Saphirnews : Comment analysez-vous les résultats du référendum ?
Stéphane Lacroix : Le référendum a remporté 98 % de « oui ». Ce sont des résultats officiels, à prendre avec des pincettes parce qu’il n’y a eu qu’une présence marginale d’observateurs extérieurs contrairement aux élections précédentes. La supervision a été le fait des juges et, s’il est une chose qu’on a apprise ces trois dernières années, c’est que les juges en Egypte ne sont pas neutres. On n’a donc pas de manière de vérifier l’authenticité des chiffres.
Si l’on analyse les résultats qui nous ont été communiqués, ceci démontre ce qu’on savait déjà : que le nouveau pouvoir a du soutien, quelle qu’en soit l’ampleur. Maintenant, c’est un soutien qui est aussi le résultat de tout ce qui s’est produit en amont du référendum. Les Frères musulmans avaient appelé au boycott mais n’ont pas eu les moyens, en dehors des réseaux sociaux, de faire réellement campagne puisqu’ils ont été réprimés de manière brutale et vivent aujourd’hui dans la quasi-clandestinité, plus encore depuis le 25 décembre 2013 lorsqu’ils ont été déclarés « terroristes ». Le seul fait d’appartenir aux Frères musulmans ou d’être identifié comme tel peut désormais valoir une arrestation. L’opposition a été criminalisée d’emblée. Cela ne se limite plus à la confrérie car des partis et mouvements qui, après le 30 juin 2013, avait joué le jeu de la transition post-Morsi mais ensuite adopté une posture critique par rapport à l’armée en appelant à voter « non » ont été empêchés de faire campagne. Je pense au parti d'Abdel Moneim Aboul Foutouh, l’Egypte forte qui, dans les jours qui ont précédé le référendum, a vu plusieurs de ses militants arrêtés pour avoir simplement collé des affiches appelant à voter « non ».
Si l’on analyse les résultats qui nous ont été communiqués, ceci démontre ce qu’on savait déjà : que le nouveau pouvoir a du soutien, quelle qu’en soit l’ampleur. Maintenant, c’est un soutien qui est aussi le résultat de tout ce qui s’est produit en amont du référendum. Les Frères musulmans avaient appelé au boycott mais n’ont pas eu les moyens, en dehors des réseaux sociaux, de faire réellement campagne puisqu’ils ont été réprimés de manière brutale et vivent aujourd’hui dans la quasi-clandestinité, plus encore depuis le 25 décembre 2013 lorsqu’ils ont été déclarés « terroristes ». Le seul fait d’appartenir aux Frères musulmans ou d’être identifié comme tel peut désormais valoir une arrestation. L’opposition a été criminalisée d’emblée. Cela ne se limite plus à la confrérie car des partis et mouvements qui, après le 30 juin 2013, avait joué le jeu de la transition post-Morsi mais ensuite adopté une posture critique par rapport à l’armée en appelant à voter « non » ont été empêchés de faire campagne. Je pense au parti d'Abdel Moneim Aboul Foutouh, l’Egypte forte qui, dans les jours qui ont précédé le référendum, a vu plusieurs de ses militants arrêtés pour avoir simplement collé des affiches appelant à voter « non ».
De quelle manière les médias ont participé à la victoire du « oui » ?
Stéphane Lacroix : Tout ceci s’est produit dans un climat médiatique ultra-nationaliste dans lequel toutes les chaînes de télévisions nationales sans exception, privées et publiques, ont appelé à longueur de journée à voter « oui » en expliquant que les partisans du « non » étaient des traîtres à la patrie. Les partisans du « non » ou du boycott n’ont tout simplement pas pu s’exprimer. C’est à ce niveau là surtout qu’il y a vrai problème sur la transparence du référendum.
On peut également noter la très forte abstention lors de ce scrutin (64 %). Y voyez-vous un signe d’une non acceptation par les Egyptiens du nouveau processus mis en place par l’armée ?
Stéphane Lacroix : L’abstention est toujours difficile à analyser. Elle était relativement forte lors de précédents scrutins organisés après 2011. Lors du référendum sur la Constitution en décembre 2012, l’abstention était déjà de 67 %, plus forte que ce que le gouvernement intérimaire actuel clame pour le dernier vote. Il est donc difficile de savoir dans quelle mesure cette abstention est le produit d’une abstention active qui traduirait les appels au boycott mais on peut dire qu’elle est importante, plus encore étant donné le climat de suspicion généralisée à l’égard de tout opposant à la Constitution. Dans tous les cas, elle traduit aussi le fait que beaucoup en Egypte considèrent que la politique n’est pas susceptible de changer les choses et qu’il ne sert à rien de participer. Ceci nous enseigne que depuis six mois ou même, dans une certaine mesure, depuis 2011, toute une partie de la population égyptienne est restée à côté du processus politique.
La forte abstention n’a en tous cas pas empêché la victoire. Que représente-t-elle pour l’avenir de l’Egypte ?
Stéphane Lacroix : Cette victoire se conjugue à une autre. Quand on regarde les discours médiatiques en Egypte, en particulier dans les semaines qui ont précédé le vote, le référendum n’était pas seulement présenté comme tel. Il avait vocation, du point de vue du nouveau pouvoir, à valider l’option prise à partir de l’été 2013, à savoir celle d’écraser dans la violence les Frères musulmans et toute voix critique de l’armée, mais aussi vocation à imposer le général al-Sissi comme l’homme fort incontesté du pays. Les médias ont ainsi expliqué que le référendum était un plébiscite pour al-Sissi. On annone régulièrement sa déclaration prochaine de candidature à la présidence, ce qui semble aujourd'hui probable car tout a été fait pour lui paver la voie vers le pouvoir.
La victoire de l’armée est incontestée. Avec quelles conséquences sur le plan des libertés civiles ?
Stéphane Lacroix : Probablement catastrophiques. Puisque la victoire est perçue comme une validation des actions des six derniers mois, elle va encore renforcer l’option répressive du pouvoir car les autorités disent aujourd'hui qu’elle est soutenue par une majorité du peuple. En termes de libertés civiles et politiques, on se dirige donc vers une nouvelle érosion, au moins à court terme. Il ne faut pas s’attendre à autre chose, d’autant que le nouveau pouvoir n’est pas seulement incarné par l’armée.
Le régime est aujourd’hui militaro-policier : le coup d’Etat a permis le retour dans le jeu de l’appareil sécuritaire qui était le pilier de l’Etat sous le régime Moubarak, comme il l’était sous Ben Ali en Tunisie. Tout l’appareil sécuritaire est de nouveau en position de force et c’est lui qui, depuis six mois, dirige la répression. Comme à l’époque Moubarak, on retrouve les mêmes têtes, y compris des personnes écartées ou inculpées après la révolution parce qu’elles étaient accusées de corruption, de violations des droits de l’Homme ou avaient dirigé la répression des manifestations en 2011.
Le régime est aujourd’hui militaro-policier : le coup d’Etat a permis le retour dans le jeu de l’appareil sécuritaire qui était le pilier de l’Etat sous le régime Moubarak, comme il l’était sous Ben Ali en Tunisie. Tout l’appareil sécuritaire est de nouveau en position de force et c’est lui qui, depuis six mois, dirige la répression. Comme à l’époque Moubarak, on retrouve les mêmes têtes, y compris des personnes écartées ou inculpées après la révolution parce qu’elles étaient accusées de corruption, de violations des droits de l’Homme ou avaient dirigé la répression des manifestations en 2011.
Les Egyptiens ont bien plus à craindre alors que l’armée…
Stéphane Lacroix : L'appareil sécuritaire considère qu'il a plus que jamais les mains libres. Il n'est pas seulement dans une logique de répression « rationnelle » pour faire taire ou empêcher d'agir un ennemi considéré comme une menace existentielle. Il est dans une logique de revanche, ce qui explique la violence extrême contre les Frères musulmans mais aussi la répression dirigée contre les leaders des mouvements de jeunesse révolutionnaire qui ont été à l'origine de la révolution en 2011 – par exemple le mouvement du 6 avril ou les socialistes révolutionnaires. Ils ne représentent pas une menace sécuritaire pour le système parce qu'ils n'ont pas la même capacité de mobilisation que les Frères musulmans, mais l’appareil sécuritaire prend aujourd'hui sa revanche contre tous ceux qu’ils considèrent comme ayant été à l’origine de son humiliation en 2011.
Les libéraux s’accommodent-ils si bien de ce retour au pouvoir de l’appareil sécuritaire?
Stéphane Lacroix : Le camp libéral, largement hostile à la politique menée par Mohamed Morsi, a, dans sa majorité, soutenu les manifestations contre lui et applaudi la prise de pouvoir de l’armée en la présentant, dans un premier temps, comme un prélude à la restauration de la démocratie. Mais il y a eu ensuite des dissensions qui sont apparues, la plus spectaculaire étant celle de Mohammed el-Baradei qui a démissionné de la vice-présidence après la répression des manifestations de Rabia al-Adawiya le 14 août 2013. Avec lui, une partie du camp libéral s’est dissociée de la répression extrême menée contre l’opposition.
Si l’on regarde du côté de la jeunesse révolutionnaire, notamment des mouvements de gauche qui avaient appelé à manifester contre Morsi en juin 2013, beaucoup sont aujourd'hui passés dans l’opposition et sont eux-mêmes visés par la répression depuis l’automne 2013. Certains d’entre eux ont même créé un front dit « la voie de la révolution » qui se veut sur une ligne « ni armée ni Frères ». Malgré cela, la majorité des élites libérales demeurent un soutien du nouveau pouvoir.
Si l’on regarde du côté de la jeunesse révolutionnaire, notamment des mouvements de gauche qui avaient appelé à manifester contre Morsi en juin 2013, beaucoup sont aujourd'hui passés dans l’opposition et sont eux-mêmes visés par la répression depuis l’automne 2013. Certains d’entre eux ont même créé un front dit « la voie de la révolution » qui se veut sur une ligne « ni armée ni Frères ». Malgré cela, la majorité des élites libérales demeurent un soutien du nouveau pouvoir.
Comment expliquez-vous que la population, alors que la répression s’intensifie, ne se soit pas levée pour revenir aux fondamentaux des soulèvements de 2011 ?
Stéphane Lacroix : Les partisans du « oui » au référendum sont pour beaucoup ce qu’on appelle « le parti de la stabilité », des gens souvent peu politisés, qui étaient des soutiens passifs ou actifs du régime Moubarak et s’accommodaient très bien de la réalité qu’il représentait. Ils ont été très inquiets de la révolution et de ses suites parce que toute révolution produit un certain chaos politique, économique, sécuritaire... Beaucoup d’électeurs ont voté dans cette logique et, au nom du retour à la stabilité, valident aujourd’hui l’option répressive. Tout ceci a lieu dans un climat de désinformation généralisée qui donne du crédit à la thèse de l’armée selon laquelle les Frères musulmans sont des « terroristes » en les désignant comme responsables des attentats commis depuis l’été alors que ceux-ci ont été quasi-systématiquement revendiqués par un groupe distinct, d’obédience jihadiste et basé dans le Sinaï, Ansar Bayt al-Maqdis.
Dans ce processus de contre-révolution, diriez-vous que les Egyptiens sont finalement arrivés au même point que sous l’ère Moubarak ?
Stéphane Lacroix : Je pense que la situation est aujourd’hui pire qu’à l’ère Moubarak. A l’époque existait une sorte d’équilibre qui s’était construit avec le temps. La répression sous Moubarak était forte mais elle avait des limites. Les Frères musulmans étaient officiellement interdits mais tolérés. Il y avait des médias d’opposition qui pouvaient s’exprimer de façon souvent plus franche que les médias actuels. A l’époque, l’appareil sécuritaire était extrêmement puissant mais la répression s’opérait de manière routinière, pour maintenir la pression sur l’opposition sans jamais chercher à l’écraser. Aujourd’hui, on est face un appareil sécuritaire qui semble n’avoir plus de limites.
On peut même se demander si l’appareil sécuritaire n’est pas aujourd’hui le vrai centre du pouvoir, soutenu par une partie de la population. Sous l'ère de Moubarak, les Frères jouissaient d’une certaine sympathie, y compris chez ceux qui ne les soutenaient pas. On mesure la rupture qui s’est produite à ce qu’aujourd’hui, quand ils se font massacrer, toute une partie de peuple applaudit.
On peut même se demander si l’appareil sécuritaire n’est pas aujourd’hui le vrai centre du pouvoir, soutenu par une partie de la population. Sous l'ère de Moubarak, les Frères jouissaient d’une certaine sympathie, y compris chez ceux qui ne les soutenaient pas. On mesure la rupture qui s’est produite à ce qu’aujourd’hui, quand ils se font massacrer, toute une partie de peuple applaudit.
Quel avenir se dessine pour les Frères musulmans désormais ?
Stéphane Lacroix : La stratégie des Frères, depuis le coup d’Etat, consiste à appeler à des manifestations de rues quasi-quotidiennes pour maintenir la pression sur le nouveau régime. Or, de fait, cette stratégie n’a pas marché. La répression fait que les manifestations sont moins nombreuses qu’avant et que le nombre de participants est moins grand tout simplement parce qu’aujourd’hui participer à une manifestation, c’est risquer d’être tué ou d’être condamné à cinq ans de prison si l’on est arrêté. Les chiffres parlent de plus de 20 000 arrestations depuis juillet. Parmi les détenus, on compte la plupart des leaders de la confrérie. Les derniers encore en liberté sont en exil, la plupart au Qatar, ce qui limite la capacité d’agir des Frères sur le terrain. Mais le coup porté aux Frères est allé encore plus loin car le nouveau pouvoir a paralysé tous les centres névralgiques du mouvement. Il y a énormément d’activistes et de cadres intermédiaires qui ont été arrêtés, ils n’avaient pas de profil public mais avaient un rôle essentiel de relais des mobilisations. Les mobilisations s’essoufflent mais la confrérie ne semble pas avoir d’autre stratégie que d’essayer de peser dans la rue pour renverser le mouvement.
Ce qui est tout à fait nouveau par rapport à l’époque Moubarak, c’est que le nouveau pouvoir cherche aussi à exclure les Frères du champ social puisque une décision a été prise en décembre pour faire fermer leur branche associative et « caritative ». Des centaines d’hôpitaux, de dispensaires, d’écoles leur appartenant et qui existaient pour la plupart sous Moubarak ont été mis sous séquestre. Le pouvoir fait tout pour détruire et asphyxier les Frères musulmans et de fait il est probable qu’ils vont se voir réduits à militer dans la clandestinité avec des leaders qui, dans les mois et années à venir, vont diriger la confrérie en exil.
Ce qui est tout à fait nouveau par rapport à l’époque Moubarak, c’est que le nouveau pouvoir cherche aussi à exclure les Frères du champ social puisque une décision a été prise en décembre pour faire fermer leur branche associative et « caritative ». Des centaines d’hôpitaux, de dispensaires, d’écoles leur appartenant et qui existaient pour la plupart sous Moubarak ont été mis sous séquestre. Le pouvoir fait tout pour détruire et asphyxier les Frères musulmans et de fait il est probable qu’ils vont se voir réduits à militer dans la clandestinité avec des leaders qui, dans les mois et années à venir, vont diriger la confrérie en exil.
La stratégie de revendiquer la légitimité des urnes n’a pas marché jusque là. Va-t-on vers une radicalisation des Frères musulmans ?
Stéphane Lacroix : La ligne de la confrérie est de s’en tenir à des manifestations pacifiques. Mais l’organisation est complètement déstructurée et les militants de base se retrouvent aujourd’hui « orphelins ». La plupart des cellules de base doivent fonctionner de manière autonome sans recevoir d’instructions d’en haut puisque toute la chaîne de commandement a été décapitée. C’est une chose tout à fait nouvelle pour une organisation réputée très hiérarchique.
Dès lors, on peut imaginer une radicalisation du côté des militants même si elle restera relativement marginale car la violence, si on exclut des cas isolés dans les années 1940 et 1960, n’est pas dans l’ADN de Frères musulmans toujours plus « réformistes » que « révolutionnaires ». On perçoit néanmoins un retour des idées de Sayyid Qotb (emblème du radicalisme chez les Frères, pendu en 1966 sur ordre de Nasser, ndlr), un retour qui signifie aussi un rejet du jeu démocratique que la base des Frères considère aujourd’hui comme un jeu de dupes dans lequel ils se sont fourvoyés et qui s’est retourné contre eux. Le discours officiel de la confrérie était devenu favorable au processus démocratique depuis les années 1990, l’actualité pose de vraies questions sur ce qu’il en adviendra à l’avenir.
Dès lors, on peut imaginer une radicalisation du côté des militants même si elle restera relativement marginale car la violence, si on exclut des cas isolés dans les années 1940 et 1960, n’est pas dans l’ADN de Frères musulmans toujours plus « réformistes » que « révolutionnaires ». On perçoit néanmoins un retour des idées de Sayyid Qotb (emblème du radicalisme chez les Frères, pendu en 1966 sur ordre de Nasser, ndlr), un retour qui signifie aussi un rejet du jeu démocratique que la base des Frères considère aujourd’hui comme un jeu de dupes dans lequel ils se sont fourvoyés et qui s’est retourné contre eux. Le discours officiel de la confrérie était devenu favorable au processus démocratique depuis les années 1990, l’actualité pose de vraies questions sur ce qu’il en adviendra à l’avenir.
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