Connectez-vous S'inscrire

Points de vue

Pékin Express en Birmanie : lettre ouverte à M6 et Stéphane Rotenberg

Rédigé par Mouna Derouich | Samedi 26 Avril 2014 à 06:00

           


Je me permets de vous écrire au sujet de la nouvelle saison de votre émission Pékin Express, réalisée en Birmanie, afin de rectifier de graves contre-vérités et de souligner un évident manquement à la déontologie à laquelle souscrit en principe tout journaliste, tout réalisateur.

Permettez-moi de vous rappeler, ainsi qu’aux téléspectateurs, que cette émission a été tournée dans un pays dirigé par une junte militaire depuis plus de 50 ans ; un pays dans lequel les droits humains sont systématiquement bafoués, et où les minorités ethniques subissent de terribles exactions : massacres, déplacements forcés, viols, confiscations de terre, tortures, arrestations arbitraires, attaques délibérées contre des civils, emprisonnement en raison d’activités politiques, d’appartenance religieuse, d’origine ethnique, et la liste est loin d’être exhaustive.

La persécution des ethnies Rohingyas, Kamans, Kachins , Chins, Shans, Karens… ne date pas d'hier et est malheureusement toujours d’actualité. Le mépris affiché – envers l’ensemble des minorités ethniques birmanes persécutées dans leur pays – à travers cette émission, qui présente la Birmanie comme une destination « exotique et d’aventures », est plus que déplacé, choquant et extrêmement insultant pour toute conscience morale.

J'ai moi-même pu constater, en visionnant le premier épisode de Pékin Express, combien votre émission a été tournée avec une hauteur, une morgue, un irrespect, marquant ainsi une grande déconsidération de toutes ces ethnies durement pourchassées et persécutées.

Il se trouve qu’à quelques kilomètres du lieu où les candidats ont atterri, à Mandalay, se situe la ville de Meiktila où, en mars 2013, les habitants musulmans ont été pris pour cible par une foule de bouddhistes extrémistes soutenus par les forces de l’ordre birmanes ; maisons, mosquées, madrasas ont été sauvagement incendiées. Résultat : plus de 40 musulmans birmans ont perdu la vie, dont plusieurs, brûlés vifs, et plus de 9 000 personnes déplacées et parquées dans des camps.

Vos candidats ont ensuite transité par la ville de Lashio (Etat de Shan). Or, en mai 2013, la ville de Lashio a également fait l’objet de plusieurs attaques barbares dirigées contre la communauté musulmane. Dans l’Etat Shan, on dénombre pas moins de 140 affrontements entre l’armée birmane et l’armée Shan du Sud, depuis la signature d’un accord de cessez-le-feu signé en décembre 2011.

En octobre 2013, près de la ville de Kunhing, 80 militaires birmans ont attaqué l’armée shan du Sud. Des obus de mortier ont été tirés, provoquant la fuite de leur village d’une centaine de civils terrifiés, fuyant la violence des attaques.

Les Rohingyas, ethnie oubliée

Il est également à noter que certaines questions ont été posées aux candidats, tel que le nombre d’ethnies reconnues en Birmanie. A cette question, il a bien évidemment été répondu 135 ethnies officielles. Or, il me parait nécessaire de vous rappeler que l’ethnie des Rohingyas a été déchue de sa nationalité birmane en 1982, par une loi discriminatoire mise en place par le dictateur Ne Win.

Les Rohingyas ne sont donc plus reconnus comme une ethnie à part entière par le gouvernement birman, mais désignés comme des migrants illégaux, alors que l’Histoire atteste et prouve leur existence et leur appartenance à la Birmanie depuis des siècles. Cette ethnie, majoritairement présente dans l’Etat d’Arakan, est régulièrement victime de massacres et est placée dans des camps dans lesquels l’aide humanitaire n’est plus acheminée.

Nous assistons là à un véritable apartheid (passé sous silence par la communauté internationale) privant les Rohingyas de leurs droits les plus élémentaires, au point que l’ONU elle-même les reconnaît comme « l'une des ethnies les plus persécutées au monde ». Leurs conditions de vie sont si alarmantes et si préoccupantes que nombre de rapports émanant de différentes ONG et défenseurs des droits humains tirent la sonnette d’alarme.

A titre d’exemple, en avril 2013, l'ONG Human Rights Watch a publié un rapport, évoquant « une campagne de nettoyage ethnique contre les Rohingyas, à travers le refus de l’accès à l’aide humanitaire et l’imposition de restrictions à leur liberté de circulation » et dénonce l’existence d’au moins quatre fosses communes dans lesquelles sont entassés les corps des victimes.

Tout récemment encore, en février 2014, Fortify Rights publiait un rapport intitulé « Politiques de persécution : mettre fin aux politiques abusives du gouvernement à l’encontre des musulmans Rohingyas de Birmanie » (« Policies of Persecution: Ending Abusive State Policies Against Rohingya Muslims in Myanmar »). Ce rapport révélait l’implication de l’État et des autorités régionales dans les violations des droits humains commises à l’encontre des Rohingyas. Il qualifiait ces violations de crimes contre l’humanité.

Divertir au mépris de la déontologie

Quant à la question concernant Aung San Suu Kyi, qualifiée de « célèbre défenseur des droits de l’homme » en Birmanie, permettez-moi de m’insurger et de m’indigner devant une telle supercherie, une telle imposture ! Il est totalement faux de prétendre que Aung San Suu Kyi serait un défenseur des droits humains, puisqu’elle a elle-même annoncé que son but n’était pas de défendre les droits de l’homme mais qu’elle était bel et bien une femme politique. Son silence lâche et coupable, devant ces persécutions à l’encontre des minorités ethniques de son pays, en dit d'ailleurs long sur le degré d’implication de ce « prix Nobel de la paix » et pose la question de la légitimité de ce titre.

Enfin, je tiens à préciser que, depuis la reprise des massacres en juin 2012, j’ai pu me rendre à cinq reprises en Birmanie, et que je suis scandalisée par la diffusion d’une telle émission et par l'indifférence éhontée démontrée par votre chaîne à l'égard des ethnies persécutées dans ce pays. Le caractère insultant de l’émission et la banalisation de cet Etat criminel et génocidaire musulmans-persecutes_a16817.html qu'est la Birmanie m’ont littéralement révoltée.

C'est pourquoi j'ai décidé de rendre publique cette lettre, afin d'informer nos concitoyens, puisque les médias tels que le vôtre ne semblent pas se sentir concernés par ce devoir d'information. Tout comme moi, je suis persuadée qu’ils seront horrifiés.

Madame, Monsieur, lorsque vous travaillez à divertir un public, tout en l’instruisant, vous seriez bien avisés d'adopter un minimum de rigueur et d’honnêteté intellectuelle, et de veiller à ne pas transgresser les règles de la déontologie et, surtout, à ne pas passer sous silence des vérités évidentes.

Ce faisant, vous ne faites qu’ajouter à la confusion générale. Et je vous parle ici du droit à la vie, à la dignité, et au respect de l’intégrité morale de toute personne humaine.

Mouna Derouich est membre du Collectif Halte au massacre en Birmanie (HAMEB).






SOUTENEZ UNE PRESSE INDÉPENDANTE PAR UN DON DÉFISCALISÉ !