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Livres

Le bonheur : une quête sans fin ?

Rédigé par Philippe Granarolo | Lundi 30 Décembre 2013 à 06:00

           


Sans que nous en ayons réellement pris conscience, une révolution a affecté nos représentations collectives dans la seconde moitié du XXe siècle. Alors que des valeurs transcendantes flottaient au-dessus de nos têtes et inspiraient nos actions depuis des siècles (valeurs liées à la grandeur, à la patrie, au travail, à la religion), le bonheur est devenu en quelques décennies « la valeur princeps de la société française ».

C’est ce que note l’historien Rémy Pawin dès son introduction de son ouvrage Histoire du bonheur en France depuis 1945, avant d’affirmer à plusieurs reprises que le bonheur a été érigé par nos contemporains en « norme des normes » (p. 89 et p. 269).

Rémy Pawin se défend de faire œuvre de philosophe (pari qui n’est pas toujours tenu). C’est en historien qu’il se demande « comment les acteurs sociaux ont construit le bonheur et l’ont vécu ». Cette enquête qui s’étale sur une soixantaine d’années a pour principal mérite, sur un sujet qui se prête assez difficilement à une étude objective, de relier autant que faire se peut la réalité matérielle qui ressort des statistiques (économiques en particulier) et les ressentis subjectifs. Au tiers de l’ouvrage on pourra lire l’une des rares définitions du bonheur présentes dans l’ouvrage : « Le bonheur serait le jugement réflexif que l’individu porte sur sa vie, et ses déclarations synthétiseraient la plus ou moins grande adéquation entre ses représentations et ses expériences » (p. 118)

Le bonheur : une idée neuve

L’auteur n’ignore pas que la question du bonheur a été au centre de la philosophie grecque, à laquelle il consacre quelques pages évoquant les trois grands eudémonismes que furent la doctrine cyrénaïque, l’école stoïcienne et l’épicurisme. Mais il a raison de remarquer que, dans la suite de l’histoire occidentale, le bonheur a cédé la place à d’autres valeurs.

Avant 1945, année qui marque le point de départ de cette enquête sur le bonheur, d’autres « principes supérieurs » s’opposaient à la recherche du bonheur. Seules les femmes, exclues de la vie publique, et de la vie politique en particulier, pouvaient situer le bonheur au sommet de leur pyramide de valeurs sans que cela fasse scandale.

Qui plus est, dans un monde violent marqué par le souvenir de deux guerres mondiales et par le drame de la Shoah, on ne pouvait décemment affirmer, sans fouler au pied la plus élémentaire des empathies, que le bonheur était une préoccupation essentielle. Il fallut donc attendre le « second XXe siècle » pour qu’on assiste à une « irrésistible ascension de la valeur-bonheur ».

Mais les chiffres ont longtemps fait défaut, ce qui contrarie sérieusement une étude objective. Ce n’est qu’en 1973 que fut enfin élaboré un baromètre européen régulier mesurant le « bien-être subjectif », locution à laquelle les sociologues préfèrent la forme anglo-saxonne « subjective well-being » (mieux connue encore sous le sigle SWB).

Les baromètres du bonheur

Comment mesurer de la façon la plus fiable qui soit une donnée aussi subjective que le SWB ?

Il s’agit en premier lieu de reconnaître que l’on travaille ici sur des représentations, sur du ressenti, beaucoup plus que sur des données objectives, même si la prise en compte de données objectives est impérative. Pour mener son enquête, l’historien a à sa disposition un certain nombre de baromètres qu’il énumère dans l’épilogue de l’ouvrage.

Le nombre de publications consacrées au thème du bonheur au sens le plus large du terme en explorant le dépôt légal des ouvrages publiés depuis 1945 (11744 imprimés ont été recensés), le cinéma (en retenant 7 films par an choisis parmi les 20 films les plus vus de l’année), les recueils de citation, les sondages bien entendu (dont le nombre a connu une croissance exponentielle en quelques décennies), mais aussi, ce qui est plus original, les journaux intimes. Rémy Pawin déclare regretter n’avoir pu, faute de temps, prendre en compte la chanson (qui paraît effectivement un baromètre de premier plan) et les programmes télévisés.

L’enterrement des Trente Glorieuses

L’exploration minutieuse de cette vaste documentation conduit l’auteur à dénoncer comme absolument erronée l’hypothèse des Trente Glorieuses répandue dans le grand public par Jean Fourastié. Etait-il bien nécessaire de rendre responsable de cette erreur (il est vrai dénoncée de façon convaincante) le fait que l’hypothèse erronée ait été forgée par un « économiste vieillissant » (p. 239) qualifié quelques pages plus loin d’« économiste grisonnant » (p. 276) ? Mais on pardonnera cette pique un peu facile à un historien d’à peine trente et un ans !

Une nouvelle périodisation est construite par Rémy Pawin, qui distingue trois époques assez nettement délimitées.

La première va de 1945 à 1962 : si elle est marquée par une forte croissance, les souvenirs de la Seconde Guerre mondiale, les tragédies des guerres coloniales, et les menaces de la Guerre froide, font de cette première étape un temps peu propice au bonheur.

La seconde période rétrécit les fameuses Trente Glorieuses chères à Fourastié pour les réduire aux « Treize Heureuses », allant de 1962 à 1975, et l’on sent bien que le jeune historien souhaite que cette expression se substitue dans la conscience collective aux Trente Glorieuses de son aîné. Ces treize années voient incontestablement le bonheur devenir la valeur suprême du peuple français, même si l’auteur perturbe quelque peu sa propre chronologie en remarquant de 1967 à 1974 « une diminution des espérances de progrès à long terme » (p. 253). Faut-il alors réduire encore davantage les Trente Glorieuses, et leur substituer les « Six Heureuses » (je ne déposerai pas de copyright…), allant de 1962 à 1967 ? La question reste ouverte.

Quant à la troisième période, elle débute en 1975 avec la naissance d’un sentiment de « crise » qui ne nous a plus quittés depuis, mais l’historien avoue ses difficultés face au manque de recul interdisant un jugement historique pertinent.

Que nous enseignent les sciences humaines ?

Le regretté Michel Henry avait brillamment ironisé au sujet de ce que nous enseignent les sciences humaines dans son livre La Barbarie (Ed. Le Livre de Poche, 1988). Il est fort probable que les sciences humaines ne nous apprennent strictement rien sur l’être humain.

Rémy Pawin a le mérite de se demander si la seule leçon des études statistiques concernant le bonheur ne serait pas de conclure qu’il vaut mieux « être riche et bien portant que pauvre et malade ». Chaque fois que l’on est à la lisière de ce qui pourrait être une découverte, la méthode mathématique nous abandonne.

Il en est ainsi de ces corrélations que nous sommes incapables de transformer en causalités. Si les gens mariés se déclarent plus heureux que les célibataires, est-ce parce que le mariage rend heureux, ou est-ce parce que les gens heureux se marient davantage que les renfrognés ? Si les gens de droite se déclarent en moyenne plus heureux que les gens de gauche, est-ce du fait qu’être de droite rend heureux, ou est-ce parce que les gens heureux sont plus volontiers de droite que les tristounets ? Combien décisives seraient les réponses à ces questions, que les sciences humaines ne feront jamais avancer d’un iota.

Un journal intime du peuple français

Grand amateur des journaux intimes rédigés par nos contemporains, Rémy Pawin ne nous livre-t-il pas à son tour une sorte de journal intime du peuple français ?

Le charme principal de son livre est qu’en le parcourant un homme de ma génération revisite les quelques décennies qui le séparent de son enfance, et retrouve une bonne part de son vécu et de ses représentations. Si bien qu’on se demande en refermant l’ouvrage si l’autobiographie d’un « senior » (ainsi nous désigne la langue politiquement correcte d’aujourd’hui) n’aurait pas rempli de façon aussi pertinente le programme conduit ici par l’historien.

Rémy Pawin, Histoire du bonheur en France depuis 1945, Paris, Robert Laffont, novembre 2013, 380 pages, 21,50 €.





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