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Points de vue

Dominique Schnapper : « Le risque existe que la recherche du bien-être prenne la place de la participation du citoyen »

Par François Dorléans et Sean McStravick

Rédigé par François Dorléans et Sean McStravick | Jeudi 19 Juillet 2012 à 09:53

           

Sociologue, membre du conseil scientifique de la Fondapol et ancienne membre du Conseil constitutionnel, Dominique Schnapper répond à nos questions sur le monde politique, le lien social et la nation. Elle a écrit de nombreux ouvrages, notamment sur la citoyenneté, et dans son dernier livre, « Une sociologue au Conseil constitutionnel » (Gallimard, NRF Essais, 2010), elle porte un regard critique sur son expérience au sein de cette institution.



Comment renouveler la légitimité d’une démocratie qui devient de plus en plus apathique ; on le constate à chaque élection avec le taux d’abstention croissant ?

Dominique Schnapper : Les Français votent tout de même aux grandes élections, ils ont intériorisé l’idée que le vote essentiel est celui de la présidentielle. Ils votent moins aux législatives qui sont perçues comme une simple confirmation de la présidentielle. On peut plaider qu’ils votent pour le maire et le Président de la République quand ils ont l’impression qu’il y a un véritable enjeu politique. Les régionales et l’élection européenne n’ont pas d’existence à leurs yeux. Il faut nuancer l’idée d’une apathie démocratique car, quand les citoyens français ont le sentiment qu’il y a un véritable enjeu, ils votent.

Nous sommes dans des sociétés confortables. Le risque existe que la recherche du bien-être prenne la place de la participation du citoyen. Néanmoins la France est une nation très politique, depuis la Révolution, qui conserve une dimension de civisme, mais il est vrai que les citoyens des démocraties européennes risquent de penser avant tout à leur intérêt matériel plutôt qu’à leur participation politique.

On présente parfois l’économie comme une science exacte, auquel cas l’économiste ne se trompe pas alors que le citoyen le peut… Ce qui revient à éluder le débat politique. Quel rôle l’expert a-t-il dans nos démocraties ?

D. S. : Nous sommes dans des sociétés complexes et l’exigence démocratique se conjugue avec la nécessité d’un maximum de compétences. L’une des tensions de la société démocratique repose sur la volonté de chacun d’avoir son propre jugement et, en même temps, la nécessité d’une certaine compétence pour comprendre les enjeux sociaux.

Le rôle idéal de l’expert dans une société démocratique serait de donner les éléments du problème en laissant le choix aux citoyens. Il s’agirait d’éclairer la décision du citoyen en disant ce que nous savons et ce que nous ne savons pas. Mais les experts ont tendance à abuser de leur pouvoir et à présenter leur expertise comme une vérité et les citoyens, se considérant comme la source de leur propre légitimité, ont tendance à ne pas écouter les experts … ou à trop les écouter. La vérité est toujours discutable mais les citoyens n’ont pas les compétences nécessaires pour la discuter.

Quand le Conseil constitutionnel censure une loi votée par la représentation du peuple, n’est-on pas là encore dans une forme d’expertise juridique qui porte le nom de « gouvernement des juges » ?

D. S. : La décision juridique n’est pas de même nature que l’expertise des techniciens, elle se fonde sur l’ordre constitutionnel qui organise la société. Le Conseil constitutionnel n’exerce pas un gouvernement des juges car, si ces décisions ont des conséquences politiques, ce ne sont pas des jugements politiques en tant que tels.

Si l’on démontrait par exemple que la réforme sur le taux marginal d’imposition à 75 %, en cumulant la CSG et l’ISF, tend à être proche de 100 %, on peut juger que ce n’est plus de la contribution mais de la confiscation. Au nom de cet argument, dans plusieurs pays, l’impôt sur la fortune a été supprimé. Si une décision de cet ordre était adoptée, cela aurait clairement des conséquences politiques. Serait-ce pour autant un « gouvernement des juges » ?

Les anciens Président de la République ont-ils leur place au Conseil constitutionnel ?

D. S. : Leur présence remet en cause la transformation progressive du Conseil en Cour suprême. C’est une survivance de ce qu’était le Conseil quand il a été créé en 1958. Son évolution rend cette survivance coûteuse et décalée, elle n’apporte pas grand-chose à son fonctionnement. C’est moins parce qu’ils ont nommé une partie des membres du Conseil que parce que leur présence, liée à la politique, ne se justifie pas dans une Cour qui prend des décisions en droit. S’ils sont plus nombreux qu’aujourd’hui, ils risquent d’avoir la majorité et de rendre le Conseil de plus en plus politique et de moins en moins juridique.

Le chômage et le déclassement social expliquent-ils la montée du Front national et des populismes ?

D. S. : C’est l’un des facteurs. Les populations qui ont le sentiment d’être déclassées, ou que leurs enfants connaîtront un destin social moins favorable que le leur, ont tendance à chercher des boucs émissaires. Il y a aussi une évolution des sociétés démocratiques qui sont plus jouissives que citoyennes, avec en toile de fond un sentiment de déclin de l’Europe et de la nation.

Il y a donc un ensemble de phénomènes dans lequel le chômage joue un rôle. Nous vivons la décomposition d’une société qui pendant les Trentes Glorieuses progressait chaque année même si, à cette époque, nous étions moins prospères qu’aujourd’hui. C’était une société en progrès où chacun avait le sentiment que ses enfants vivraient mieux. Les premières générations de travailleurs immigrés ont accepté de travailler durement dans les usines parce qu’ils venaient de sociétés très pauvres et qu’ils étaient convaincus que leurs enfants auraient un avenir meilleur que le leur. C’est ce sentiment d’avenir qui a largement disparu. Il faut donc voir les Trente Glorieuses plus comme un moment d’espoir que comme un moment de jouissance et de bien-être.

Peut-on reconstruire le lien social sur le lien politique ?

D. S. : Je suis une farouche militante de la suppression pure et simple de tout cumul de mandat. On multiplierait la classe politique mécaniquement par deux ou trois. On la rajeunirait, on l’ouvrirait aux enfants d’immigrés, aux femmes. On aurait tout de suite 40 000 enfants et petits-enfants d’immigrés qui se sentiraient activement des citoyens français.

En France, le lien social a toujours été très politique. Il serait souhaitable d’ouvrir la formation des élites politiques au-delà d’une seule école. Dans le cadre du concours de l’ENA, les membres du jury appartiennent eux-mêmes à l’école et, par voie de conséquence, ils tendent à choisir des candidats qui leur ressemblent. Cette manière de recruter est d’une certaine façon naturelle. L’ENA ne favorise pas l’originalité. Les enfants de fonctionnaires sont dans des conditions plus favorables pour réussir le concours : il faudrait aussi favoriser l’accès des personnes issues du secteur privé à la vie politique. Les États-Unis encouragent cette perméabilité entre les secteurs privé et public.

L’Assemblée nationale n’a jamais été à l’image de la société tout entière, il est normal qu’une Assemblée parlementaire soit d’un niveau social et culturel plus élevé que la majorité de la population pour des raisons de compétences et d’expériences. Toutefois, il ne faut pas que des catégories se sentent exclues car il faut une identification minimale entre les électeurs et les élus.

Le modèle de l’État-nation est-il compatible avec le fédéralisme européen ?

D. S. : La construction européenne souffre de l’absence d’une réflexion de fond autour des institutions qui aurait dû être menée à l’occasion de chaque élargissement. Les peuples se reconnaissent mal dans les institutions européennes telles qu’elles existent aujourd’hui.

Pour créer une entité politique européenne, il faut qu’il existe un sentiment de solidarité. Par exemple, en Italie, les Italiens du Nord ne souhaitent plus transférer les fruits de leur travail vers les Italiens sur Sud : l’idée nationale italienne est alors remise en cause. Le processus est identique pour l’Europe.

Il faudrait transférer la participation politique du niveau national au niveau européen. Or le niveau européen est, en tout cas pour l’instant, beaucoup plus abstrait que le niveau national. Pour l’instant le lien entre la nation et la démocratie est fort. C’est un lien historique et non structurel mais on ne peut le négliger pour autant ; jusqu’à présent la démocratie a toujours été nationale.






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