Classes ouvrières blanches décimées en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, Afrikaners qui vivent dans la pauvreté en Afrique du Sud et fulminent contre le battage médiatique autour de Nelson Mandela, ouvriers du Pas-de-Calais ou des Bouches-du-Rhône séduits par les tirades de Marine Le Pen sur les « invisibles » : on voit se dessiner depuis plusieurs décennies une communauté internationale de sentiment que résume bien l’expression anglaise de white backlash, qui décrit la frustration et la relégation sociale vécues par des « petits Blancs » chez qui domine une impression vague d’être traités par l’État avec moins d’égards que ne le sont les minorités ethniques ou les immigrés, deux groupes généralement mis dans le même panier.
Le quinquennat Sarkozy aura instillé ce ressentiment de façon presque méthodique, notamment à travers les sorties de Claude Guéant et les conseils élyséens de Patrick Buisson. On a ainsi veillé à valider deux sentiments parallèles : premièrement, une détestation des élites et autres « corps intermédiaires » alors que le président lui-même est un membre important des élites économiques et politiques (ce paradoxe rappelle à certains égards le mouvement du Tea Party aux États-Unis, rébellion anti-élites financée notamment par des milliardaires). Deuxièmement, une frustration face à la supposée partialité des autorités publiques locales et nationales, qui valide la « charia » en autorisant certains horaires de piscine ou laisse faire les prières de rue, ce qui véhicule l’impression que la « grande majorité silencieuse » est devenue une minorité dans son propre pays.
Le quinquennat Sarkozy aura instillé ce ressentiment de façon presque méthodique, notamment à travers les sorties de Claude Guéant et les conseils élyséens de Patrick Buisson. On a ainsi veillé à valider deux sentiments parallèles : premièrement, une détestation des élites et autres « corps intermédiaires » alors que le président lui-même est un membre important des élites économiques et politiques (ce paradoxe rappelle à certains égards le mouvement du Tea Party aux États-Unis, rébellion anti-élites financée notamment par des milliardaires). Deuxièmement, une frustration face à la supposée partialité des autorités publiques locales et nationales, qui valide la « charia » en autorisant certains horaires de piscine ou laisse faire les prières de rue, ce qui véhicule l’impression que la « grande majorité silencieuse » est devenue une minorité dans son propre pays.
Une « sorte de révolte impuissante des petits Blancs »
L’expression de white backlash est importante ici, et il ne s’agit pas d’un énième anglicisme utilisé « pour faire bien ». Prendre en compte, dans les grandes lignes, l’évolution de la société américaine ces dernières décennies est primordial si l’on veut tenter de cerner avec plus de précision cette sorte de révolte impuissante des petits Blancs.
Avant de poser dans un article à venir la question de la traduction de l’expression, rappelons que cette dernière a d’abord été utilisée en 1963 par l’économiste Eliot Janeway, qui tentait d’imaginer les conséquences de la mécanisation dans certaines industries, mécanisation risquant de susciter un vif ressentiment à l’égard des Noirs chez des Blancs aux emplois directement menacés. C’est l’année suivante, en 1964, que l’expression white backlash est devenue assez courante, au moment de la campagne des primaires de George Wallace, gouverneur ségrégationniste décomplexé de l’Alabama.
Mais c’est à la fin de la décennie que l’expression a véritablement commencé à faire florès dans le débat public, après les émeutes urbaines de Watts, Detroit, Newark et ailleurs, après la montée en flèche de la criminalité dans certaines grandes villes, ou l’instauration de programmes d’aide publique en direction des Noirs imposés par l’État fédéral (affirmative action, busing) et décriés au niveau local.
Le thème du logement, sans doute plus que celui de l’emploi, est au centre de cette question. À partir de 1945, la fuite de nombreux Blancs dans les banlieues résidentielles (white flight) a créé des situations où les Noirs se sont retrouvés en majorité dans certains quartiers, le tout dans une évolution démographique souvent fulgurante, passé ce seuil fatidique (tipping point) où la majorité locale change de groupe ethno-racial.
Le fulgurance du phénomène est due principalement à la pratique de blockbusting (« faire éclater un pâté de maisons »), qui vit des agents immobiliers, Blancs, juifs ou parfois Noirs, utiliser moults stratagèmes et colporter toutes sortes de rumeurs sur « l’arrivée prochaine de Noirs dans le quartier », afin de contraindre des classes ouvrières blanches à vendre à vil prix, avant qu’il « soit trop tard », des biens immobiliers chèrement acquis, et dont la fonction symbolique outre-Atlantique est souvent rappelée par l’adage d’un des Pères fondateurs (James Otis) : “A man’s house is his castle.”
La haine tenace vis-à-vis des agents immobiliers a suscité la forte mobilisation de communautés blanches entières au sein de nombreux quartiers : à ce titre, d’ailleurs, ces agents sont sans doute les seuls représentants de l’élite économique à subir les foudres du white backlash. D’ordinaire, en effet, ce sont les élites politiques (locales et surtout fédérales) qui sont ciblées.
Avant de poser dans un article à venir la question de la traduction de l’expression, rappelons que cette dernière a d’abord été utilisée en 1963 par l’économiste Eliot Janeway, qui tentait d’imaginer les conséquences de la mécanisation dans certaines industries, mécanisation risquant de susciter un vif ressentiment à l’égard des Noirs chez des Blancs aux emplois directement menacés. C’est l’année suivante, en 1964, que l’expression white backlash est devenue assez courante, au moment de la campagne des primaires de George Wallace, gouverneur ségrégationniste décomplexé de l’Alabama.
Mais c’est à la fin de la décennie que l’expression a véritablement commencé à faire florès dans le débat public, après les émeutes urbaines de Watts, Detroit, Newark et ailleurs, après la montée en flèche de la criminalité dans certaines grandes villes, ou l’instauration de programmes d’aide publique en direction des Noirs imposés par l’État fédéral (affirmative action, busing) et décriés au niveau local.
Le thème du logement, sans doute plus que celui de l’emploi, est au centre de cette question. À partir de 1945, la fuite de nombreux Blancs dans les banlieues résidentielles (white flight) a créé des situations où les Noirs se sont retrouvés en majorité dans certains quartiers, le tout dans une évolution démographique souvent fulgurante, passé ce seuil fatidique (tipping point) où la majorité locale change de groupe ethno-racial.
Le fulgurance du phénomène est due principalement à la pratique de blockbusting (« faire éclater un pâté de maisons »), qui vit des agents immobiliers, Blancs, juifs ou parfois Noirs, utiliser moults stratagèmes et colporter toutes sortes de rumeurs sur « l’arrivée prochaine de Noirs dans le quartier », afin de contraindre des classes ouvrières blanches à vendre à vil prix, avant qu’il « soit trop tard », des biens immobiliers chèrement acquis, et dont la fonction symbolique outre-Atlantique est souvent rappelée par l’adage d’un des Pères fondateurs (James Otis) : “A man’s house is his castle.”
La haine tenace vis-à-vis des agents immobiliers a suscité la forte mobilisation de communautés blanches entières au sein de nombreux quartiers : à ce titre, d’ailleurs, ces agents sont sans doute les seuls représentants de l’élite économique à subir les foudres du white backlash. D’ordinaire, en effet, ce sont les élites politiques (locales et surtout fédérales) qui sont ciblées.
« Fuite des Blancs : des citoyens-consommateurs militant pour leurs propres droits »
Ce qui de l’extérieur peut être décrit comme le reflet de l’idéologie raciste blanche (notamment à Baltimore où le nombre de Blancs du Sud est important, ou à Detroit où l’héritage ségrégationniste de type Jim Crow a été assez fort) était, au sein des classes ouvrières ou moyennes blanches, présenté comme la défense de certains droits inaliénables.
À Fulton (Baltimore) dès 1945, des femmes manifestent en revendiquant « le droit de vivre comme on veut » (The Right to Live in the Manner We Choose). De la même façon, Thomas Sugrue note que « pour les Blancs de Detroit ne pouvant ou ne désirant pas partir, l’intrusion des Noirs dans leurs quartiers était, symboliquement, l’équivalent d’une guerre pure et simple ».
Analysant le phénomène de « fuite des Blancs » à Atlanta, Kevin M. Kruse avance, quant à lui, que les tenants de la ségrégation résidentielle ne se définissaient pas comme des personnes militant contre les Noirs ou les minorités raciales, mais plutôt comme des citoyens-consommateurs militant « pour leurs propres droits, tel que le “droit” de choisir ses voisins, ses employés ou encore les camarades de leurs enfants … et peut-être, de façon plus claire encore, le droit de se protéger contre ce qui représentait pour eux de graves atteintes à la liberté de la part de l’État fédéral ».
Enfin, à Chicago, les familles sont prêtes à négocier sur certains points, mais demeurent résolument inflexibles sur les questions de déségrégation scolaire imposées par la pratique de busing et de mixité raciale dans le logement.
Surtout, la dimension anti-élite du white backlash doit s’appréhender à l’aune des décisions fédérales touchant à l’affirmative action (souvent mal traduit par « discrimination positive ») et à la déségrégation scolaire, le tout dans un contexte de désindustrialisation et de reflux de l’État-Providence.
On peut se gausser du « racisme » de ces « petits Blancs » (white trash) et se moquer des fautes d’orthographe sur leurs pancartes, mais il n’empêche que les précurseurs de ce qui est aujourd’hui le mouvement Tea-Party visent juste lorsqu’ils déplorent que les décisions imposant à leurs enfants de partager l’espace public avec les minorités ne concernent pas les enfants des élites politiques, habitués aux quartiers cossus qui envoient des contingents fournis d’étudiants à Harvard ou Princeton, dans une logique de ségrégation par l’argent. C’est de bonne guerre : les enfants des leaders politiques ou éditorialistes conservateurs partagent les bancs des mêmes campus prestigieux, bien sûr, mais ces derniers reprochent aux « libéraux » (au sens américain du terme) de ne pas appliquer les principes qu’ils imposent à la masse.
In fine, face à la crise des « petits Blancs », le chercheur en sciences sociales se trouve placé devant une alternative difficile à dépasser, et qui constitue un obstacle à l’objectivité : soit on verse dans la stigmatisation d’une stigmatisation (le « racisme »), soit dans une empathie empreinte de misérabilisme.
Première parution de cet article dans Délinquance, justice et autres questions de société, le 18 mai 2012.
* Olivier Estèves est maître de conférences à l’université de Lille-III. Il a notamment publié De l’invisibilité à l’islamophobie, les musulmans britanniques (1945-2010), Presses de Sciences-Po, 2011 ; a coordonné, avec Denis Lacorne et Emmanuelle Le Texier, Les Politiques de la diversité, expérience anglaise et américaine, Presses de Sciences-Po, 2010. À paraître en 2012 : Immigrés de douzième génération.
À Fulton (Baltimore) dès 1945, des femmes manifestent en revendiquant « le droit de vivre comme on veut » (The Right to Live in the Manner We Choose). De la même façon, Thomas Sugrue note que « pour les Blancs de Detroit ne pouvant ou ne désirant pas partir, l’intrusion des Noirs dans leurs quartiers était, symboliquement, l’équivalent d’une guerre pure et simple ».
Analysant le phénomène de « fuite des Blancs » à Atlanta, Kevin M. Kruse avance, quant à lui, que les tenants de la ségrégation résidentielle ne se définissaient pas comme des personnes militant contre les Noirs ou les minorités raciales, mais plutôt comme des citoyens-consommateurs militant « pour leurs propres droits, tel que le “droit” de choisir ses voisins, ses employés ou encore les camarades de leurs enfants … et peut-être, de façon plus claire encore, le droit de se protéger contre ce qui représentait pour eux de graves atteintes à la liberté de la part de l’État fédéral ».
Enfin, à Chicago, les familles sont prêtes à négocier sur certains points, mais demeurent résolument inflexibles sur les questions de déségrégation scolaire imposées par la pratique de busing et de mixité raciale dans le logement.
Surtout, la dimension anti-élite du white backlash doit s’appréhender à l’aune des décisions fédérales touchant à l’affirmative action (souvent mal traduit par « discrimination positive ») et à la déségrégation scolaire, le tout dans un contexte de désindustrialisation et de reflux de l’État-Providence.
On peut se gausser du « racisme » de ces « petits Blancs » (white trash) et se moquer des fautes d’orthographe sur leurs pancartes, mais il n’empêche que les précurseurs de ce qui est aujourd’hui le mouvement Tea-Party visent juste lorsqu’ils déplorent que les décisions imposant à leurs enfants de partager l’espace public avec les minorités ne concernent pas les enfants des élites politiques, habitués aux quartiers cossus qui envoient des contingents fournis d’étudiants à Harvard ou Princeton, dans une logique de ségrégation par l’argent. C’est de bonne guerre : les enfants des leaders politiques ou éditorialistes conservateurs partagent les bancs des mêmes campus prestigieux, bien sûr, mais ces derniers reprochent aux « libéraux » (au sens américain du terme) de ne pas appliquer les principes qu’ils imposent à la masse.
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* Olivier Estèves est maître de conférences à l’université de Lille-III. Il a notamment publié De l’invisibilité à l’islamophobie, les musulmans britanniques (1945-2010), Presses de Sciences-Po, 2011 ; a coordonné, avec Denis Lacorne et Emmanuelle Le Texier, Les Politiques de la diversité, expérience anglaise et américaine, Presses de Sciences-Po, 2010. À paraître en 2012 : Immigrés de douzième génération.
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