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Points de vue

Tunisie : l'islamisme d'Ennahda, quand le politique s'impose sur le religieux

Patrick Haenni et Husam Tammam*

Rédigé par Patrick Haenni et Husam Tammam | Lundi 31 Janvier 2011 à 10:03

           


Tunisie : l'islamisme d'Ennahda, quand le politique s'impose sur le religieux
De la deuxième Intifada palestinienne aux réactions contre les caricatures danoises du Prophète Muhammad, les photos et les radio-trottoirs de la presse ont distillé l'idée que les coups de sang de la « rue arabe » seraient essentiellement fondés sur le religieux. L'hémoglobine de la colère tunisienne - et de l'ensemble des « rues arabes » qui lui ont emboîté le pas depuis - relève pourtant d'une alchimie autre: ni les acteurs de la révolution du jasmin, ni les slogans qui les portaient n'étaient islamistes ; l'encadrement de la rue, quand il existait, était plutôt syndical ; les mots d'ordre étaient plus sociaux et politiques que religieux ou identitaires. Pain et démocratie, l'Etat islamique n'était pas à l'ordre du jour de la colère tunisienne.

« Pour comprendre la révolution du jasmin, ne cherchez pas l'islamiste, remarquait à ce propos un intellectuel de sensibilité islamique encore en exil. Ni une quelconque force politique organisée car tous étaient d'accord pour considérer que tenter la récupération du mouvement et le forcer dans une orientation politique spécifique, c'était potentiellement le faire avorter. C'est vraiment le peuple qui a fait l'événement et, pour le comprendre, il faut d'abord se mettre à l'écoute des rappeurs et bloggeurs. »

Les graffitis sur les murs de Tunis ne s'y sont d'ailleurs pas trompés, saluant un peu partout Facebook et remerciant la musique rap pour avoir rythmé, si ce n'est structuré, « l'héritage de la révolution du 14 janvier », profondément irrigué par une culture jeune mondialisée, en situation de défiance radicale par rapport à l'ensemble du champ politique, opposition comprise.

Absent dans l'organisation du soulèvement, mais bien implanté individuellement dans les différents corps intermédiaires et préparant son comeback en phase de restructuration, l'islam politique va peser lourdement dans l'équation politique de l'après-Ben Ali.

Force dominante de l'islam politique tunisien, le mouvement Ennahda (la Renaissance) est, dans le vaste mouvement de restructuration des forces politiques d'opposition, le point nodal de toutes les interrogations et de toutes les craintes. Mouvement très particulier, tiraillé entre une aile tunisienne laminée par la répression et une élite à l'étranger, passablement déconnectée de la réalité du pays et largement repositionné sur les enjeux de l'islam en Occident, Ennahda est bien spécifique dans le paysage de l'islam politique où il entend se situer « quelque part entre le PJD marocain et l'AKP turc », comme le relève un de ses cadres - c'est-à-dire dans l'affirmation du primat de la logique politique sur l'action prédicative et religieuse.

A ce titre, Ennahda, dans les mois à venir, est bien l'une des pièces centrales du pari « post-autoritaire » tunisien : l'émergence d'une société politique stabilisée ayant réussi le double pari du pluralisme et de l'intégration des islamistes. Obstacle ou occasion à saisir ? Un retour sur l'Histoire incite à l'optimisme.

Pluralisme interne et autonomisation idéologique

Tout d'abord, contrairement à d'autres, le mouvement islamiste tunisien, incarné par Rachid Ghanouchi, n'a jamais été un mouvement avec une tête unique ou une idéologie uniforme et fixe. Le mouvement s'est bien construit sur une matrice intellectuelle commune, à savoir la littérature de base des penseurs rattachés à la mouvance des Frères musulmans égyptiens, mais ce socle de base, dès le cours des années 1980, a été étoffé de références spécifiques.

Ensuite, la tendance islamiste tunisienne ne s'est jamais enfermée dans le dogme de la littérature des Frères musulmans, ni dans l'exaltation du chef charismatique et de ses thèses. En effet, à côté de Ghanouchi, d'autres leaders de sa génération ont exercé une forte influence sur le mouvement. On peut noter des cadres comme Aly al-Arîd, Hamadi al-Jibâlî, al-Sâdiq Shurû, Abdelfatah Murû, lesquels ont doté le mouvement d'une assise idéologique spécifique préparant son autonomisation par rapport à la matrice intellectuelle des Frères musulmans sur laquelle il s'était adossé à ses débuts, et ainsi affirmer sa spécificité articulée autour du primat du politique sur le religieux.

Un des anciens compagnons de route de ce qui était encore le Mouvement de la Tendance Islamique se rappelle que le mouvement a très tôt, dès les années 1980, supprimé le concept de Hâkimiyya (gestion des affaires de l'Etat et de la société fondée sur le principe que l'adoration revient à Allah seul, NDLR), pierre de touche des fondements religieux du système politique et des manuels d'édification militante dans la ligne de Sayyed Qutb.

Le groupe des «i slamistes progressistes » de Hamid Enneifer et Salaheddine al-Jurshi joua également un rôle important dans l'évolution du mouvement. Tout le but de ce courant a été de tenter de faire percoler les idéaux de liberté politique et de justice sociale dans la doctrine de l'islam politique militant notamment en établissant un véritable débat interne. Les partisans de ce courant étaient en effet régulièrement en dispute avec Ghanouchi sur de multiples points liés notamment aux principes de l'Etat de droit moderne. Ils parvirnent néanmoins, se souvient Salah Eddine al-Jurshi, à faire passer Ghanouchi d'une vision théologique du droit, fondée sur la sharia, à une vision en termes de droit positif. Car, pour ce mouvement revendiquant un positionnement islamique de gauche et une pensée religieuse plus ouverte, la primauté est non à la mobilisation sur les grands slogans de l'islam politique, mais au travail social.

Si leur impact reste, au niveau international, relativement limité, les islamistes progressistes sont parvenus en revanche à développer, au sein d'Ennahda, un certain sens de la Realpolitik, qui a favorisé notamment la volonté de séparer le militantisme politique de l'activité religieuse. Les islamistes progressistes ont d'ailleurs désormais disparu au sein de Ennahda, notamment parce qu'ils ont aussi fait les frais de la crise de la gauche au début des années 1990, engendrant des repositionnements importants de certains d'entre eux, comme Salaheddine al-Jurshi qui s'est dirigé depuis vers des thèses plutôt libérales.

Rachid Ghanouchi est d'ailleurs un penseur atypique dans la mouvance islamiste, fruit d'une accumulation d'expériences et de références dont ne peut se targuer aucun autre dirigeant islamiste contemporain. Socialisé politiquement dans le nationalisme arabe, influencé par Nasser, il passe par différents partis ce qui lui donne une culture politique plurielle que son adoption du crédo islamiste n'a pas amené à renier. Par ailleurs, il quitte tôt la Tunisie. Dans le cadre de ses études, il découvre l'Egypte, puis la Syrie. Il s'établit en France où il fréquente différents milieux. Il se rapproche de l'islam avec le mouvement de prédication populaire de la Jamaat al-Tabligh wa al-Daawa. Puis il découvre pour les écrits de Ali Shariati, le plus « tiers-mondiste » des islamistes, qui se traduit par sa fascination pour le soulèvement iranien comme moment historique de l'affirmation des déshérités, lesquels avaient, pour l'anecdote, provoqué certaines conversions de membres de Ennahda au chiisme.

Ennahda s'est donc construit sur un relatif pluralisme interne : porosité relative à certains thèmes de la gauche, mise à distance du tronc idéologique de l'islam politique des Frères musulmans égyptiens, débat interne véritable.

Sous le jet de pavés contre la gauche, des parfums de rose... un islamisme ouvert à la question sociale

La seconde spécificité du mouvement islamiste tunisien est sa réceptivité relative à la question sociale. Ce qui est loin d'aller de soi. En effet, la majorité des mouvements islamistes peinent à s'abstraire d'une politique identitaire qui les a éloignée des questions sociales et syndicales.

Les Frères musulmans égyptiens n'ont présenté des candidats aux syndicats ouvriers pour la première fois qu'en 1996, et avec une perspective corporatiste plus que militante. Les Frères musulmans jordaniens ont, après un début d'activité dans les années 1980, passé la question sociale à la trappe en préférant se focaliser sur les grandes questions de la géopolitique islamiste, à savoir la Palestine et l'ingérence américaine dans la région.

Par ailleurs, les Frères ne sont pas les représentants patentés des classes déshéritées. Ils ont des intérêts de classe opposés : l'AKP turc est l'émanation d'une petite bourgeoisie d'affaires provinciale, la Jamaa Islamiyya libanaise fait la part belle aux entrepreneurs, les Frères musulmans égyptiens ont une vision sur l'économie structurée par un véritable lobby d'affaires lié à la présence d'un capital islamiste qui s'est constitué par l'exil dans les pays du Golfe.

Le PJD et le mouvement al-Adl wa al-Ihsan, au Maroc, marqués tous deux par une forte implantation syndicale, font exception et tiennent un discours et des positions politiques plus ancrées à gauche.

Surtout, la question sociale restait solidement plantée dans le pré carré idéologique de son pire adversaire politique : la gauche communiste et laïque. Bref, au-delà de la référence incantatoire aux déshérités, l'islam politique n'a pas tant d'affinité idéologique avec la question sociale que cela, d'autant plus qu'il tend, théologiquement, à dépolitiser le soucis de justice sociale en le réduisant à un souci moral (le devoir de solidarité des riches et la lutte contre la corruption).

Sur ce plan, l'islamisme politique tunisien ne s'est guère distingué de ses alter ego militants en Afrique du Nord et au Machreck. Mouvement fortement implanté dans les cercles estudiantins, l'islam militant tunisien a cherché par la force à s'imposer sur les campus que les organisations de gauche se sont escrimé à conserver de manière non moins musclée. Il s'est opposé à la grève générale de 1978, réclamant le passage devant les tribunaux des organisateurs selon l'un des leaders actuels de l'UGTT, l'Union générale du Travail en Tunisie.

Mais animosité avec la gauche ne signifie pas nécessairement rejet des causes de la gauche pour l'ensemble de la mouvance: à l'occasion de la grève générale, et alors que les militants islamistes encore dispersés n'avaient aucun ancrage dans le monde ouvrier, Ghanouchi considéra, dans un entretien qu'il nous accorda en 2009, que le jeudi noir fut, pour lui, un des événements les plus formateurs politiquement. Il réalisa à cette occasion que, lorsque la rue tunisienne se mobilise, c'est pour la défense de ses intérêts vitaux, non pour la sharia islamique. Une centralité dont on peut douter qu'elle soit nécessairement partagée par ses cadres : Larbi Guesmi, membre du parti et réfugié politique en Suisse, définit ainsi en termes bien plus classique les buts de son parti, à savoir la promotion « des valeurs conformes à l'identité du peuple tunisien à majorité arabo-musulmane » (cité dans Le Temps, jeudi 20 janvier 2011).

L'intérêt de Ghanouchi pour la question sociale, c'est aussi au mouvement de la «gauche islamique» qu'il la doit. Ce mouvement, présent aux marges du mouvement islamiste tunisien dès la fin des années 1970, a été influencé par des penseurs comme le philosophe égyptien Hassan Hanafi, mais aussi par des courants chiites, comme Ali Shariati que nous mentionnions, ainsi que par les Mujahidî Khalq (Moudjahidines du peuple). Ce mouvement, connu aussi sous le nom des « islamistes progressistes », diffusa ses idées pendant près d'une décennie à travers la Revue prospective de la pensée islamique, plus connue sous le nom de la « Revue 15/21» et qui fut un des vecteurs d'ouverture de l'islamisme à des penseurs venus d'autres horizons idéologiques.

Dans les rangs islamistes, la domination de cadres issus des classes moyenne et un souci unanimiste fondé sur le mythe fédérateur de la oumma (ou de la nation pour les plus politiques d'entre eux) avaient engendré, parmi les cadres islamistes, un certain mépris pour la question ouvrière, voir plus généralement la question sociale. Une partie des dirigeants d'Ennahda, au contraire a relativement tôt fait en partie sienne la symbolique ouvrière. Le mouvement a été ainsi le premier parti islamiste à célébrer le 1er mai, « fête des ouvriers » en arabe ('eid al-'umâl). La question sociale occupa rapidement une certain place dans les prêches délivrés par les cadres du mouvement, lequel s'attela à développer une littérature de base sur la question.

Le retour de l'immigration a, en revanche, de fortes chances de rendre plus centrale la question sociale dans les revendications du groupe islamiste. En effet, non seulement beaucoup des cadres du « Nahda de l'émigration » sont souvent en interaction forte avec la gauche alors que les plus jeunes se sont souvent ralliés à la mouvance de Tariq Ramadan, bien positionnée à gauche dans son approche des enjeux afférents à la question sociale.

Par-delà le dogme, une capacité d'ouverture politique et de concessions idéologiques

En conséquence, aucun parti islamiste sunnite n'a pris la question de la justice sociale autant au sérieux que l'islam politique tunisien. Ce qui facilite le contact avec la gauche.

Dans le cadre de l'alliance politique du 18 octobre 2005 (appel lancé par représentants d'associations de la société civile et de partis politiques pour le respect des droits politiques et humains, NDLR), rassemblement de partis d'opposition qui s'était entendu sur une plateforme politique de revendication démocratique regroupant trois tendances (islamistes, gauchistes, libéraux), les revendications sur les questions qui fâchent (statut personnel, condition de la femme, droit) ont offert un bon exemple. Elle a montré un islamisme certes en position d'opposition conservatrice, mais non intransigeant sur le dogme et capable de mettre des bémols à ses revendications initiales; « il ne fait pas de doute que les années de répression - mihna - ont fait mûrir politiquement les cadres du mouvement dans le pays, notamment en les poussant à clarifier clairement une vision séparant le religieux et le politique », observe un intellectuel tunisien, regrettant toutefois qu'on ne puisse se fonder sur une véritable production intellectuelle afin de fonder ces impressions sur des textes.

La plateforme du 18 octobre est parlante sur plusieurs points : d'une part, elle montre que l'islamisme est capable d'entrer dans des processus de délibération, y compris avec son pire ennemi idéologique, le communisme. Elle montre ensuite que l'islamisme peut faire des concessions, ce qui se fit d'ailleurs au prix de fortes polarisations en interne, toute une aile d'Ennahda refusant précisément les accommodements qui fondèrent la position du mouvement dans la dynamique du 18 octobre. Enfin, last but not least (et point capital pour l'avenir de la Tunisie), elle montre aussi que la gauche tunisienne, si elle est bien dans des positions de défense de certains acquis propres à la Tunisie (laïcité, statut de la femme), n'est pas nécessairement dans une position éradicatrice face à l'islam politique d'Ennahda alors même qu'elle est, pour le moment, dans un rapport de force relativement favorable. Si les anciens communistes du Tajdid (Renouveau) campent sur une position de refus total de l'islam politique, d'autres comme le Parti Démocratique Progressiste, parti de gauche libérale, sont pour leur intégration, comme l'est aussi le Parti Ouvrier Communiste Tunisien.

Selon un intellectuel de sensibilité islamiste, « le chemin a été difficile. Il y a 20 ans de cela, islamistes et gauchistes se promettaient mutuellement la mise à mort en cas de prise de pouvoir des uns ou des autres. Et lorsque Ben Ali a commencé à réprimer Ennahda, la gauche s'en est bien accommodée, avant de subir elle-même le même sort dans les années qui suivirent. Et dans les geôles, alors que tous devenus victimes, les premiers contacts sérieux ont pu s'établir. »

Du côté des syndicats, la tendance dominante de l'UGTT a également renoncé, depuis la chute de Ben Ali, à qualifier Ennahda de « fascisme islamiste ».

La méfiance reste certes de mise. Dans les rangs de la gauche, on dénonce le populisme de Ennahda et on se souvient de son refus au grand moment du syndicalisme tunisien: la grève général de 1978. Quant aux chefs de Ennahda, ils redoutent la persistance de forces «éradicatrices» dans le gouvernement comme dans les rangs de la gauche. Mais un pas important a été franchi avec l'initiative du 18 Octobre, qui a posé un engagement de principe pour une entente minimal nécessaire au vivre ensemble.

La rupture avec l'héritage des Frères musulmans – et le passage de la question sociale à la démocratie

L'intégration de la question sociale par l'islamisme a facilité l'ouverture de l'islamisme aux autres forces politiques. Difficilement. Mais si l'ouverture a eu lieu, c'est moins sous la contrainte des règles du jeu politique (comme en Egypte dans les années 1980 où les Frères, pour accéder au Parlement, ont du faire alliance avec des partis reconnus) que dans le cadre d'un partage minimum de valeurs lequel, une fois encore, n'a pas empêché les confrontations musclées des années 1980.

En effet, d'une part, la question sociale, adoptée par les futurs leaders d'Ennahda dès la fin des années 1970, a permis un rapprochement avec la gauche syndicale. Mais au-delà, sous l'influence tant de Rachid Ghanouchi que de certains courants internes comme les islamistes progressistes, le rapport à la référence démocratique s'est apaisé. La dynamique a été progressive, mais elle a été rendue possible par deux facteurs.

D'une part, l'autonomisation idéologique vis-à-vis de la doctrine traditionnelle des Frères musulmans. Dans les années 1980, à travers la production des différents courants mentionnéscomme la gauche islamique, mais aussi grâce à l'évolution intellectuelle de Ghanouchi, le mouvement prend ses distances par rapport à la littérature traditionnelle des Frères musulmans. Ghanouchi pose les jalons d'une pensée spécifique, dès 1981 à travers sa thèse de doctorat portant sur la question des libertés publiques Il réfléchit sur des thèmes portant bien sur la question des libertés: sur la femme, sur la question du statut des minorités non religieuses dans l'islam. L'aboutissement de la réflexion se cristallise en 1993 dans son livre Libertés publiques dans l'Etat islamique, publié par le Centre des Recherches de l'Unité arabe, basé à Beyrouth, une maison d'édition d'ailleurs plus nationaliste arabe qu'islamiste.

D'autre part, la volonté d'ancrer leurs mots d'ordre dans le nouveau référentiel et de couper les ponts, non seulement avec une partie de l'héritage des Frères musulmans, mais aussi avec l'esprit de mouvement de prédication qui dominait encore le MTI. La décision de passer du mouvement religieux au parti politique a été prise au congrès de 1988. Le traditionnel slogan des Frères musulmans « L'islam, c'est la solution » a été remplacé par « La liberté, c'est la solution » et de manière non purement démagogique: par là, les leaders du futur Ennahda affirmaient avant tout le primat d'une vision politique et partisane sur leur précédente orientation de prédication. De l'intérieur, le mouvement est aussi vu comme une phase de réancrage national dans la tradition tunisienne. Le passage du prédicatif au politique s'accompagne d'un retour sur la tradition religieuse tunisienne malékite, voire sur un certain patriotisme national incarné par des poètes comme Abu al-Qâssim al-Shâbî.

Ces dynamiques ont affecté le mouvement sur plusieurs plans : tout d'abord, la rupture claire avec la tentation du travail clandestin, puis la régulation interne du mouvement islamiste par des procédures - et un mode de fonctionnement - de type démocratique, enfin une volonté de faire primer le politique concret sur l'idéologique. Pour Aly Al-Arîdhî, « nous ne voulons pas d'Etat religieux mais un Etat démocratique fondé sur le seul principe de citoyenneté ». En clair, cela revient à « laisser la promotion des valeurs religieuses à la société civile », c'est-à-dire, a contrario, à séculariser les mécanismes institutionnels de la compétition politique: «si on entre dans la sphère publique, il faut la gérer avec les mécanisme de fonctionnement et les concepts qui lui sont propres». Une forme de sécularisation par « effet de champ » qui entraîne une seconde conséquence majeure : la mise à l'écart de la notion de shumuliyya, renvoyant à l'idée que l'islam est une réponse programmatique et totale, pierre de touche du message de Hassan al-Bannah, fondateur des Frères musulmans, est considéré désormais comme « ayant été dépassé ».

D'un côté, cet aggiornamento parvient à rassurer une partie des compagnons de route. Pour cet ancien membre des islamistes progressistes, opposés à Ennahda, deux acquis au sein du parti peuvent être considérés comme définitifs : l'acceptation de la spécificité de la femme tunisienne et de la régulation de la compétition politique par les urnes.

D'un autre côté, et par suite de ce mouvement d'émancipation de la matrice Frères musulmans initiale et d'avancées réelles sur le plan du rapport à la démocratie, Ennahda a adopté des positions très critiques à l'égard des Frères égyptiens. Rachid Ghanouchi a, par exemple, condamné leur programme de 2007, en affirmant qu'en refusant la présidence aux coptes et aux femmes et en voulant placer le processus législatif sous la supervision d'un conseil d'oulémas, les Frères ne se fondent pas sur une acceptation pleine et entière du principe de citoyenneté. A l'inverse, du côté des Frères, la perception de Ghanouchi est contrastée : fils spirituel du dirigeant soudanais Hassan al-Tourabi critiqué pour avoir tenté de développer une mouvance islamiste parallèle à celle des Frères musulmans égyptien pour les uns, islamiste d'orientation libérale pour les autres. Il est critiqué par certains comme Rafiq Habib, le penseur copte et compagnon de route très écouté au sein de l'aile conservatrice des Frères égyptiens, qui voit dans l'ouverture conceptuelle du chef d'Ennahda les prémices d'un mouvement paradoxal de sécularisation, précisément parce qu'il entérine de facto la séparation de la sphère religieuse et de la sphère politique.

L'improbable confiscation de la révolution par l'islamisme

L'avenir de Ennahda ne saurait être déduit de son expérience passée. Et le contexte de reconstruction politique post-autoritaire soulève plusieurs interrogations et autant de dilemmes. Comment va se passer la restructuration en Tunisie du « Nahda de l'exil » (Nahda al-Mahjar) et du « Nahda de l'intérieur » (Nahda al-dâkhil) ? Les prérogatives de ce dernier ont été considérablement renforcée lors du dernier congrès général du parti en 2007, dans un contexte d'affirmation d'une nouvelle génération politique qui préférerait, selon un proche de Ennahda, voir Rachid al-Ghanouchi ne pas trop occuper le devant de la scène politique et laisser la place aux nouveaux cadres politiques de l'intérieur. Comment va se coupler une base militante interne porteuse désormais d'une culture politique propre, faite d'expérience carcérale, de tractations diverses avec le pouvoir, de dialogues avec l'opposition, de grèves de la faim, et une direction politique et intellectuelle profondément marquée par l'expérience de l'islam en Occident ?

Deux points structurels se dégagent pourtant de ce bref retour historique sur l'expérience islamiste tunisienne.

Tout d'abord, le fait que Ennahda ne pourra pas faire cavalier seul dans la restructuration du pouvoir. Contrairement à d'autres pays, comme l'Egypte, où les Frères musulmans sont les seuls à tenir tête au régime, Ennahda s'inscrit dans une configuration d'oppositions où la gauche non seulement n'a pas été laminée mais où, depuis les années 1970, elle a tenu haut le pavé par le biais de l'activisme syndical. Le syndicalisme a été jusqu'à ce jour le principal contre-pouvoir au régime de parti unique tant sous Bourguiba que sous son successeur.

En d'autres termes, l'islamisme sera obligé de composer, c'est-à-dire de transiger avec le dogme. Et la plateforme du 18 Octobre rappelle qu'il a d'ores et déjà prouvé qu'il en était capable.

Ensuite, Ennahda revient au pays dans un moment politique arabe où les islamistes légalistes ont globalement fait leur aggiornamento: le souffle du grand soir ne les porte plus, le pragmatisme domine, la grammaire de l'Etat-nation et la référence à la démocratie se sont imposés. Or Ennahda, loin de s'inscrire en faux, est à la tête de ce mouvement, conscient dès le début que c'est sur des questions concrètes, à commencer par la question sociale, qu'ils seront jugés par le peuple. Ennahda a, dès sa naissance, tiré un trait sur le romantisme révolutionnaire, s'est montré peu intéressé par les grands slogans religieux et identitaires, a pris acte, dans les documents du manifeste du 18 Octobre, des acquis de la femme tunisienne et a compris que son futur se jouera sur le politique concret.

Dans un contexte de champ religieux fortement déstructuré, privé de discours savant depuis la mise au pas de la Zeitouna par Bourguiba, avec des prêches du vendredi imposés (souvent lus, sourit un enseignant de sensibilité religieuse, par des officiers de police retraités), le tout sur fond de poussée sensible du salafisme via les chaînes satellite et les sites Internet, le mouvement Ennahda est ainsi, s'il maintient le cap idéologique pris ces dernières années, non seulement une pièce centrale de l'équation politique de sortie de l'autoritarisme, mais aussi un facteur potentiel de stabilisation d'un champ religieux en attente de bouleversements en profondeur avec la fin du régime de Ben Ali.




Cet article a bénéficié de la relecture attentive de Nicolas Dot Pouillard, Ridha Ajmi, Mehrez Drissi, Nahla Chahal, Mongi Abdennabi.


* Patrick Haenni est chercheur à l'Institut Religioscope. Il est l'auteur, notamment, de L’Ordre des caïds, conjurer la dissidence urbaine au Caire (Éd. Karthala, 2005) ; L’Islam de marché, l'autre révolution conservatrice (Éd. du Seuil, 2005) ; et a codirigé avec Stéphane Lathion, Les Minarets de la discorde (Gollion, Infolio, 2009).
Husam Tammam est journaliste et chercheur.



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