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Points de vue

Mohammed Arkoun : ultime adieu à un intellectuel révolutionnaire

Par Hiam Nawas et Michel Zoghby*

Rédigé par Hiam Nawas et Michel Zoghby | Samedi 2 Octobre 2010 à 01:27

           


Mohammed Arkoun considérait l'utilisation actuelle de la religion par les dirigeants postcoloniaux du monde arabe et leurs rivaux comme un crime.
Mohammed Arkoun considérait l'utilisation actuelle de la religion par les dirigeants postcoloniaux du monde arabe et leurs rivaux comme un crime.
Washington - Qu'il ait accueilli deux parfaits étrangers ayant frappé à sa porte un jour d'été pluvieux à Paris témoigne, une fois de plus, de la bonté et de l'humilité de feu professeur Mohammed Arkoun. Après que sa charmante femme nous a ouvert la porte de leur appartement, nous lui avons été présentés, ainsi qu'à son fils et à son petit-fils. Ce fut un accueil simple et chaleureux, sans faste ni apparat.

Autour d'une tasse de thé et d'excellentes pâtisseries orientales, nous le remercions d'avoir répondu, quelques semaines plus tôt, à notre appel, et de nous avoir offert la possibilité, étant de passage à Paris, de nous entretenir avec lui sur son travail. Nous lui expliquons que nous avons tous les deux été marqués par son œuvre qui a bouleversé la manière de voir les choses et que nous sommes impatients de savoir ce qu'il pense de la fracture actuelle entre le monde musulman et l'Occident.

M. Arkoun était un intellectuel et une grande figure de l'étude islamique et de la pensée islamique contemporaine. Il a enseigné à la Sorbonne (Paris), a été membre de Princeton et professeur associé dans une foule d'universités en Europe et aux Etats-Unis, dont l'Université d'Edimbourg, UCLA, New York University, Temple University et l'Institut pontifical des études arabes et islamiques à Rome.

Mais avant tout M. Arkoun était un pionnier, une sorte d'intellectuel révolutionnaire. C'est ce qui le distinguait d'une grande partie de ses pairs. Il voulait que son public comprenne que la pensée dogmatique et les idéologies sclérosées devaient être remises en cause par des hommes et des femmes intellectuellement libres, faisant bon usage de leur faculté de raisonnement − un don de Dieu − en utilisant les meilleurs instruments scientifiques mis à leur disposition. Au regard de l'islam, cela impliquait spécifiquement l'analyse − à travers la pensée critique et les sciences sociales modernes − de l'épistémè fondamentale et historique, sous-jacente à la formation et au développement de la pensée islamique.

En d'autres termes, il estimait nécessaire que les musulmans, aujourd'hui, se penchent à nouveau sur les origines de l'islam et analysent, d'un œil critique, comment et pourquoi ce savoir collectif accumulé pendant des siècles est devenu l'islam contemporain. Il avait compris qu'à travers ce processus ambitieux les musulmans auraient l'occasion de mieux se comprendre et l'islam aurait plus de chances de toujours présenter un intérêt pour eux au XXIe siècle et au-delà.

Il faut noter que si M. Arkoun s'est principalement intéressé à l'islam, il pensait aussi que le même questionnement minutieux, ces mêmes déconstruction et reconstruction étaient nécessaires pour nous tous, que nous soyons chrétiens, juifs, musulmans ou disciples d'une autre religion. A ses yeux, c'était la meilleure garantie que l'Est et l'Ouest puissent se rencontrer dans le respect et la dignité mutuels et surtout dans la paix.

Il ne s'est pas fait beaucoup d'amis en invoquant la nécessité d'examiner avec attention la méthodologie qui sous-tend l'interprétation religieuse, surtout dans le monde arabe. Motivé par son intransigeance intellectuelle, il a montré du doigt les dirigeants postcoloniaux de la région, y compris ceux de son pays d'origine, l'Algérie. Pour M. Arkoun, le pluralisme intellectuel qui a dominé l'âge d'or de l'islam, du VIIIe siècle au XIIIe siècle, a été essentiel au succès de la civilisation musulmane. Et il considérait l'utilisation actuelle de la religion par les dirigeants postcoloniaux du monde arabe et leurs rivaux − attribuer un rôle officiel et politique à l'islam pour légitimer leur pouvoir politique − comme un crime.

Il estimait que les préceptes de l'islam devaient être préservés de toute influence égoïste et qu'ils devaient être étudiés dans un espace intellectuel et scientifique qui transcende les différents environnements culturels. C'est sur ce point qu'il a pris position et qu'il s'est battu.

Et c'est sur ce point que M. Arkoun était le plus craint. Manifestement, les régimes autocratiques dans le monde arabe et les partisans d'un système de gouvernance fondé sur les principes islamiques se sont sentis menacés par cette détermination intellectuelle à vouloir émanciper son peuple d'une idéologie viciée et de dogmes inappropriés. Malheureusement, la majorité des penseurs musulmans contemporains ont rejeté son approche, ce qui les a handicapés dans leur propre recherche intellectuelle et les a rendu vulnérables face aux idéologues traditionnels, qui préconisent un rôle politique pour l'islam et qui semblent mener la danse dans le monde musulman d'aujourd'hui.

S'il est vrai que peu d'attention a été accordé au travail de M. Arkoun de son vivant, comme cela a souvent été le cas pour d'autres grands philosophes et réformateurs, il ne fait pas de doute que l'Histoire se souviendra de lui comme l'un des penseurs déterminants de son siècle. Mais ceux d'entre nous qui ont eu le privilège de le rencontrer, ne serait-ce qu'un court instant lors d'un après-midi d'été pluvieux à Paris, se souviendront de sa simple gentillesse, de sa présence chaleureuse et de son humilité éclairée, la parfaite incarnation de l'islam généreux qu'il a imaginé et aimé.


* Hiam Nawas, analyste politique, basée à New York, a vécu et a travaillé dans plusieurs pays du Moyen-Orient. Elle est spécialisée dans les affaires moyen-orientales et le droit islamique. Michel Zoghby est chercheur, établi en France.






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