Les cosmologies anciennes n’ont pas toutes déterminé un statut équivalent à la femme et à l’homme sur le plan ontologique. Dans certaines interprétations des traditions spirituelles et des religions, ancestrales ou contemporaines, nous ne sommes pas loin de l’affirmation d’une différence d’« être » de la femme (dans sa nature, sa rationalité et/ou sa pureté, etc.) pour justifier l’infériorité transhistorique et transculturelle de son statut.
Les réflexions des philosophes ne sont pas moins essentialistes : même s’ils proviennent d’un même être (l’homme et la femme qui forment l’androgyne du Banquet sont complémentaires), la part de l’homme demeure la plus noble selon Socrate et Platon. Aristote attribue aux femmes « un défaut, par nature », une essence inférieure, que l’on retrouve dans quelques réflexions latérales de Hume dans son ouvrage sur L’Amour et le Mariage (lorsqu’il parle du rapport des femmes au pouvoir) ou encore dans l’attitude de Kant s’éloignant des discussions philosophiques avec les femmes qu’il aimait fines d’esprit mais mieux disposées pour les affaires de la cuisine : « C’est comme cela », avait-il lancé un jour à une femme en quête de reconnaissance intellectuelle, « et cela ne changera pas ! »
Au cours des siècles, la réflexion a pu évoluer, se clarifier ou se diversifier. Les discours religieux ont de plus en plus mis en évidence l’égalité fondamentale de la femme et de l’homme dans l’initiation spirituelle ou devant Dieu. Cette égalité de nature se traduisait par une complémentarité de fonction sur les plans familial et social puisqu’il fallait tenir compte « des différences biologiques » et de la particularité des enseignements spirituels et religieux (et parfois philosophiques, idéologiques et politiques) destinés aux femmes. De nombreuses femmes, appartenant ou non à des communautés religieuses ou culturelles ou à des mouvements féministes, ont établi la critique des théories de la « complémentarité de nature et de fonction » entre les deux sexes.
Ce que le discours sur l’égalité d’essence ou devant Dieu avait pu octroyer de reconnaissance était, selon elles, proprement perdu par ce que les théories de la complémentarité justifiaient en matière de rôles cloisonnés, de dépendance familiale et sociale (et ce que celles-ci pouvaient justifier quant aux discriminations effectives). Au nom de la « complémentarité » entre le sexe dit fort et le sexe dit faible, l’homme-social et la femme-foyer, l’homme-public et la femme-privée, une hiérarchie s’installait et empêchait la femme d’accéder à l’autonomie de son être social pour se voir emprisonner dans des fonctions, toujours dépendantes, toujours subalternes.
La littérature féministe des XIXe et XXe siècles a fait la critique et le procès de ces instrumentalisations et de ces aliénations. Dès la seconde moitié du XIXe siècle, à l’image de la militante (et féministe) chrétienne Catherine Booth, cofondatrice de l’Armée du Salut, des voix se font entendre pour que la femme ait un égal accès à la sphère publique, à la reconnaissance et à l’ascension sociale. La critique se fera de plus en plus sophistiquée et elle sera parfois radicale : d’aucunes, ne voulant pas ouvrir de brèche justifiant des discriminations, ne reconnaissent « aucune différence » entre la femme et l’homme car il s’agit de deux êtres humains dont on n’a pas à se préoccuper de la biologie.
D’autres ont eu la réaction exactement opposée : la femme est fondamentalement différente de l’homme, elle est « l’autre » (comme l’affirme le « féminisme culturel ») qui ne partage rien de commun avec l’homme et qui doit lutter pour la reconnaissance de ce qu’elle est, en ce qu’elle est, par opposition à l’homme et à son système de domination. Les débats vifs et contradictoires opposant les Américaines Carol Gilligan, postulant la différence ontologique et le renversement de la polarité des genres, et Christina Hoff Sommers, affirmant qu’il faut revenir aux fondamentaux et revendiquer un féminisme de l’équité (equity feminism) par opposition au féminisme de genre (gender feminism), montrent la difficulté de la problématique et surtout les impasses dans lesquelles certains courants se sont enfermés.
En revendiquant la différence de leur être ou la similarité absolue de leur essence, les féministes établissaient bon gré mal gré une relation permanente – et un rapport de dépendance inversée – à l’homme et au regard qu’elles portaient sur lui. Les réductions et les excès étaient nombreux et furent critiqués par de nombreuses intellectuelles et/ou militantes qui relevaient l’absence d’un discours endogène partant du cœur de l’expérience féminine. Tout en revendiquant des droits légitimes (travail, salaire, autonomie, etc.), elles ne devaient craindre ni la spécificité biologique ni la singularité de certains attributs féminins (allant jusqu’à à assumer la particularité de certaines fonctions sociales). À partir d’une tout autre lecture, le féminisme noir (black feminism) a ajouté à cette critique celle de la relation entre la race, le genre et la classe sociale comme le défendait Angela Davis dans son célèbre Femmes, Race et Classe et bien sûr les promoteurs du féminisme postcolonial.
Retour du pendule. Face aux théories justifiant explicitement ou implicitement les discriminations sociales et politiques (et qui empêchaient l’accès des femmes à l’autonomie), on a vu naître des postures et des idéologies parfois exclusivistes ou radicales niant les différences ou les exacerbant au nom d’une idée de l’égalité absolue. Dans l’article de Susan Bolotin, publié par le magazine New York Times (1982) et intitulé « Voix de la génération post-féministe », des femmes expriment leur adhésion aux thèses et aux luttes défendant l’autonomie, la reconnaissance sociale, l’égalité des droits, mais elles ne se recon- naissent pas ou plus dans le féminisme et certaines de ses postures idéologiques. À leur image, de nombreuses femmes désirent être libres, indépendantes,avoir accès au travail, à l’égalité des salaires tout en assumant leur statut de femme, leur féminité, la maternité, voire un rôle familial. Elles attendent davantage des hommes mais elles ne sont pas des hommes et elles reconnaissent les différences. Elles veulent être « égales » sans être « identiques ».
Cet équilibre est le plus difficile. Quelles que soient les traditions spirituelles et religieuses, les productions philosophiques ou les luttes sociales, il a toujours été difficile de maintenir une approche nuancée, équilibrée et raisonnable dans la gestion des rapports entre l’homme et la femme. Les découvertes scientifiques contemporaines (neurosciences et neurobiologie) nous confirment que des différences biologiques et physiologiques existent et qu’il serait insensé de les nier.
Les scientifiques admettent que la relation à l’environnement social et culturel est déterminante (épigenèse), mais ils ont constaté des différences fondamentales : l’hémisphère gauche est plus développé chez les femmes qui sont, dans les faits, moins émotives que les hommes, mais ont tendance à davantage exprimer leurs émotions ayant un plus grand besoin de verbalisation et de communication. L’ouïe et le toucher sont plus développés chez la femme alors que c’est la vue (avec un rapport différent à la distance) qui l’est chez l’homme. L’analyse du fonctionnement des hormones démontre un rapport différent à l’environnement et à la sécurité et ce quelles que soient les cultures : la femme a davantage besoin de protection et l’homme d’aventure. On peut rejeter – ou considérer comme inopérantes – ces découvertes scientifiques, mais on doit reconnaître qu’elles nous imposent de ne pas confondre « égalité » et « identité », au sens de similarité. Certains psychologues ont essayé de rendre compte de ces différences notoires et le best-seller du psychothérapeute John Gray, Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus, exprime cette même idée dans le but affiché de permettre une meilleure compréhension entre l’homme et la femme.
Entre les enseignements traditionnels et religieux, les postulats philosophiques et les découvertes scientifiques, il faut trouver un chemin qui permette la reconnaissance des êtres et des identités (en ce qui concerne le sexe, mais également la race ou la classe), leurs différences et leurs similarités, leur distinction et leur complémentarité et ce sans jamais remettre en cause l’exigence d’égalité ontologique et sociale, la reconnaissance de la légitimité des droits à l’autonomie, au travail, à l’égalité de traitement (citoyen autant que salarial). Une démarche complexe et multidimensionnelle qui exige de maintenir un regard critique sur les logiques invisibles et les non-dits, les rapports de pouvoir et leur légitimation théorique (philosophique, religieuse ou idéologique).
Cela suppose également de demeurer conscient des subtilités et des paradoxes. Car enfin, traiter de la même façon ce qui n’est pas identique peut produire de l’inégalité. Une approche globale et diversifiée s’impose donc, sans esprit dogmatique ni radicalité aveugle. Il s’agit d’espérer la rencontre d’une femme et d’un homme assumant leur être, libres et autonomes, conscients de leurs droits respectifs et déterminés à les défendre, mais toujours raisonnables.
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Tariq Ramadan est, notamment, professeur d’études islamiques contemporaines à l’université d’Oxford (Royaume-Uni) et senior research fellow à l’université de Doshisha, à Kyoto (Japon). Il est également directeur du Centre de recherche sur la législation et l’éthique Islamiques (CILE), à Doha (Qatar). Il est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages. Dernier ouvrage paru : Au péril des idées (Presses du Châtelet, 2014).
Première parution de cet article sur tariqramadan.com
Les réflexions des philosophes ne sont pas moins essentialistes : même s’ils proviennent d’un même être (l’homme et la femme qui forment l’androgyne du Banquet sont complémentaires), la part de l’homme demeure la plus noble selon Socrate et Platon. Aristote attribue aux femmes « un défaut, par nature », une essence inférieure, que l’on retrouve dans quelques réflexions latérales de Hume dans son ouvrage sur L’Amour et le Mariage (lorsqu’il parle du rapport des femmes au pouvoir) ou encore dans l’attitude de Kant s’éloignant des discussions philosophiques avec les femmes qu’il aimait fines d’esprit mais mieux disposées pour les affaires de la cuisine : « C’est comme cela », avait-il lancé un jour à une femme en quête de reconnaissance intellectuelle, « et cela ne changera pas ! »
Au cours des siècles, la réflexion a pu évoluer, se clarifier ou se diversifier. Les discours religieux ont de plus en plus mis en évidence l’égalité fondamentale de la femme et de l’homme dans l’initiation spirituelle ou devant Dieu. Cette égalité de nature se traduisait par une complémentarité de fonction sur les plans familial et social puisqu’il fallait tenir compte « des différences biologiques » et de la particularité des enseignements spirituels et religieux (et parfois philosophiques, idéologiques et politiques) destinés aux femmes. De nombreuses femmes, appartenant ou non à des communautés religieuses ou culturelles ou à des mouvements féministes, ont établi la critique des théories de la « complémentarité de nature et de fonction » entre les deux sexes.
Ce que le discours sur l’égalité d’essence ou devant Dieu avait pu octroyer de reconnaissance était, selon elles, proprement perdu par ce que les théories de la complémentarité justifiaient en matière de rôles cloisonnés, de dépendance familiale et sociale (et ce que celles-ci pouvaient justifier quant aux discriminations effectives). Au nom de la « complémentarité » entre le sexe dit fort et le sexe dit faible, l’homme-social et la femme-foyer, l’homme-public et la femme-privée, une hiérarchie s’installait et empêchait la femme d’accéder à l’autonomie de son être social pour se voir emprisonner dans des fonctions, toujours dépendantes, toujours subalternes.
La littérature féministe des XIXe et XXe siècles a fait la critique et le procès de ces instrumentalisations et de ces aliénations. Dès la seconde moitié du XIXe siècle, à l’image de la militante (et féministe) chrétienne Catherine Booth, cofondatrice de l’Armée du Salut, des voix se font entendre pour que la femme ait un égal accès à la sphère publique, à la reconnaissance et à l’ascension sociale. La critique se fera de plus en plus sophistiquée et elle sera parfois radicale : d’aucunes, ne voulant pas ouvrir de brèche justifiant des discriminations, ne reconnaissent « aucune différence » entre la femme et l’homme car il s’agit de deux êtres humains dont on n’a pas à se préoccuper de la biologie.
D’autres ont eu la réaction exactement opposée : la femme est fondamentalement différente de l’homme, elle est « l’autre » (comme l’affirme le « féminisme culturel ») qui ne partage rien de commun avec l’homme et qui doit lutter pour la reconnaissance de ce qu’elle est, en ce qu’elle est, par opposition à l’homme et à son système de domination. Les débats vifs et contradictoires opposant les Américaines Carol Gilligan, postulant la différence ontologique et le renversement de la polarité des genres, et Christina Hoff Sommers, affirmant qu’il faut revenir aux fondamentaux et revendiquer un féminisme de l’équité (equity feminism) par opposition au féminisme de genre (gender feminism), montrent la difficulté de la problématique et surtout les impasses dans lesquelles certains courants se sont enfermés.
En revendiquant la différence de leur être ou la similarité absolue de leur essence, les féministes établissaient bon gré mal gré une relation permanente – et un rapport de dépendance inversée – à l’homme et au regard qu’elles portaient sur lui. Les réductions et les excès étaient nombreux et furent critiqués par de nombreuses intellectuelles et/ou militantes qui relevaient l’absence d’un discours endogène partant du cœur de l’expérience féminine. Tout en revendiquant des droits légitimes (travail, salaire, autonomie, etc.), elles ne devaient craindre ni la spécificité biologique ni la singularité de certains attributs féminins (allant jusqu’à à assumer la particularité de certaines fonctions sociales). À partir d’une tout autre lecture, le féminisme noir (black feminism) a ajouté à cette critique celle de la relation entre la race, le genre et la classe sociale comme le défendait Angela Davis dans son célèbre Femmes, Race et Classe et bien sûr les promoteurs du féminisme postcolonial.
Retour du pendule. Face aux théories justifiant explicitement ou implicitement les discriminations sociales et politiques (et qui empêchaient l’accès des femmes à l’autonomie), on a vu naître des postures et des idéologies parfois exclusivistes ou radicales niant les différences ou les exacerbant au nom d’une idée de l’égalité absolue. Dans l’article de Susan Bolotin, publié par le magazine New York Times (1982) et intitulé « Voix de la génération post-féministe », des femmes expriment leur adhésion aux thèses et aux luttes défendant l’autonomie, la reconnaissance sociale, l’égalité des droits, mais elles ne se recon- naissent pas ou plus dans le féminisme et certaines de ses postures idéologiques. À leur image, de nombreuses femmes désirent être libres, indépendantes,avoir accès au travail, à l’égalité des salaires tout en assumant leur statut de femme, leur féminité, la maternité, voire un rôle familial. Elles attendent davantage des hommes mais elles ne sont pas des hommes et elles reconnaissent les différences. Elles veulent être « égales » sans être « identiques ».
Cet équilibre est le plus difficile. Quelles que soient les traditions spirituelles et religieuses, les productions philosophiques ou les luttes sociales, il a toujours été difficile de maintenir une approche nuancée, équilibrée et raisonnable dans la gestion des rapports entre l’homme et la femme. Les découvertes scientifiques contemporaines (neurosciences et neurobiologie) nous confirment que des différences biologiques et physiologiques existent et qu’il serait insensé de les nier.
Les scientifiques admettent que la relation à l’environnement social et culturel est déterminante (épigenèse), mais ils ont constaté des différences fondamentales : l’hémisphère gauche est plus développé chez les femmes qui sont, dans les faits, moins émotives que les hommes, mais ont tendance à davantage exprimer leurs émotions ayant un plus grand besoin de verbalisation et de communication. L’ouïe et le toucher sont plus développés chez la femme alors que c’est la vue (avec un rapport différent à la distance) qui l’est chez l’homme. L’analyse du fonctionnement des hormones démontre un rapport différent à l’environnement et à la sécurité et ce quelles que soient les cultures : la femme a davantage besoin de protection et l’homme d’aventure. On peut rejeter – ou considérer comme inopérantes – ces découvertes scientifiques, mais on doit reconnaître qu’elles nous imposent de ne pas confondre « égalité » et « identité », au sens de similarité. Certains psychologues ont essayé de rendre compte de ces différences notoires et le best-seller du psychothérapeute John Gray, Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus, exprime cette même idée dans le but affiché de permettre une meilleure compréhension entre l’homme et la femme.
Entre les enseignements traditionnels et religieux, les postulats philosophiques et les découvertes scientifiques, il faut trouver un chemin qui permette la reconnaissance des êtres et des identités (en ce qui concerne le sexe, mais également la race ou la classe), leurs différences et leurs similarités, leur distinction et leur complémentarité et ce sans jamais remettre en cause l’exigence d’égalité ontologique et sociale, la reconnaissance de la légitimité des droits à l’autonomie, au travail, à l’égalité de traitement (citoyen autant que salarial). Une démarche complexe et multidimensionnelle qui exige de maintenir un regard critique sur les logiques invisibles et les non-dits, les rapports de pouvoir et leur légitimation théorique (philosophique, religieuse ou idéologique).
Cela suppose également de demeurer conscient des subtilités et des paradoxes. Car enfin, traiter de la même façon ce qui n’est pas identique peut produire de l’inégalité. Une approche globale et diversifiée s’impose donc, sans esprit dogmatique ni radicalité aveugle. Il s’agit d’espérer la rencontre d’une femme et d’un homme assumant leur être, libres et autonomes, conscients de leurs droits respectifs et déterminés à les défendre, mais toujours raisonnables.
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Tariq Ramadan est, notamment, professeur d’études islamiques contemporaines à l’université d’Oxford (Royaume-Uni) et senior research fellow à l’université de Doshisha, à Kyoto (Japon). Il est également directeur du Centre de recherche sur la législation et l’éthique Islamiques (CILE), à Doha (Qatar). Il est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages. Dernier ouvrage paru : Au péril des idées (Presses du Châtelet, 2014).
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