré, où l’on combat par la conviction et l’exemplarité, où l’on agit au cas par cas, pour veiller à ne pas être à terme contreproductif.
Pour ce qui est réversible, réglementer, quand certaines nécessités de la vie publique l’exigent, est beaucoup plus approprié que légiférer.
Améliorer le dispositif social pour lutter contre des tenues subies est également important.
Mais une loi qui conduirait celles qui subissent le port du voile intégral à ne plus pouvoir se déplacer dans l’espace public induirait une situation pire que la situation actuelle.
Et, pour le voile intégral choisi, contraindre irait le plus souvent à l’encontre de convaincre, or il s’agit essentiellement de convaincre.
Pour ceux qui veulent convaincre et sont bien placés pour le faire, je pense notamment à l’immense majorité de nos concitoyens musulmans opposés au voile intégral, le pouvoir coercitif de la loi risquerait fort de se révéler un allié désastreux.
N’étant pas comprise, s’ajoutant à une situation la plupart du temps difficile, cette coercition augmenterait fortement un ressenti victimaire, dont nous savons qu’il a, par ailleurs, ses raisons.
Ce ressenti victimaire, et c’est là une raison fondamentale d’être à la fois résolument contre le voile intégral et contre une loi, dépasserait très largement le petit nombre de celles et ceux qui sont favorables au port de cette tenue.
Il faut se montrer très attentif au fait qu’une éventuelle loi serait la seconde loi qui, au niveau du symbolique, quoique l’on en dise, semblerait viser l’islam, même si ce n’est pas du tout ce que vous souhaitez faire.
Une telle dynamique législative créerait un engrenage dont il serait très difficile ensuite de se défaire.
L’idée fausse qu’une société laïque est «antimusulmane » se renforcerait auprès de beaucoup de musulmans, et notamment de musulmanes aujourd’hui opposées au port du voile intégral.
Inversement, les éléments antimusulmans de la société française ne se priveraient pas d’y voir un encouragement et de donner une interprétation extensive de cette nouvelle loi, comme certains l’ont déjà fait, malheureusement, pour la loi de 2004.
La spirale infernale de la stigmatisation, des discriminations au prénom ou au faciès, et de la radicalisation manifesterait que rien n’est résolu, au contraire.
Une troisième loi apparaîtrait à ce moment indispensable à certains.
Mais cela ne ferait qu’empirer les choses.
Alors une quatrième loi serait réclamée...
Un tel scénario catastrophe n’a rien d’invraisemblable. Il s’est déjà produit, juste après l’affaire Dreyfus, avec la lutte anticongréganiste.
Radicalisant les positions en présence, chaque mesure en appelait une autre plus forte. Ce combat se prévalait des valeurs de la République, de la défense de la liberté, de l’émancipation citoyenne.
Les colloques qui ont eu lieu cent ans après ces événements montrent que le jugement des historiens, quelle que soient leurs orientations par ailleurs, est tout à fait différent.
Ce désir de « laïcité intégrale », c’est ainsi qu’on la nommait à l’époque, risquait d’entraîner la République à sa perte et ne pouvait avoir des résultats émancipateurs.
Et les historiens ont loué Aristide Briand d’avoir changé le cap, d’avoir rétabli une laïcité « de sang-froid ».
La « laïcité roseau » est plus solide qu’il n’y paraît, plus apte à affronter des tempêtes qu’une pseudo « laïcité chêne », qui séduira par son aspect massif, alors que cet aspect constitue précisément sa faiblesse.
Déjà, d’après le travail de terrain que j’ai pu effectuer, la nomination d’une Commission, dont le titre cible uniquement le problème du voile intégral, a rendu plus difficile son désaveu par des musulmans.
Elle a engendré un effet systémique où se manifeste parfois une solidarité entre victimes.
Elle a, enfin, alimenté des craintes de rejet.
Certes, votre Commission aura sans doute à cœur de proposer des mesures plus générales mais le précédent de la Commission Stasi, et la déception de certain de ses membres face à la suite unilatérale qui lui a été donnée, peuvent faire redouter une fâcheuse répétition.
Certains ne manqueront pas de dire qu’il aurait été plus utile de rechercher la réalisation des propositions de la Commission Stasi que de les oublier et de se focaliser sur la seule question du voile intégral.
Pour renforcer la relation de confiance qui doit exister entre la République et ses citoyens musulmans, pour isoler l’extrémisme et, ainsi mieux le combattre, il me semble que vous devriez, dés maintenant, prendre l’initiative audacieuse de transformer votre Commission en Commission de réflexion sur l’ensemble des problèmes liés à la diversité de la société française.
Si cette diversité n’est pas un fait totalement nouveau, son ampleur est le signe d’une mutation de notre société, comme d’ailleurs d’autres sociétés démocratiques modernes, dans un contexte international troublé.
Il n’est pas surprenant que cela s’accompagne de tensions, de tâtonnements, d’incertitudes et même de craintes.
Aux représentants de la nation de tracer des voies d’avenir.
Je vous remercie de votre attention.
* Jean Baubérot, professeur émérite (Sorbonne), est l'auteur d'une quarantaine d'ouvrages, dont Histoire de la laïcité en France et Les Laïcités dans le monde, tous deux parus dans la collection « Que sais-je », aux éditions PUF.
Sur son blog : jeanbauberotlaicite.blogspirit.com, il commente et analyse les échanges qui ont suivi son intervention sous le titre : « Une Mission parlementaire boomerang ! »
Sur son blog : jeanbauberotlaicite.blogspirit.com, il commente et analyse les échanges qui ont suivi son intervention sous le titre : « Une Mission parlementaire boomerang ! »