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Points de vue

L’islam d’Occident ? Ni choc ni dialogue des civilisations !

Par Rachid Id Yassine*

Rédigé par Rachid Id Yassine | Vendredi 23 Décembre 2011 à 01:52

           


L’islam est en Occident. En fait, il y a toujours été car, au fond, comment pouvoir concevoir l’Occident sans l’islam ? Et inversement, pourrait-on dire.

Historiquement, outre la présence politique des musulmans dans 14 des 34 pays européens d’aujourd’hui y gouvernant totalement ou partiellement pour un siècle ou davantage des régions entières, les échanges et les contributions commerciales, intellectuelles, scientifiques, artistiques, techniques et culturelles n’ont pas manqué durant des siècles.

Mais il demeure que le déplacement volontaire de populations musulmanes, leur installation massive dans les sociétés occidentales contemporaines et l’importance des conversions et renonciations liées à l’islam sont historiquement inédits et participent à effacer les frontières entre grandes civilisations historiques. Les musulmans des sociétés occidentales sont nécessairement engagés à la fois dans la suppression des frontières entre Islam et Occident et dans la réaffirmation de celles qui séparent culture et religion.

Aussi « l’islam est définitivement passé à l’Ouest. La question n’est donc plus de savoir si ce passage peut ou doit s’accomplir. C’est désormais chose faite ! », confirme Olivier Roy. Certains (Saddek Rabah, Félice Dassetto) parlent même d’un « islam transplanté, [d’une] transplantation » de l’islam, sous-entendant dans le monde judéo-chrétien.

Ce qui, dès lors, suscite passions et émotions dans le regard « occidental » de la religion musulmane se situe sur le registre civilisationnel. L’imaginaire occidental s’y achoppe en entretenant une confusion systématique entre culture et religion.

Identifier religieusement l'Occident : un réflexe culturel

Olivier Roy a mis en évidence cette confusion chez les musulmans des sociétés occidentales qui élaborent ce qu’il appelle une « néo-ethnicité » ; mais il en est de même avec « l’acception unanime de "civilisation judéo-chrétienne" comme synonyme de "civilisation occidentale" [et qui par ailleurs] montre bien que le passé ne dicte pas l’avenir. Quiconque à la moindre lumière sur les 2 000 ans de rapports entre les chrétiens et les juifs sait combien il est paradoxal d’englober sous un même terme deux communautés religieuses qui ne se sont vraiment pas entendues pendant l’essentiel de cette période » (Richard W. Bulliet).

Ainsi, lorsque la question de l’islam apparaît ou, plus précisément, lorsqu’elle devient visible, un réflexe culturel plus ou moins tacite s’enclenche pour identifier religieusement l’Occident, ce qui signifie dans le même élan y exclure l’islam comme un élément constitutif. L’affaire des minarets en Suisse en est une navrante illustration.

Car, au fond, en quoi l’Occident est-il de l’ordre du religieux et l’islam d’un autre ordre ? Les chrétiens d’Éthiopie ou d’Égypte, les juifs du Yémen ou d’Iran sont-ils des Occidentaux ? Le monde occidental contemporain n’est pas le monde chrétien ni judéo-chrétien tout comme il est aberrant de persister à croire qu’existe encore un traditionnel monde musulman au territoire délimité.

L’identité religieuse n’est pas l’identité culturelle, et inversement

On a beau vouloir neutraliser ces passions, puissantes elles ressurgissent. Danièle Hervieu-Léger propose d’envisager ce phénomène comme le fait d’« appartenir sans croire », comme l’expression d’une religiosité culturelle.

C’est en effet ce qui se passe au niveau des représentations sociales avec lesquelles on interprète sa propre identité à partir de constructions imaginaires synchroniquement héritées et reproduites, à partir donc d’une mémoire culturelle.

Néanmoins, la réalité sociale témoigne depuis quelques années de l’effectivité d’une acculturation occidentale de la religiosité musulmane et d’une désubstantialisation religieuse de la culture occidentale, ou, selon les termes de Danièle Hervieu-Léger, d’« un évidement religieux de la culture européenne ».

Ces deux mouvements comme les effets respectifs de la mondialisation et de la sécularisation qui caractérisent la modernité font de l’islam ‒ bien qu’on lui dénie cette place alors que celle-ci est déjà historiquement fondée ‒ une religion de l’Occident, et de celui-ci une appartenance identitaire de nature exclusivement socioculturelle et juridico-politique comme l’envisage notamment Jürgen Habermas.

Ce qui signifie à la fois que l’on est Occidental indépendamment de ses références religieuses et éthiques, comme l’on est musulman indépendamment de son appartenance culturelle et ethnique. Autrement dit, l’identité religieuse n’est pas l’identité culturelle, et inversement.

Cette évidence n’annihile pas les liens qui articulent culture et religion, mais elle se contente d’en asseoir une ferme distinction contre leur habituelle confusion que l’on retrouve dans le regard « occidental » sur l’islam.

Ajoutons que même si l’on évite la simpliste confusion entre religion et culture, il n’en demeure pas moins, comme nous le fait remarquer la sociologue Nilüfer Göle, qu’il ne faille pas entretenir systématiquement leur superposition. « Culture et religion ne se superposent pas toujours. C’est peut-être justement cette difficulté à établir la séparation et reconnaître la distance entre elles qui, aujourd’hui, est à nouveau devenue l’enjeu majeur de l’humanité, et de l’Europe en particulier » (Nilüfer Göle).

Jocelyne Dakhlia fait donc bien de « s’interroger sur les raisons de l’échec des tentatives de réhabilitation du regard “occidental” sur l’islam, et ce malgré une inflation inédite des publications consacrées à cette religion ». Rares sont effectivement celles qui ne postulent pas Occident et Islam comme deux univers de référence divergents, antagoniques et concurrents. L’illustration éloquente en est que les fidèles de la religion musulmane sont le plus souvent différenciés des Occidentaux sous-entendus systématiquement comme non-musulmans.

Occidental est synonyme de non-musulman. Ainsi, dans cette difficulté à reconnaître l’occidentalité de certains musulmans mais aussi l’islamité de certains Occidentaux s’entretient « la confusion entre l’islam comme religion et l’islam comme cadre historique d’élaboration d’une culture et d’une civilisation […] perpétuée et complexifiée jusqu’à nos jours » (Mohammed Arkoun), et cela aussi bien chez les musulmans que chez les non-musulmans, aussi bien chez les Occidentaux que chez les non-Occidentaux.

C’est pourquoi la présence de l’islam en Occident ne perturbe que les tenants d’une lecture culturaliste, qu’ils soient d’ailleurs partisans du choc ou du dialogue des civilisations, indépendamment de leur adhésion ou non à une religion. Car, finalement, contre qui s’entrechoquer ou avec qui dialoguer lorsque l’on est un Occidental musulman ?


* Docteur de l’EHESS, Rachid Id Yassine enseigne en sociologie à l’université Perpignan - Via Domitia et en sciences des religions à l'université Gaston Berger. Chercheur associé au CADIS et à l’ICRESS, consultant et auteur de nombreux articles, il a publié en 2012, aux Editions Halfa, L'Islam d'Occident ? Introduction à l'étude des musulmans des sociétés occidentales.






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