Témoignage chrétien : On peut lire dans les commentaires de la crise qui secoue actuellement l’Égypte que le pays est coupé en deux entre pro-Morsi et pro-Sissi. Où se situe cette fracture dans la société égyptienne ?
Alain Gresh : Le pays vit en état d’urgence et les médias égyptiens, privés comme publics, ont un parti pris anti-Morsi. Il est difficile de savoir ce que pense le pays profond. La veille de son éviction, un sondage créditait Mohamed Morsi de 30 % d’opinions favorables. On peut dire aujourd’hui que les Frères musulmans ont un cœur de soutien de 20 à 25 % de la population qui repose sur le réseau tissé par leurs actions d’aide sociale, sur un réseau religieux relativement important et sur un noyau de plusieurs centaines de milliers de militants qui, on l’a vu lors des récentes manifestations, sont prêts à mourir pour la cause.
Leurs sympathisants et partisans se trouvent davantage dans les campagnes et les banlieues que dans les grandes villes (Le Caire et Alexandrie sont particulièrement hostiles aux Frères musulmans). En Haute Égypte, notamment, ils ont de solides bastions.
Ils touchent principalement les classes moyennes inférieures et supérieures – dans les années 1980-1990, ils ont remporté toutes les élections des syndicats dits professionnels (médecins, avocats, enseignants…) – mais ont aussi une base populaire.
De l’autre côté, on trouve toute une série de forces, y compris parmi celles qui avaient appelé à voter Mohamed Morsi lors du second tour de l’élection présidentielle : des Égyptiens et Égyptiennes qui ont participé à la révolution de janvier 2011 et qui voulaient en finir avec l’ancien régime et le général Shafik. Ceux-là se sont peu à peu détachés du gouvernement Morsi puis lui sont devenus de plus en plus hostiles.
Leurs sympathisants et partisans se trouvent davantage dans les campagnes et les banlieues que dans les grandes villes (Le Caire et Alexandrie sont particulièrement hostiles aux Frères musulmans). En Haute Égypte, notamment, ils ont de solides bastions.
Ils touchent principalement les classes moyennes inférieures et supérieures – dans les années 1980-1990, ils ont remporté toutes les élections des syndicats dits professionnels (médecins, avocats, enseignants…) – mais ont aussi une base populaire.
De l’autre côté, on trouve toute une série de forces, y compris parmi celles qui avaient appelé à voter Mohamed Morsi lors du second tour de l’élection présidentielle : des Égyptiens et Égyptiennes qui ont participé à la révolution de janvier 2011 et qui voulaient en finir avec l’ancien régime et le général Shafik. Ceux-là se sont peu à peu détachés du gouvernement Morsi puis lui sont devenus de plus en plus hostiles.
Pour quelles raisons ?
Alain Gresh : D’abord, une vraie incompétence de la part des Frères musulmans. Ce qui a surpris de nombreux observateurs. L’organisation a été incapable de s’adapter à la nouvelle donne politique pluraliste, de sortir de la culture de clandestinité, de se transformer en un parti politique et de forger des alliances. Depuis longtemps, il y a des débats importants parmi les Frères et, depuis 2009, c’est l’aile la plus conservatrice qui a pris le pouvoir. Leur discours confessionnel ambigu, notamment au sujet des coptes et des laïcs, les a desservis. Enfin, ils ont été économiquement nuls mais, dans une situation politique aussi instable, il est impossible d’arriver à une stabilité économique.
Leur plus grande erreur, à mon sens, est d’avoir voulu composer avec l’ancien régime au lieu de s’appuyer sur les forces révolutionnaires. À part la petite clique autour de Moubarak, tout le reste est resté en place. Ils ont garanti dans la Constitution la gestion par l’armée de son propre budget. Ils n’ont tenté aucune réforme de la police alors que celle-ci continuait de torturer, d’arrêter arbitrairement… Ils se sont attaqués à l’appareil judiciaire corrompu, mais de manière malhabile. En résumé, ils n’ont pas été capables de forger des alliances avec ceux qui voulaient une vraie réforme.
Leur plus grande erreur, à mon sens, est d’avoir voulu composer avec l’ancien régime au lieu de s’appuyer sur les forces révolutionnaires. À part la petite clique autour de Moubarak, tout le reste est resté en place. Ils ont garanti dans la Constitution la gestion par l’armée de son propre budget. Ils n’ont tenté aucune réforme de la police alors que celle-ci continuait de torturer, d’arrêter arbitrairement… Ils se sont attaqués à l’appareil judiciaire corrompu, mais de manière malhabile. En résumé, ils n’ont pas été capables de forger des alliances avec ceux qui voulaient une vraie réforme.
Peut-on dire que le mouvement de contestation qui a précédé l’éviction de Mohamed Morsi a été orchestré par les partisans de l’ancien régime ?
Alain Gresh : Les manifestations du 30 juin traduisent un rejet assez large du président Morsi au sein de la population, même si les chiffres avancés de 30 (ou même 17) millions de personnes dans la rue sont fantaisistes.
Mais il serait naïf de penser que le soulèvement a été le résultat de ce seul rejet. Les Frères ont aussi fait face à une campagne de déstabilisation orchestrée par l’ancien régime. Si on prend l’exemple du mouvement Tamarod, à l’origine des pétitions appelant au départ du chef de l’État, jamais il n’aurait pu développer une telle campagne sans l’appui des télévisions et des services de renseignement.
Par ailleurs, des indices prouvent que le coup d’État a été préparé de longue date par l’armée, la Sécurité d’État et des partisans de l’ancien régime. L’armée a obtenu des garanties financières de l’Arabie saoudite lors de négociations qui ont eu lieu en mai et juin. Aujourd’hui, sur les vingt-cinq nouveaux gouverneurs nommés mi-août, la plupart sont des militaires et, parmi les autres, certains avaient ouvertement condamné la chute de Moubarak.
Mais il serait naïf de penser que le soulèvement a été le résultat de ce seul rejet. Les Frères ont aussi fait face à une campagne de déstabilisation orchestrée par l’ancien régime. Si on prend l’exemple du mouvement Tamarod, à l’origine des pétitions appelant au départ du chef de l’État, jamais il n’aurait pu développer une telle campagne sans l’appui des télévisions et des services de renseignement.
Par ailleurs, des indices prouvent que le coup d’État a été préparé de longue date par l’armée, la Sécurité d’État et des partisans de l’ancien régime. L’armée a obtenu des garanties financières de l’Arabie saoudite lors de négociations qui ont eu lieu en mai et juin. Aujourd’hui, sur les vingt-cinq nouveaux gouverneurs nommés mi-août, la plupart sont des militaires et, parmi les autres, certains avaient ouvertement condamné la chute de Moubarak.
On pensait l’armée discréditée après son passage au pouvoir en 2011 et le limogeage du chef des armées, le maréchal Tantaoui, en août 2012. Ce retour en force n’est-il pas surprenant ?
Alain Gresh : Il y a eu une mise au pas de la clique la plus proche de l’ancien régime, mais la plupart des officiers qui ont été promus par la suite étaient déjà au Conseil suprême des forces armées. De ce point de vue, il n’y a pas eu de changement fondamental. L’armée, qui a longtemps bénéficié d’un certain prestige, a perdu sa crédibilité au moment où elle a assuré le pouvoir après la chute de Moubarak. Mais l’une des défaites de Mohamed Morsi est d’avoir, par sa politique, redonné du crédit aux militaires.
Comment expliquer le déferlement de violence de ces dernières semaines ?
Alain Gresh : L’opinion publique a été chauffée à blanc pendant cette année Morsi, notamment du fait d’une propagande anti-gouvernementale menée par 90 % des médias, dont certains ont propagé de fausses rumeurs telles que : « Les Frères musulmans vendent le pays au Qatar, ils vont vendre les pyramides… » Par ailleurs, les services de renseignement et l’armée ont joué un rôle dans les violences entre anti- et pro-Morsi, soit en manipulant les groupes, soit en laissant faire.
Concernant les violences contre les chrétiens, elles s’expliquent effectivement par un discours confessionnel très sectaire des Frères musulmans qui dénoncent les coptes, notamment depuis que le pape copte Tawadros II a pris ouvertement position pour le coup d’État. Mais l’armée a délibérément laissé faire. C’est un choix stratégique – qui avait déjà cours sous Moubarak – pour ensuite se poser comme « seul protecteur des chrétiens ». C’est pourtant l’armée qui a tiré le 9 octobre 2011 sur les manifestants coptes à Maspero, faisant des dizaines de morts !
Enfin, la violence avec laquelle l’armée a réprimé des manifestations qui, pour l’essentiel, étaient pacifiques a été une manière de pousser les Frères musulmans à la violence, selon une stratégie d’autojustification consistant ensuite à dire : « Regardez : ils ont des armes, ils sont eux-mêmes violents. »
Concernant les violences contre les chrétiens, elles s’expliquent effectivement par un discours confessionnel très sectaire des Frères musulmans qui dénoncent les coptes, notamment depuis que le pape copte Tawadros II a pris ouvertement position pour le coup d’État. Mais l’armée a délibérément laissé faire. C’est un choix stratégique – qui avait déjà cours sous Moubarak – pour ensuite se poser comme « seul protecteur des chrétiens ». C’est pourtant l’armée qui a tiré le 9 octobre 2011 sur les manifestants coptes à Maspero, faisant des dizaines de morts !
Enfin, la violence avec laquelle l’armée a réprimé des manifestations qui, pour l’essentiel, étaient pacifiques a été une manière de pousser les Frères musulmans à la violence, selon une stratégie d’autojustification consistant ensuite à dire : « Regardez : ils ont des armes, ils sont eux-mêmes violents. »
À part les critiques d’une minorité de libéraux, les Égyptiens sont plutôt silencieux sur la répression sanglante des Frères musulmans par les militaires. Comment l’expliquer ?
Alain Gresh : Il y a, d’une part, une campagne opposée aux Frères musulmans menée par la plupart des médias, comme je l’ai expliqué plus haut. D’autre part, il règne actuellement en Égypte une atmosphère de chauvinisme inimaginable pour un observateur extérieur. Enfin, les Frères musulmans suscitent beaucoup de craintes au sein de la population égyptienne. C’est une organisation disciplinée, structurée, assez cynique (comme la plupart des forces politiques), qui fonctionne avec des réseaux. Elle donne l’image d’une forteresse.
Peut-on craindre une guerre civile, comme ce fut le cas en Algérie dans les années 1990 ?
Alain Gresh : C’est difficile à dire. Ce qui est certain, c’est qu’il va y avoir une escalade de la violence. Elle est recherchée par l’armée. Je ne pense pas que les Frères musulmans vont sombrer dans l’action terroriste, mais une partie de leur base peut tout à fait tomber là-dedans en décrétant que le choix de la démocratie n’était pas payant. On peut craindre un tel scénario qui pourrait profiter au djihadisme international, extrêmement fort et structuré dans la région.
Première parution de cet article le 27 août 2013, dans Témoignage chrétien
Première parution de cet article le 27 août 2013, dans Témoignage chrétien
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