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Points de vue

Éloge de l’indignation : lettre ouverte à Abdennour Bidar

Par Kamel Meziti*

Rédigé par Kamel Meziti | Vendredi 24 Septembre 2010 à 01:24

           


Éloge de l’indignation : lettre ouverte à Abdennour Bidar
La lecture récente de votre contribution parue dans Le Monde, datée du 31 août, m’a interpellé à divers égards. Jusqu’ici, nous nous étions accoutumés à des prises de position conformes aux conceptions d’un philosophe du XXIe siècle, qui se doit de nourrir de sa réflexion les débats autour du vivre-ensemble, de la cohésion et des valeurs humanistes, ciment de notre société.

En mettant l’accent sur « la logique de violence de l’islam », vous franchissez un pas supplémentaire dans la surenchère fantasmatique qui nourrit les peurs et alimente un climat de xénophobie et d’islamophobie ambiant, à l’intérieur de l’Hexagone comme sur la scène mondiale.

Il ne s’agit pour moi de nier le droit élémentaire pour toute personne, tout intellectuel, de professer des critiques vis-à-vis des religions en général et de l’islam en particulier. Très attaché au dialogue et aux valeurs démocratiques, il ne me viendrait certainement pas à l’esprit de remettre en question une liberté d’expression chèrement acquise dans le pays des droits de l’homme. En même temps, c’est au nom du profond respect pour la dignité humaine que je souhaite aujourd’hui réagir face à une dérive périlleuse.

En tant « intellectuel musulman », vous vous érigez en procureur. Cependant, dans votre réquisitoire, vous avez pêché – fauté plus précisément – au moins sur les plans théologique et intellectuel.

Sur le plan théologique, il ne vous a pas échappé que l’islam intègre, au même titre que les autres religions, une foi, un dogme, un crédo, autant d’éléments constitutifs et incontournables pour une adhésion libre et réfléchie. Que vous exprimiez votre aversion la plus légitime vis-à-vis de la lapidation, mentionnant le cas de la condamnation monstrueuse de cette femme iranienne, cela est entendu au nom même du respect de la dignité humaine. La lapidation n’a pas de base coranique, même si elle reste cependant pratiquée dans certains pays sur la base de hadiths, dont l’authenticité pose problème à de nombreux exégètes.

Ce châtiment, inscrit dans la loi de Moïse, par conséquent écrit dans la Bible, a été abrogé par le Coran. Est-il, en outre, utile de vous préciser que la peine de substitution prévue pour l’adultère dans le Texte reste dans les faits inapplicable ; que Dieu invite le pêcheur au repentir et lui propose Son pardon dans le même verset ? Mais laissons-là ces considérations aux théologiens musulmans eux-mêmes, voire aux spécialistes de la géopolitique concernant le volet iranien plus spécifiquement.

À qui ferez-vous croire que la mise à mort injustifiée de Sakineh vous préoccupe ? Vos motivations, sous-tendues par des petits calculs personnels et quelques considérations géopolitiques, ne sont qu’un leurre, une diversion dans la plus digne logique machiavélique.
Sur le terrain intellectuel, la cohérence vous fait défaut, notamment lors de votre passage brusque du sujet grave de la lapidation à une remise en question des fondements dogmatiques de la religion islamique. Le moins que l’on puisse dire, c’est que votre démarche ne s’encombre pas de rigueur scientifique.

On apprend ainsi, selon vous, que le jeûne du Ramadan participe à cette logique de violence que vous dénoncez en tant qu’« intellectuel musulman ». Dans une volonté de casser « le consensus angélique », vous entendez « dénouer le rapport qui unit la violence et le sacré » dans l’islam. Ainsi, la prière, deuxième pilier de l’islam, est assimilée à une « violence morale faite au jugement personnel » quand le pèlerinage à La Mecque est considéré par vous comme une obole et une caution apportées au wahhabisme saoudien.

Ainsi donc, tout en convoquant des considérations géopolitiques, dans un inventaire à la Prévert, vous sortez de votre champ de prédilection pour vous fourvoyer sur le terrain de la théologie. Nous ne sommes plus dans le registre de l’audace, mais dans celui de la témérité alliée à l’incohérence et à la mauvaise foi : jusqu’à présent, aucun des ces « nouveaux penseurs » n’avaient franchi cette limite.

Le principe même d’une réflexion profonde sur l’islam de France et d’ailleurs est acquis ; d’autres, au nom de l’ijtihâd – cet effort d’interprétation en théologie musulmane –, y travaillent. Mais, de grâce M. Bidar, ne vous érigez pas en un Muhammad Abduh ou autre Jamal ad-Dîn al-Afghânî (1), ou feu Mohammed Arkoun (2), qui, contrairement à vous, avaient les outils nécessaires pour mener à bien leur entreprise. En outre, vous y gagneriez beaucoup intellectuellement et au niveau de votre « intériorité » à découvrir l’œuvre d’une grande figure de la pensée musulmane telle que Ghazali (3).

N’allez surtout pas invoquer le courage en guise de justification. Le courage ne consiste pas à « salir » un quart de l’humanité, en jetant l’anathème sur une religion, à laquelle vous vous identifiez. Vous le faites en invoquant votre qualité d’intellectuel musulman, écartant implicitement la dimension normative du Coran : si votre démarche s’était cantonnée au premier terme « intellectuel », elle y aurait gagné en crédibilité et en scientificité, mais vous ne pouvez arguer du qualificatif « musulman » tout en mettant au pilori le dogme même (les piliers) d’une religion, qui a légué à la postérité un héritage civilisationnel qui n’est plus à démontrer. Il s’agit d’une question de cohérence et d’intégrité. Vous ne pouvez vous targuer de votre qualité ès intellectuel musulman pour vous octroyer l’onction de la probité et délivrer des brevets de satisfecit.

L’islam, cher Monsieur, n’est pas un supermarché où l’on fait ses courses, à sa guise, en y choisissant ses produits (halal ou pas d’ailleurs) ! Que vous revendiquiez un « self islam » pour vous-même, un islam « à la carte » en quelque sorte, je ne peux vous en dénier le droit le plus légitime. Que vous œuvriez pour la promotion d’une « réinvention du religieux et de nouvelles voies spirituelles », en interrogeant l’obéissance à la transcendance, c’est votre droit le plus élémentaire, lequel droit a pour corollaire l’éthique de la responsabilité. Mais que vous vous érigiez en donneur de leçons, en directeur de conscience des musulmans, je ne peux m’y résoudre ! Je m’insurge surtout contre vos propos d’une portée très préjudiciable à l’image de l’islam, qui aurait volontiers fait l’économie d’une stigmatisation supplémentaire en ces temps difficiles pour la oumma, dans le sens théologique et non sociologique du terme.

Non, Monsieur le Philosophe, « chacune des pratiques [de l’islam] ne porte pas la marque infamante » de la violence. Au risque de vous choquer, je ne me fais point violence quand je me recueille dans la méditation que me procure la prière ; je ne me fais point violence quand je jeûne et m’élève spirituellement en pensant aux plus démunis ; il en est de même pour des millions de musulmans à travers le monde, qui considèrent les piliers de leur religion comme une bénédiction et non comme cette contrainte morale que vous décriez.

Que vous appeliez de vos vœux à une spiritualité, à la promotion d’une intériorité intense, je ne peux qu’y souscrire en tant que musulman, attaché justement au sens profond de cet islam, synonyme de soumission sincère et volontaire à Dieu : en tant qu’intellectuel musulman, vous savez certainement qu’islam et salam ont le même radical sémantique ; à travers cette adhésion réfléchie à l’islam, le croyant peut espérer atteindre cette quiétude de l’âme : à cet égard noêsis – cette pensée intuitive qui, dans la philosophie platonicienne, contemple directement l’intelligible – et dianoïa – proche du concept de qiyas (4) dans le fiqh, droit musulman – ont toute leur place en islam.

Je ne puis souscrire à votre rhétorique outrancière lorsque, pêle-mêle, vous déclarez qu’il ne s’agit pas de « dédouaner le religion islamique du meurtre programmé de Sakineh » avant d’« appeler les musulmans à déclarer ces pratiques de l’islam libres » : en ce faisant, vous ouvrez la boite de Pandore à la stigmatisation, aux amalgames et ravivez la flamme des logiques les plus mortifères.

À mon tour, « en tant qu’intellectuel musulman, je dois prendre la responsabilité de dire cela haut et fort, en m’insurgeant contre » une condamnation, malhonnête d’un point de vue intellectuel et qui, de surcroît, attise les feux de la rancœur et de la subversion. Il y a peu, en réponse à un certain Redeker, déversant son inimitié à l’endroit de l’islam et de son Prophète vous reprochiez, à juste titre, l’image « essentialiste » qu’il se faisait d’une religion considérée par ce dernier comme « archaïque ». À l’époque, on pouvait lire sous votre plume : « À la lecture de votre article, je me suis senti très atteint, comme si vous me disiez que je n’existais pas, que mon existence même est une impossibilité. En effet, selon vous [M. Redeker], l’islam est une religion de haine et de violence, dans laquelle vous ne trouvez aucune place pour la raison, le dialogue, l’humanisme » (5).

Je mesure aujourd’hui le cheminement ou plutôt le chemin parcouru depuis. Par quelle étrange alchimie votre discours a-t-il pu ainsi basculer au point d’adopter la dialectique de celui-là même que vous pourfendiez il y a quatre ans seulement ? Je reste perplexe devant des propos, à l’époque, intenses en humanité, généreux dans leur portée. Souvenez-vous Abdennour Bidar : « En cette fin de Ramadan, il suffisait de visiter ces enfants du Prophète, d’entrer dans l’un de leurs foyers, n’importe lequel, et l’on aurait trouvé l’éducation au partage, à l’accueil, le sens de la générosité, la culture de l’exigence morale envers soi dans une épreuve (le jeûne) particulièrement difficile, la pratique d’une spiritualité douce et vivante… » Je vous laisse méditer l’opportunité d’une profonde introspection salutaire.

Vos lignes parues dans les colonnes du Monde signées par un Redeker ou un Houellebecq auraient certainement suscité une levée de boucliers et auraient à juste titre mérité les qualificatifs d’islamophobes ou de racistes mais, en l’occurrence, il y a une différence de taille : vous vous présentez comme le gentil musulman intellectuel en rupture avec une communauté réactionnaire, enfermée dans un dogme étriqué, dans un passéisme élogieux et réfractaire à toute forme de réflexion et donc de progression.

Comme vous, je voue un attachement particulier à la liberté de conscience et d’expression, élément central dans la dignité. Depuis Kant, vous le savez, celle-ci se définit comme liberté et la liberté comme obéissance à la loi morale. C’est dans sa Critique de la raison pratique que le philosophe a le plus clairement formulé sa conception de la transcendance : l’homme révèle sa destination d’être suprasensible, d’homme libre seulement lorsqu’il se détourne de ses inclinations naturelles.

Puisque vous semblez en quête de transcendance, je ne puis que vous inviter à relire ce phare de la pensée mais, de grâce, ne sombrez pas précisément à vos « inclinations » et prenez de la hauteur dans votre réflexion « critique », synonyme d’incitation à la haine et aux antipodes de votre qualité d’« humaniste musulman ». Cette « critique interne » de l’islam, étroitement liée aux enjeux traversant la société française et ses thèmes récurrents (l’obscurantisme, l’extrémisme, l’inculture de la « masse musulmane »…) se nourrit de votre propension à vous ériger en « médecin à la Molière » pour reprendre une expression chère à Vincent Geisser.

Ainsi, M. Bidar, à l’instar d’autres intellectuels « bien-pensants », vous avez établi un diagnostic, prescrit un remède à la masse de ces croyants sous le joug d’une religion totalitaire, selon vous. Votre plaidoyer pour un « islam light », somme toute, ne vise qu’à promouvoir « un islam épuré de ses croyants et de ses pratiquants ». Ce faisant, vous cédez au politiquement et médiatiquement corrects. Là encore, je vous concède ce droit, mais vous avez fait preuve de mépris et oublié un maître-mot : le RESPECT d’autrui.

Récemment, je dénonçais les menaces d’autodafé du Coran par un certain pasteur extrémiste américain, en soulignant le glissement d’une logique du clash des civilisations vers un choc des ignorances. Votre ignorance à vous est d’autant plus pernicieuse qu’elle se targue des atours de la science. La seule motivation qui vaille dans notre posture est la haute idée que nous nous faisons du respect d’autrui comme substratum du dialogue et de la fraternité. Ces derniers sont les valeurs suprêmes commandant la relation aux autres, vertu cardinale, éminente et en construction permanente. C’est là notre kérygme, notre shahada (« profession de foi », en arabe) que nous scandons jusqu’au ressassement.

Votre logorrhée d’inimitié n’a d’égale que l’indécence d’une rhétorique méprisante à l’endroit de centaines de millions d’hommes et de femmes de ce pays et d’ailleurs qui n’aspirent qu’à vivre leur foi sereinement. Vos propos insultants sont conformes à la formule consacrée de François Mauriac, selon laquelle comme on dit « faire l’amour », il faudrait pouvoir dire « faire la haine ». Un autre adage, empreint de grande sagesse, nous apprend que « la tolérance est la charité de l’intelligence ».

Notre monde d’aujourd’hui a besoin plus que jamais d’un réenchantement, de la construction d’espérance et de fraternité. Utopie de la Cité idéale d’un Platon ou d’un Al-Farabi (6), Monsieur le Philosophe ? Peut-être, mais comme disait un autre grand sage : « Le rêve n’est-il pas l’aquarium de la nuit ? »


Notes
1. Leaders du mouvement réformiste musulman du XIXe siècle.
2 . Cet intellectuel franco-algérien, né en 1928, nous a quittés le 14 septembre 2010. Philosophe et historien de l'islam, il a été l’un des professeurs les plus influents dans l'étude islamique contemporaine. Parmi ses sujets de prédilection, l’impensé dans l’islam classique et contemporain. Il se situait dans la branche critique du réformisme musulman. Prônant le modernisme et l'humanisme islamique, il a développé une critique de la modernité dans la pensée islamique, et a plaidé pour un islam repensé dans le monde contemporain.
3. Abû Hamid Muhammad ibn Muhammad al-Ghazâlî (1058-1111), autrefois connu en Occident sous le nom de Algazel, est un penseur mystique musulman d'origine persane. Auteur notamment de La Revivification des sciences religieuses (Ihyâ’ ‘Ulûm al-dîn) et Erreur et délivrance (Al-Munqid min adalâl).
4. Raisonnement par analogie.
5. Libération, 27 octobre 2006.
6. Muhammad ibn Muhammad ibn Tarkhan ibn Uzalagh al-Farabi (872-950), connu en Occident sous le nom de Alpharabius, est un philosophe musulman chiite persan médiéval. Il approfondit toutes les sciences et tous les arts de son temps, et est appelé le « second instituteur de l'intelligence ». On lui doit un commentaire de La République, de Platon, ainsi qu'un Sommaire des lois de Platon.


* Kamel Meziti est directeur de l’Aumônerie musulmane de la Marine nationale. Docteur en histoire (université Paris-Sorbonne), il est aussi membre du Groupe de recherche islamo-chrétien, à l’Université catholique de Paris, et administrateur des Amis de la paix.







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