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Points de vue

Le FN, les « idiots », la laïcité et 2017

Rédigé par Jean Baubérot | Mercredi 28 Mai 2014 à 06:00

           


J’ai une réaction ambivalente face au succès du FN. D’une part, il ne faut pas jouer son jeu : il a gagné les européennes, il n’est pour autant « le premier parti de France » comme il le prétend. Il ne faut pas confondre un événement, aussi dramatique soit-il, et une réalité stable. Sinon, on risque de se démobiliser. D’autre part, si en 2009, il y a cinq ans, quelqu’un avait prédit ce qui est arrivé, du facile hold-up du FN sur la laïcité à sa large victoire aux européennes, il aurait été considéré comme insensé, idiot.

J’utilise exprès ce terme d’« idiot » car on le rencontre souvent dans le discours de certains intellectuels ou prétendus tels. On le rencontre accompagné d’un adjectif. Beaucoup passent leur temps à la chasse aux « idiots utiles ». Il y a une semaine, alors que nous, stupides citoyens, nous étions inquiets de la montée du Front, un farouche défenseur de la laïcité stigmatisait la « cinquième colonne » des « idiots utiles aux organisations islamistes » et la « sociologie, science de toutes les compromissions » (eh oui, la science, c’est très dangereux, les adversaires de Darwin l’affirmaient déjà il y a un siècle et demi !).

Je passerai sur le fait que, ennemi de la démarche scientifique, ce brillant enseignant fait de la loi de 2004 une « loi très claire : tout signe religieux est interdit à l’école », y compris la « jupe longue » (ce qui est doublement faux : la loi parle de signes qui « manifestent ostensiblement (…) », et la circulaire d’application en dresse une liste qui n’inclut pas, bien sûr, la jupe longue), pour retenir le fait que l’auteur nie toute validité au fait que l’école, en France, ne diminue pas les inégalités sociales et même les augmente : « la scientificité des méthodes » de l’enquête Pisa n’est pas « bien établie », affirme-t-il sans plus de précision (1) pour récuser ce fait !

Même refrain pour une même chanson

J’ai pris cet exemple car il est tout récent et très significatif. Mais, depuis des années, c’est le même refrain, les mêmes stéréotypes répétés jusqu’à satiété. Le FN monte, monte, depuis l’hiver 2010 capture la laïcité, s’en prétend le champion (Marine Le Pen, il y a deux mois, a affirmé que les municipalités FN allaient « rétablir la laïcité » là où elles se trouvent désormais au pouvoir), mais l’adversaire à combattre sans répit continue d’être ceux que l’on accuse d’adopter une laïcité un tantinet accommodante. Ce sont des « idiots utiles » et tout est dit !

Il est bien dommage que cette expression soit postérieure à 1905. Elle aurait été bien… utile pour attaquer Jaurès et son appui à la loi de séparation, que maints laïques trouvaient beaucoup trop accommodante envers le catholicisme romain. A défaut d’être qualifié d’« idiot utile », Jaurès fut traité de « bourgeois de Calais » capitulant devant le pape, de « socialiste papalin », de futur canonisé, et autres joyeusetés. Horreur, Jaurès voulait une « loi de liberté » (A. Briand) pour pacifier la « question religieuse » de son époque (avec, pourtant, un catholicisme alors très puissant), pour s’attaquer à la « question sociale », celle-là même qui est bien présente (mais niée par notre auteur et ses amis) à l’école aujourd’hui. Et mécréant comme je suis, face à une laïcité-religion civile, je pense que la façon dont l’institution scolaire reproduit, et même aggrave, les inégalités sociales, n’est peut-être pas tout à fait étrangère à la montée d’un ras-le-bol, d’une désespérance dont profite le FN.

Trois ans pour expliquer la laïcité aux Français

L’élection européenne n’a pas été l’occasion d’une invocation de la laïcité. Mais, aussi bien le discours récurrent de Marine Le Pen depuis qu’elle a pris la tête du FN que ses propos à la suite des élections municipales, montre qu’elle en fera un des thèmes centraux de sa campagne pour l’élection présidentielle de 2017. Bien sûr, les chasseurs d’« idiots utiles » pousseront des cris d’orfraie, mais leurs indignations n’aura aucune efficacité sociale (dit l’humble sociologue, tâcheron de cette « science de toutes les compromissions »). Car l’enjeu sera alors d’expliciter en quoi la laïcité que l’on prône est le contraire de celle que Marine Le Pen prétend incarner.

Cela signifie que, dès à présent, un enjeu essentiel consiste à tout faire pour qu’en 2017 la manière dont Marine Le Pen se réclame de la laïcité ne soit plus socialement crédible ; en quoi sa « laïcité » n’en est pas une et donc en quoi consiste la nôtre. Il n’est pas trop de trois ans pour réussir ce combat, pour mettre en avant cette laïcité de combat social, de combat pour la liberté (au besoin en imposant la liberté aux religions, ce qui est tout autre chose que les réprimer). Réponse du berger à sa bergère : ceux qui désertent ce combat pour continuer leurs éternelles vaticinations ne sont certes pas des « idiots utiles », ce sont des idiots sans adjectif, des idiots tout court.

(1) A noter qu’après avoir délégitimé une science sociale notre auteur invoque la « scientificité » de façon magique, puisque sans aucune démonstration.

* Professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE), Jean Baubérot est l'auteur, notamment ,de deux « Que sais-je ? », de La laïcité expliquée à M. Sarkozy (Albin Michel) et (avec M. Milot) de Laïcités sans frontières (Le Seuil). Il est également auteur de Une si vive révolte (Ed. de l'Atelier) en février 2014. Première parution de cet article le 27 mai 2014 dans Laïcité et regard critique sur la société.

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