En occultant le symbolique dans le Texte coranique au profit de sa littéralité manifeste, les exégètes modernes nient la dialectique de l’ancien et du nouveau (1). De leur attachement exclusif et irrationnel à l’ancien, ils en infèrent une situation où la réalité est mise sous le boisseau du déni.
Ainsi, faute d’avoir pu comprendre et/ou admettre cette dialectique, entre le sacré essentiellement symbolique, source du sens et de la signification de l’existence de l’homme sur terre et le temporel, comme une somme d’exigences, donc impérativement nécessaires et que la loi divine de l’évolution impose de manière irréversible, les jurisconsultes littéralistes, des siècles durant, ont tenté de faire passer le chameau par le chat de l’aiguille.
Le résultat de cet arc-boutement est patent, nous l’avons sous les yeux de manière aveuglante : un chaos hallucinant, des factions se déchirant en s’accusant mutuellement de déviation, d’hérésie, voire d’apostasie, luttant les unes contres les autres et en adoptant la violence la plus sombre et la plus dégradante pour la dignité humaine comme mode d’expression de prédilection de leur différence de lecture du Message coranique.
Il est, par conséquent, indispensable pour notre salut, dans cette humanité qui est Une et diverse par ses cultures, et aussi dans la vie éternelle, de rendre au Texte coranique sa dimension infinie, laquelle justifierait son interprétation comme une tâche perpétuelle, continuellement renouvelée afin de dépasser les vérités conjoncturelles ou naïves et les évidences trompeuses qui fanatisent les esprits illuminés.
L’ancien érigé en étalon du déroulement de la vie sur Terre est une dérive dont les conséquences nous accablent funestement. Lesquelles conséquences ne disparaîtront que le moment où le sacré sera remis à sa place, pour jouer son rôle que je qualifierais de directionnel. Ainsi, de facto, il sera reconnu au temporel le rôle qu’il mérite dans le fonctionnement de la vie en société et son recoupement par les exigences de l’intemporel.
Pour ces littéralistes, la modernité n’est qu’un épiphénomène par rapport à la certitude qu’offre leur lecture du Texte coranique. Ils reconnaissent l’avant, cependant ni le présent ni le futur, conçus comme des avatars du passé. Le temps est ainsi atrophié ou plutôt détourné comme on détourne un fleuve qui irrigue un espace infini que l’on dégomme faute de pouvoir le gommer.
Dans leur tentative − il faut dire réussie jusqu’à présent − d’abréger le temps à la seule dimension littéraliste, dont ils ont, arbitrairement et contre toute rationalité, affublé le Message coranique, ils mettent l’homme et la femme musulman-e non seulement dans un tiraillement entre foi et raison, mais aussi dans une position d’infériorité psychique qui les démunit de tout argument identitaire leur permettant de naviguer dans un monde de plus en plus compliqué et complexe, marqué au sceau de l’instantané en matière de communication.
Ainsi fragilisées, de nombreuses personnes succombent au chant des sirènes des nostalgiques d’un monde ordonné autour de valeurs certes autrefois d’avant-garde (2) mais, par rapport à l’époque moderne, ayant fait largement leur temps.
L’attitude littéraliste, me semble-t-il, est dictée par la peur de perdre des certitudes non renouvelées, des certitudes admises par une foi non guidée par la raison. En effet, toute foi a un devoir de raison pour pouvoir affronter le réel, le palpable, pour avoir le moyen le plus sûr de résoudre les contradictions que l’évolution engendre et faire face aux changements de la vérité terrestre, donc humaine (3).
Le verset191 de la sourate 3 (La famille d’Imran) dit : « Seigneur, Tu n’as point créé cela sans raison, gloire à Toi. » Ainsi, chaque chose créée l’a été pour une ou plusieurs raisons, rien n’est sans fondement, d’où aussi l’injonction de se servir de sa propre raison pour justement découvrir l’enchaînement des causes qui sous-tendent la Création divine. Et c’est la base de la foi.
Une foi sans raison est une foi fragile, d’où la peur qui habite son adepte. Une peur qu’il justifie doublement vis-à-vis de soi-même.
D’une part, la peur de s’exposer au châtiment de Dieu pour s’être laissé entraîner par le questionnement qui, selon sa conception de la foi, s’apparente au doute : soit celle-ci est totale, intégrale et achevée, donc sans failles, soit elle ne l’est pas.
D’autre part, une foi sans raison conduit à une autre peur, celle qui est ressentie pour l’objet même de cette foi, autrement dit l’édifice religieux, souvent fondé sur une lecture surannée et complètement dépassée du Texte coranique. Avec l’évolution, les paradigmes ayant fondé cet édifice sont devenus tellement fragiles qu’ils ne peuvent résister au moindre assaut de la raison. Dans l’esprit de l’adepte, toute auscultation du moindre bout de la construction idéelle, aussi légère soit-elle, conduit directement et immanquablement à son effondrement.
Une déclaration d’une éminente personnalité dans le domaine religieux, dont je souhaite taire l’identité, me parait révélatrice à ce sujet et illustrer on ne peut mieux cette peur d’exposer le corpus islamique à la moindre discussion. En réponse à une journaliste qui posait, dans un quotidien, la question de la non-égalité entre hommes et femmes dans le droit successoral, cette personnalité musulmane a, en effet, déclaré que la journaliste confondait entre les dispositions clairement énoncées par le Texte coranique et qui n’ont nul besoin d’interprétation et une lecture qui suscite pluralité des opinions et, par conséquent, nécessite interprétation. « Et puis quoi encore ?, ajoutait-il l’air un brin offusqué, et si on soumettait l’obligation de prière, de jeûne, de pèlerinage et de l’aumône légale, également aux exigences des changements économiques et sociaux ?.... (Ainsi), quand ils en auront fini avec (le droit de) la succession, ils s’attaqueront fatalement au devoir de prière, de jeûne, de pèlerinage et de la zakât (aumône légale)… La zakât sera, ainsi, remplacée par l’impôt, le pèlerinage n’aurait pas d’utilité car ce serait une dépense économique et une sortie des devises, la prière pourrait trouver son substitut en la gymnastique, la foi est dans le cœur, nous dit-on, elle n’a pas besoin d’être exprimée par des manifestations gestuelles. De plus, le devoir de travail quotidien et la nécessité de maintenir la rentabilité rendent la prière difficile dans ses horaires, le jeûne provoquerait la baisse de la productivité... En effet, conclut-il, selon une telle logique la religion tomberait en désuétude. » (4)
Les détenteurs de la vérité dogmatique de cette trempe ne semblent pas avoir une conscience aiguë de l’évolution du monde et de la nécessité pour la foi de s’obliger à un devoir de raison, d’abord envers elle-même et ensuite vis-à-vis de la vie concrète des hommes. Rien ne l’astreint à s’adapter et à suivre tous les louvoiements et entortillements d’une modernité débridée.
Notes
1. Plusieurs rites païens qui préexistaient à l’islam furent réhabilités après qu’ils eurent été adaptés à l’esprit de la religion islamique.
2. À titre d’exemple, le traitement des questions de l’esclavage, de la condition de la femme, de la libération de l’individu de la domination du groupe, etc., fut révolutionnaire et largement progressiste du temps de la Révélation coranique.
3. Toute vérité sur Terre est inachevée. Elle est une étape sur la voie de la vérité. Une étape sujette à être rectifiée.
4. Le texte original est en arabe ; la traduction est de l’auteur de l’article.
****
Ahmed Abdouni, ancien diplomate marocain.
Du même auteur :
Le sacré et le profane (2) : la part du temporel dans l’intemporel
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Ainsi, faute d’avoir pu comprendre et/ou admettre cette dialectique, entre le sacré essentiellement symbolique, source du sens et de la signification de l’existence de l’homme sur terre et le temporel, comme une somme d’exigences, donc impérativement nécessaires et que la loi divine de l’évolution impose de manière irréversible, les jurisconsultes littéralistes, des siècles durant, ont tenté de faire passer le chameau par le chat de l’aiguille.
Le résultat de cet arc-boutement est patent, nous l’avons sous les yeux de manière aveuglante : un chaos hallucinant, des factions se déchirant en s’accusant mutuellement de déviation, d’hérésie, voire d’apostasie, luttant les unes contres les autres et en adoptant la violence la plus sombre et la plus dégradante pour la dignité humaine comme mode d’expression de prédilection de leur différence de lecture du Message coranique.
Il est, par conséquent, indispensable pour notre salut, dans cette humanité qui est Une et diverse par ses cultures, et aussi dans la vie éternelle, de rendre au Texte coranique sa dimension infinie, laquelle justifierait son interprétation comme une tâche perpétuelle, continuellement renouvelée afin de dépasser les vérités conjoncturelles ou naïves et les évidences trompeuses qui fanatisent les esprits illuminés.
L’ancien érigé en étalon du déroulement de la vie sur Terre est une dérive dont les conséquences nous accablent funestement. Lesquelles conséquences ne disparaîtront que le moment où le sacré sera remis à sa place, pour jouer son rôle que je qualifierais de directionnel. Ainsi, de facto, il sera reconnu au temporel le rôle qu’il mérite dans le fonctionnement de la vie en société et son recoupement par les exigences de l’intemporel.
Pour ces littéralistes, la modernité n’est qu’un épiphénomène par rapport à la certitude qu’offre leur lecture du Texte coranique. Ils reconnaissent l’avant, cependant ni le présent ni le futur, conçus comme des avatars du passé. Le temps est ainsi atrophié ou plutôt détourné comme on détourne un fleuve qui irrigue un espace infini que l’on dégomme faute de pouvoir le gommer.
Dans leur tentative − il faut dire réussie jusqu’à présent − d’abréger le temps à la seule dimension littéraliste, dont ils ont, arbitrairement et contre toute rationalité, affublé le Message coranique, ils mettent l’homme et la femme musulman-e non seulement dans un tiraillement entre foi et raison, mais aussi dans une position d’infériorité psychique qui les démunit de tout argument identitaire leur permettant de naviguer dans un monde de plus en plus compliqué et complexe, marqué au sceau de l’instantané en matière de communication.
Ainsi fragilisées, de nombreuses personnes succombent au chant des sirènes des nostalgiques d’un monde ordonné autour de valeurs certes autrefois d’avant-garde (2) mais, par rapport à l’époque moderne, ayant fait largement leur temps.
L’attitude littéraliste, me semble-t-il, est dictée par la peur de perdre des certitudes non renouvelées, des certitudes admises par une foi non guidée par la raison. En effet, toute foi a un devoir de raison pour pouvoir affronter le réel, le palpable, pour avoir le moyen le plus sûr de résoudre les contradictions que l’évolution engendre et faire face aux changements de la vérité terrestre, donc humaine (3).
Le verset191 de la sourate 3 (La famille d’Imran) dit : « Seigneur, Tu n’as point créé cela sans raison, gloire à Toi. » Ainsi, chaque chose créée l’a été pour une ou plusieurs raisons, rien n’est sans fondement, d’où aussi l’injonction de se servir de sa propre raison pour justement découvrir l’enchaînement des causes qui sous-tendent la Création divine. Et c’est la base de la foi.
Une foi sans raison est une foi fragile, d’où la peur qui habite son adepte. Une peur qu’il justifie doublement vis-à-vis de soi-même.
D’une part, la peur de s’exposer au châtiment de Dieu pour s’être laissé entraîner par le questionnement qui, selon sa conception de la foi, s’apparente au doute : soit celle-ci est totale, intégrale et achevée, donc sans failles, soit elle ne l’est pas.
D’autre part, une foi sans raison conduit à une autre peur, celle qui est ressentie pour l’objet même de cette foi, autrement dit l’édifice religieux, souvent fondé sur une lecture surannée et complètement dépassée du Texte coranique. Avec l’évolution, les paradigmes ayant fondé cet édifice sont devenus tellement fragiles qu’ils ne peuvent résister au moindre assaut de la raison. Dans l’esprit de l’adepte, toute auscultation du moindre bout de la construction idéelle, aussi légère soit-elle, conduit directement et immanquablement à son effondrement.
Une déclaration d’une éminente personnalité dans le domaine religieux, dont je souhaite taire l’identité, me parait révélatrice à ce sujet et illustrer on ne peut mieux cette peur d’exposer le corpus islamique à la moindre discussion. En réponse à une journaliste qui posait, dans un quotidien, la question de la non-égalité entre hommes et femmes dans le droit successoral, cette personnalité musulmane a, en effet, déclaré que la journaliste confondait entre les dispositions clairement énoncées par le Texte coranique et qui n’ont nul besoin d’interprétation et une lecture qui suscite pluralité des opinions et, par conséquent, nécessite interprétation. « Et puis quoi encore ?, ajoutait-il l’air un brin offusqué, et si on soumettait l’obligation de prière, de jeûne, de pèlerinage et de l’aumône légale, également aux exigences des changements économiques et sociaux ?.... (Ainsi), quand ils en auront fini avec (le droit de) la succession, ils s’attaqueront fatalement au devoir de prière, de jeûne, de pèlerinage et de la zakât (aumône légale)… La zakât sera, ainsi, remplacée par l’impôt, le pèlerinage n’aurait pas d’utilité car ce serait une dépense économique et une sortie des devises, la prière pourrait trouver son substitut en la gymnastique, la foi est dans le cœur, nous dit-on, elle n’a pas besoin d’être exprimée par des manifestations gestuelles. De plus, le devoir de travail quotidien et la nécessité de maintenir la rentabilité rendent la prière difficile dans ses horaires, le jeûne provoquerait la baisse de la productivité... En effet, conclut-il, selon une telle logique la religion tomberait en désuétude. » (4)
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Notes
1. Plusieurs rites païens qui préexistaient à l’islam furent réhabilités après qu’ils eurent été adaptés à l’esprit de la religion islamique.
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