Les chiffres sont alarmants : plus de 60 000 morts en Syrie et, depuis août dernier, on a atteint une moyenne de plus de 5 000 morts par mois, près de 170 par jour. La communauté internationale observe, ballotée entre les multiples voyages et propositions de Lakhdar Brahimi, les discours d’intention des présidents et ministres... Et la guerre civile continue, avec son lot d’atrocités et de manipulations.
Dans la confusion, il est impératif de rappeler quelques positions de principes avant d’essayer d’interpréter les faits sans naïveté ni faux espoirs. Le régime de Bachar al Assad est un régime dictatorial, corrompu et usurpateur, qui n’a jamais hésité, depuis l’ère de son père déjà, à tuer et à torturer ses opposants par dizaines de milliers. La politique intérieure a été une politique de terreur.
Sur le plan régional, la Syrie a eu un rôle très trouble au Liban, en jouant sur les alliances et les divisions internes. Face à Israël, alors qu’elle a été accusée de soutenir tous les mouvements palestiniens de résistance, la Syrie a surtout joué le rôle d’épouvantail et d’ennemi utiles pour les dirigeants successifs de Tel-Aviv : au-delà des discours fermes, et parfois incendiaires, le gouvernement syrien est toujours resté très passif et ce même quand les attaques israéliennes se sont déroulées sur son sol, contre ses (prétendus ?) réacteurs nucléaires, comme en septembre 2007.
La Syrie, avec l’Iran, a été présentée comme l’ennemi des intérêts occidentaux, le pays incertain, en qui on ne pouvait avoir confiance et dont il fallait craindre le pire. Pourtant, quand le peuple syrien a commencé à descendre dans la rue, et que les civils se faisaient tuer par centaines par l’armée régulière, il a fallu plus de huit mois aux administrations américaines et européennes, pour changer de discours et de politique à l’égard du gouvernement syrien. Le courage et la détermination de la population syrienne ne correspondaient pas aux plans et aux intérêts occidentaux dans la région : pendant huit mois donc, les États-Unis et l’Europe ont demandé à Bachar al Assad de réformer son régime et de leur rendre « plus démocratique ».
Compte tenu du déroulement de la situation, sur le plan interne comme régionalement − avec les bouleversements en Égypte, en Tunisie, en Lybie, au Yémen et les tensions en Jordanie, au Bahreïn et toujours avec l’Iran −, il fallait gagner du temps, trouver des interlocuteurs un tant soit peu fiables au sein de la nébuleuse de l’opposition syrienne. Sans oublier l’offensive stratégique de la Chine et de la Russie − très présents dans la région géostratégiquement et économiquement − et qui avaient mal accepté la mise en scène de l’intervention en Libye, à grands renforts de résolutions des Nations unies, qui furent le prétexte à l’élimination de Kadhafi et à la mainmise occidentale sur les ressources du pays. Le scénario libyen ne se renouvellerait pas une seconde fois et, à la vérité, il paraît évident qu’aucun acteur ne l’envisageait ni ne le désirait.
Le positionnement américain et européen a changé au cours des mois et la pression contre le gouvernement syrien s’est intensifiée. En même temps que le soutien officiel à l’opposition syrienne, puis à l’armée libre peu à peu constituée. L’Arabie Saoudite et le Qatar devenaient des acteurs plus engagés encore, en finançant directement et en armant l’opposition politique et militaire. De leur côté, la Chine et la Russie ont continué à se montrer inflexibles quant à leur soutien au régime de Bachar al Assad (acceptant parfois d’envisager un futur sans lui, mais sans réelle détermination). La Turquie a délaissé sa politique de « pas de conflits aux frontières », en soutenant clairement les opposants au régime. Les pions de l’échiquier ont été ainsi difficilement et douloureusement disposés pour parvenir à ... une impasse : aucune solution diplomatique ou politique n’est en vue, la guerre civile continue, le nombre de morts augmente. Dans le langage de l’administration américaine, il s’agit d’un « conflit régional de basse intensité », maîtrisé et, en soi, cyniquement, plus utile que néfaste.
Les dividendes du conflit pourraient être substantiels à court et à plus long terme. Le Moyen-Orient est profondément déstabilisé, et désormais divisé sur de multiples fronts : sur le plan politique, la tension entre les laïques et les islamistes demeurent ; les désaccords entre les sunnites sont tangibles (salafis littéralistes, réformistes, salafis jihadistes, etc.) et la fracture entre les sunnites et les chiites est devenue un des termes majeurs de l’équation moyen-orientale. Il faut y ajouter les alliances politiques anciennes et nouvelles : pays du Golfe non démocratiques et pro-occidentaux, nouveaux pouvoirs égyptiens, libyens et tunisiens, instabilités irakienne et libanaise et enfin ostracisme iranien.
Le Moyen-Orient traverse une crise profonde, et l’Occident comme la Chine et la Russie (ou encore la Turquie et l’Inde) cherchent à se repositionner et à protéger leurs intérêts économiques et leurs alliances géostratégiques. Le déplacement du centre de gravité de la tension est également intéressant pour la stratégie israélienne : le pays traverse une crise interne mais l’affaiblissement et les divisions des pays arabes permettent, d’une part, à l’allié américain de maintenir et de renforcer les termes de la collaboration et, d’autre part, au gouvernement israélien de poursuivre sa lente colonisation des territoires palestiniens.
On peut − et on doit − s’opposer au régime autocratique de Bachar al-Assad mais cela ne peut pas vouloir dire que l’on tombe dans le piège d’une présentation simpliste du conflit et d’un soutien aveugle aux résistants. L’opposition syrienne est problématique par sa constitution et certains de ses alliés et soutiens sont dangereux par leurs intentions avouées et inavouées. La confusion est grande : il importe de marier une position de principe (opposition à la dictature) à une lecture et à une vigilance politiques qui refusent la naïveté (soutenir aveuglément l’opposition).
L’Occident, la Chine et la Russie semblent s’être mis d’accord à court terme pour ne pas être d’accord... et les Syriens paient de leur vie ce terrible cynisme. Ce qui est troublant aujourd’hui, c’est de ne voir poindre aucune alternative viable, aucune solution autre que celle à laquelle aboutira le langage des armes. Ce sera long, très long, avec des milliers de morts en sus. Avec un doute fondé : libéré du despote, il n’est pas sûr que le peuple syrien soit libéré de la mainmise étrangère. C’est le contraire, au demeurant, qui semble être le plus probable.
* Tariq Ramadan est, notamment, professeur d’études islamiques contemporaines à l’université d’Oxford (Royaume-Uni) et senior research fellow à l’université de Doshisha, à Kyoto (Japon). Il est également directeur du Centre de recherche sur la législation et l’éthique Islamiques (CILE), à Doha (Qatar). Il est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages. Dernier ouvrage paru : L’Islam et le Réveil arabe (Presses du Châtelet, 2011).
Première parution de cet article sur www.tariqramadan.com
Dans la confusion, il est impératif de rappeler quelques positions de principes avant d’essayer d’interpréter les faits sans naïveté ni faux espoirs. Le régime de Bachar al Assad est un régime dictatorial, corrompu et usurpateur, qui n’a jamais hésité, depuis l’ère de son père déjà, à tuer et à torturer ses opposants par dizaines de milliers. La politique intérieure a été une politique de terreur.
Sur le plan régional, la Syrie a eu un rôle très trouble au Liban, en jouant sur les alliances et les divisions internes. Face à Israël, alors qu’elle a été accusée de soutenir tous les mouvements palestiniens de résistance, la Syrie a surtout joué le rôle d’épouvantail et d’ennemi utiles pour les dirigeants successifs de Tel-Aviv : au-delà des discours fermes, et parfois incendiaires, le gouvernement syrien est toujours resté très passif et ce même quand les attaques israéliennes se sont déroulées sur son sol, contre ses (prétendus ?) réacteurs nucléaires, comme en septembre 2007.
La Syrie, avec l’Iran, a été présentée comme l’ennemi des intérêts occidentaux, le pays incertain, en qui on ne pouvait avoir confiance et dont il fallait craindre le pire. Pourtant, quand le peuple syrien a commencé à descendre dans la rue, et que les civils se faisaient tuer par centaines par l’armée régulière, il a fallu plus de huit mois aux administrations américaines et européennes, pour changer de discours et de politique à l’égard du gouvernement syrien. Le courage et la détermination de la population syrienne ne correspondaient pas aux plans et aux intérêts occidentaux dans la région : pendant huit mois donc, les États-Unis et l’Europe ont demandé à Bachar al Assad de réformer son régime et de leur rendre « plus démocratique ».
Compte tenu du déroulement de la situation, sur le plan interne comme régionalement − avec les bouleversements en Égypte, en Tunisie, en Lybie, au Yémen et les tensions en Jordanie, au Bahreïn et toujours avec l’Iran −, il fallait gagner du temps, trouver des interlocuteurs un tant soit peu fiables au sein de la nébuleuse de l’opposition syrienne. Sans oublier l’offensive stratégique de la Chine et de la Russie − très présents dans la région géostratégiquement et économiquement − et qui avaient mal accepté la mise en scène de l’intervention en Libye, à grands renforts de résolutions des Nations unies, qui furent le prétexte à l’élimination de Kadhafi et à la mainmise occidentale sur les ressources du pays. Le scénario libyen ne se renouvellerait pas une seconde fois et, à la vérité, il paraît évident qu’aucun acteur ne l’envisageait ni ne le désirait.
Le positionnement américain et européen a changé au cours des mois et la pression contre le gouvernement syrien s’est intensifiée. En même temps que le soutien officiel à l’opposition syrienne, puis à l’armée libre peu à peu constituée. L’Arabie Saoudite et le Qatar devenaient des acteurs plus engagés encore, en finançant directement et en armant l’opposition politique et militaire. De leur côté, la Chine et la Russie ont continué à se montrer inflexibles quant à leur soutien au régime de Bachar al Assad (acceptant parfois d’envisager un futur sans lui, mais sans réelle détermination). La Turquie a délaissé sa politique de « pas de conflits aux frontières », en soutenant clairement les opposants au régime. Les pions de l’échiquier ont été ainsi difficilement et douloureusement disposés pour parvenir à ... une impasse : aucune solution diplomatique ou politique n’est en vue, la guerre civile continue, le nombre de morts augmente. Dans le langage de l’administration américaine, il s’agit d’un « conflit régional de basse intensité », maîtrisé et, en soi, cyniquement, plus utile que néfaste.
Les dividendes du conflit pourraient être substantiels à court et à plus long terme. Le Moyen-Orient est profondément déstabilisé, et désormais divisé sur de multiples fronts : sur le plan politique, la tension entre les laïques et les islamistes demeurent ; les désaccords entre les sunnites sont tangibles (salafis littéralistes, réformistes, salafis jihadistes, etc.) et la fracture entre les sunnites et les chiites est devenue un des termes majeurs de l’équation moyen-orientale. Il faut y ajouter les alliances politiques anciennes et nouvelles : pays du Golfe non démocratiques et pro-occidentaux, nouveaux pouvoirs égyptiens, libyens et tunisiens, instabilités irakienne et libanaise et enfin ostracisme iranien.
Le Moyen-Orient traverse une crise profonde, et l’Occident comme la Chine et la Russie (ou encore la Turquie et l’Inde) cherchent à se repositionner et à protéger leurs intérêts économiques et leurs alliances géostratégiques. Le déplacement du centre de gravité de la tension est également intéressant pour la stratégie israélienne : le pays traverse une crise interne mais l’affaiblissement et les divisions des pays arabes permettent, d’une part, à l’allié américain de maintenir et de renforcer les termes de la collaboration et, d’autre part, au gouvernement israélien de poursuivre sa lente colonisation des territoires palestiniens.
On peut − et on doit − s’opposer au régime autocratique de Bachar al-Assad mais cela ne peut pas vouloir dire que l’on tombe dans le piège d’une présentation simpliste du conflit et d’un soutien aveugle aux résistants. L’opposition syrienne est problématique par sa constitution et certains de ses alliés et soutiens sont dangereux par leurs intentions avouées et inavouées. La confusion est grande : il importe de marier une position de principe (opposition à la dictature) à une lecture et à une vigilance politiques qui refusent la naïveté (soutenir aveuglément l’opposition).
L’Occident, la Chine et la Russie semblent s’être mis d’accord à court terme pour ne pas être d’accord... et les Syriens paient de leur vie ce terrible cynisme. Ce qui est troublant aujourd’hui, c’est de ne voir poindre aucune alternative viable, aucune solution autre que celle à laquelle aboutira le langage des armes. Ce sera long, très long, avec des milliers de morts en sus. Avec un doute fondé : libéré du despote, il n’est pas sûr que le peuple syrien soit libéré de la mainmise étrangère. C’est le contraire, au demeurant, qui semble être le plus probable.
* Tariq Ramadan est, notamment, professeur d’études islamiques contemporaines à l’université d’Oxford (Royaume-Uni) et senior research fellow à l’université de Doshisha, à Kyoto (Japon). Il est également directeur du Centre de recherche sur la législation et l’éthique Islamiques (CILE), à Doha (Qatar). Il est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages. Dernier ouvrage paru : L’Islam et le Réveil arabe (Presses du Châtelet, 2011).
Première parution de cet article sur www.tariqramadan.com