Mosquée de Sidi Yahya à Tombouctou (Mali) dans une image historique.
Si on visite un site Web salafiste, la branche de l’islam sunnite dont les membres affirment imiter les trois premières générations de musulmans (al-salaf al-salih, les pieux devanciers) le plus attentivement possible et dans le plus grand nombre de domaines possible, il n’est pas rare de tomber sur une longue liste de firaq (sectes) auxquelles s’opposent les salafistes. L’une des sectes à inscrire dans de telles listes est sans aucun doute le soufisme.
Un rapport compliqué
L’hostilité manifestée par les salafistes envers le soufisme pourrait induire à penser que les théologiens pré-modernes auxquels ils font référence étaient eux aussi hostiles aux soufis. Or cela n’est pas tout à fait exact.
Certains ont relevé, par exemple, que le juriste et théologien hanbalite Ahmad ibn Taymiyya (1263-1328), aujourd’hui l’une des principales sources d’inspiration pour les salafistes, était lui-même un soufi. D’autres ont démontré que le soufisme, du moins dans la mesure où il concourait à la vision théologique de Ibn Taymiyya, devait être sans aucun doute être présent dans le cercle de ses disciples, y compris Ibn Qayyim al-Jawziyya (1292-1350), autre personnalité de référence des salafistes.
Vu l’opposition au soufisme proclamée par les salafistes, il n’est pas étonnant que certains d’entre eux trouvent cette contradiction difficile à accepter et veuillent faire la lumière sur la question. Des perspectives aussi ambivalentes sur les soufis peuvent s’expliquer en considérant les différentes expressions du soufisme, qui vont de l’ascétisme au respect des textes et à l’observance de la tradition scolastique, et jusqu’à des rituels et des pratiques moins enracinés dans les sources scripturaires.
En réalité, ce n’est que ce dernier point que les salafistes contestent véritablement au soufisme, à la lumière duquel ils expliquent notamment le rapport compliqué que des hommes comme Ibn Taymiyya entretenaient avec le soufisme.
Certains ont relevé, par exemple, que le juriste et théologien hanbalite Ahmad ibn Taymiyya (1263-1328), aujourd’hui l’une des principales sources d’inspiration pour les salafistes, était lui-même un soufi. D’autres ont démontré que le soufisme, du moins dans la mesure où il concourait à la vision théologique de Ibn Taymiyya, devait être sans aucun doute être présent dans le cercle de ses disciples, y compris Ibn Qayyim al-Jawziyya (1292-1350), autre personnalité de référence des salafistes.
Vu l’opposition au soufisme proclamée par les salafistes, il n’est pas étonnant que certains d’entre eux trouvent cette contradiction difficile à accepter et veuillent faire la lumière sur la question. Des perspectives aussi ambivalentes sur les soufis peuvent s’expliquer en considérant les différentes expressions du soufisme, qui vont de l’ascétisme au respect des textes et à l’observance de la tradition scolastique, et jusqu’à des rituels et des pratiques moins enracinés dans les sources scripturaires.
En réalité, ce n’est que ce dernier point que les salafistes contestent véritablement au soufisme, à la lumière duquel ils expliquent notamment le rapport compliqué que des hommes comme Ibn Taymiyya entretenaient avec le soufisme.
Objections doctrinales
Il y a, c’est évident, des aspects doctrinaux du soufisme que les salafistes contestent avec force, comme il ressort des visions de celui qui est probablement le plus important théologien salafiste du XXe siècle, le syrien Muhammad Nâsir al-Dîn al-Albânî (1914-1999).
L’une des notions associées au soufisme et critiquées par al-Albânî est la « wahdat al-wujûd » (l’unité de l’être), idée développée de façon détaillée par le maître soufi Ibn al-‘Arabî (1165-1240). Cette notion exprime l’idée que Dieu et le créé sont une seule et même chose, du moment que tout ce que Dieu a créé doit avoir existé dans sa Connaissance avant la création et, à la fin, retournera à Lui. Al-Albânî impute de telles idées aux « soufis extrémistes » (ghulât al-sûfiyya) qui « ne distinguent pas entre le Créateur et le créé », et les rejette, les jugeant « une erreur » (dalal), et antithétiques à l’unité de Dieu (tawhîd).
Al-Albânî condamne, en outre, les notions de ‘ilm al-ghayb (connaissance de l’invisible) et de du‘â’ al-amwât (invocations des défunts). La première se réfère à ce qu’al-Albânî décrit comme la conviction de « certains soufis » qu’il existe des personnes en mesure de connaître l’invisible. Il la réfute en citant le verset coranique (s. 72, v. 26-27) : « Il connait parfaitement le mystère ; mais il ne montre à personne le secret de son mystère, sauf à celui qu’il agrée comme Messager ». Quant à la du‘â’ al-amwât, elle se rapporte à la pratique de demander des faveurs ou une aide aux défunts « outre à Dieu » (min dûn Allah). Al-Albânî conteste cette notion en citant le verset (s. 35, v. 22) : « Dieu fait entendre qui il veut alors que tu ne peux entendre ceux qui sont dans les tombeaux », et la qualifie de pratique polythéiste.
Pour des raisons analogues, al-Albânî a également mis en garde contre le fait d’invoquer l’intercession (tawassul) des défunts et aussi de prier dans des mosquées construites sur les tombes de soi-disant saints (awliyâ’).
L’une des notions associées au soufisme et critiquées par al-Albânî est la « wahdat al-wujûd » (l’unité de l’être), idée développée de façon détaillée par le maître soufi Ibn al-‘Arabî (1165-1240). Cette notion exprime l’idée que Dieu et le créé sont une seule et même chose, du moment que tout ce que Dieu a créé doit avoir existé dans sa Connaissance avant la création et, à la fin, retournera à Lui. Al-Albânî impute de telles idées aux « soufis extrémistes » (ghulât al-sûfiyya) qui « ne distinguent pas entre le Créateur et le créé », et les rejette, les jugeant « une erreur » (dalal), et antithétiques à l’unité de Dieu (tawhîd).
Al-Albânî condamne, en outre, les notions de ‘ilm al-ghayb (connaissance de l’invisible) et de du‘â’ al-amwât (invocations des défunts). La première se réfère à ce qu’al-Albânî décrit comme la conviction de « certains soufis » qu’il existe des personnes en mesure de connaître l’invisible. Il la réfute en citant le verset coranique (s. 72, v. 26-27) : « Il connait parfaitement le mystère ; mais il ne montre à personne le secret de son mystère, sauf à celui qu’il agrée comme Messager ». Quant à la du‘â’ al-amwât, elle se rapporte à la pratique de demander des faveurs ou une aide aux défunts « outre à Dieu » (min dûn Allah). Al-Albânî conteste cette notion en citant le verset (s. 35, v. 22) : « Dieu fait entendre qui il veut alors que tu ne peux entendre ceux qui sont dans les tombeaux », et la qualifie de pratique polythéiste.
Pour des raisons analogues, al-Albânî a également mis en garde contre le fait d’invoquer l’intercession (tawassul) des défunts et aussi de prier dans des mosquées construites sur les tombes de soi-disant saints (awliyâ’).
Objections politiques
Outre les questions doctrinales, les salafistes opposent aux soufis des objections politiques, en raison de l’habitude qu’ont les États d’utiliser les soufis comme des antidotes « modérés » face aux salafistes-djihadistes, qui manifestent des idées radicales et soutiennent le terrorisme. Du fait de leur quiétisme politique et de leur « modération » sur le plan de la doctrine, les soufis sont considérés par les régimes arabes comme des partenaires sans risques, avec qui collaborer pour endiguer l’islamisme radical. Bien que ces tentatives n’aient pas toujours obtenu de succès, cette tactique doit avoir consolidé parmi les salafistes-djihadistes l’idée que les cheikhs soufis et leurs adeptes sont les laquais des régimes arabes.
Paradoxalement, les salafistes politiquement quiétistes, qui constituent la majorité, ont parfois des raisons politiques contraires pour ne pas apprécier les soufis. Le salafiste jordanien ‘Alî al-Halabî soutient non seulement que c’est le salafisme, et non le soufisme, qui a des racines anciennes et consolidées dans le royaume hashémite, mais aussi que le soufisme est en réalité une menace en raison de ses liens présumés avec l’Islam chiite.
Vu le scepticisme qui règne en Jordanie (et dans le reste du monde arabe) vis-à-vis de l’Iran chiite, cette position est à interpréter comme une tentative de diffamation à l’égard des soufis. Al-Halabî souligne tout cela avec emphase, estimant que, à la différence des salafistes quiétistes, les soufis ont fait bien peu pour combattre les idées salafistes-djihadistes, et qu’ils sont donc plutôt inutiles dans la lutte contre le terrorisme. Donc, si les salafistes-djihadistes n’apprécient guère les soufis parce que trop proches du régime, al-Halabî, lui, voudrait que les salafistes quiétistes prennent leur place comme groupe musulman préféré par le régime jordanien.
Paradoxalement, les salafistes politiquement quiétistes, qui constituent la majorité, ont parfois des raisons politiques contraires pour ne pas apprécier les soufis. Le salafiste jordanien ‘Alî al-Halabî soutient non seulement que c’est le salafisme, et non le soufisme, qui a des racines anciennes et consolidées dans le royaume hashémite, mais aussi que le soufisme est en réalité une menace en raison de ses liens présumés avec l’Islam chiite.
Vu le scepticisme qui règne en Jordanie (et dans le reste du monde arabe) vis-à-vis de l’Iran chiite, cette position est à interpréter comme une tentative de diffamation à l’égard des soufis. Al-Halabî souligne tout cela avec emphase, estimant que, à la différence des salafistes quiétistes, les soufis ont fait bien peu pour combattre les idées salafistes-djihadistes, et qu’ils sont donc plutôt inutiles dans la lutte contre le terrorisme. Donc, si les salafistes-djihadistes n’apprécient guère les soufis parce que trop proches du régime, al-Halabî, lui, voudrait que les salafistes quiétistes prennent leur place comme groupe musulman préféré par le régime jordanien.
Destruction des sanctuaires soufis
Bien que la destruction des sanctuaires soufis dans des pays comme la Libye et le Mali ait toujours été l’œuvre de salafistes-jihadistes, et non quiétistes, les arguments doctrinaux utilisés contre les soufis sont partagés par les deux branches du salafisme, Les salafistes qualifient souvent les soufis d’« adorateurs de tombes » en les taxant de polythéisme, un polythéisme qui, selon eux, se manifeste dans leur désir de visiter et de vénérer les tombes de ceux qu’ils appellent des saints. Pour eux, de telles pratiques portent atteinte au concept de tawhîd, extrêmement important pour le salafisme, ce qui rend à leurs yeux les mosquées soufies de véritables monstruosités doctrinales. Toutefois, il faut veiller à ne pas accorder un rôle trop important au facteur religieux.
Non seulement les salafistes ont des raisons politiques de s’opposer au soufisme, mais les attaques contre les sanctuaires soufis se produisent plus souvent dans des contextes où le conflit et la violence sont de toute façon déjà présents : ce qui suggère que ce point a à voir également avec le pouvoir politique et l’influence dans des sociétés en transition.
En conclusion, bien que les salafistes aient depuis longtemps des convictions anti-soufies consolidées et répandues, fondées sur des conceptions politiques et doctrinales, c’est le contexte spécifique dans lequel ils se trouvent qui décide laquelle de ces conceptions va prévaloir, et si elles vont devenir ou non violentes.
****
Joas Wagemakers est professeur d’études islamiques à l’Université d’Utrecht, ses recherches portent sur le salafisme et l’islamisme. Parmi ses publications : A Quietist Jihadi: The Ideology and Influence of Abu Muhammad al-Maqdisi (2012), Salafism: Utopian Ideals in a Stubborn Reality (2014, en néerlandais ; avec Martijn de Koning et Carmen Becker), Salafism in Jordan: Political Islam in a Quietist Community (Cambridge University Press, 2016). Première parution de cet article le 8 juin 2017 sur Oasis.
Non seulement les salafistes ont des raisons politiques de s’opposer au soufisme, mais les attaques contre les sanctuaires soufis se produisent plus souvent dans des contextes où le conflit et la violence sont de toute façon déjà présents : ce qui suggère que ce point a à voir également avec le pouvoir politique et l’influence dans des sociétés en transition.
En conclusion, bien que les salafistes aient depuis longtemps des convictions anti-soufies consolidées et répandues, fondées sur des conceptions politiques et doctrinales, c’est le contexte spécifique dans lequel ils se trouvent qui décide laquelle de ces conceptions va prévaloir, et si elles vont devenir ou non violentes.
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Joas Wagemakers est professeur d’études islamiques à l’Université d’Utrecht, ses recherches portent sur le salafisme et l’islamisme. Parmi ses publications : A Quietist Jihadi: The Ideology and Influence of Abu Muhammad al-Maqdisi (2012), Salafism: Utopian Ideals in a Stubborn Reality (2014, en néerlandais ; avec Martijn de Koning et Carmen Becker), Salafism in Jordan: Political Islam in a Quietist Community (Cambridge University Press, 2016). Première parution de cet article le 8 juin 2017 sur Oasis.
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