Histoire

1983-2013 : la longue marche contre le racisme

Rédigé par Mérième Alaoui | Mardi 10 Décembre 2013 à 03:03

Épisode fondateur de la lutte antiraciste des quartiers populaires, la Marche pour l’égalité et contre le racisme reste pourtant méconnue, même par les jeunes militants.



À son arrivée à Paris, le 3 décembre 1983, la Marche pour l’égalité et contre le racisme a rassemblé quelque 100 000 personnes. Il est temps, 30 ans après, que cet événement prenne souche dans la mémoire collective et fasse partie intégrante l’Histoire de France.
Un soir de juin 1983, en plein mois de Ramadan, un jeune des quartiers des Minguettes, à Vénissieux (Rhône-Alpes), est violemment attaqué par un chien policier. Toumi Djaïdja, président de l’association SOS Avenir Minguettes, intervient sans réfléchir et sauve l’adolescent de la gueule de l’animal. La réaction du policier raciste est sans appel : il tire sans sommation sur le jeune Toumi et le laisse pour mort.

Sur son lit d’hôpital, c’est décidé, Toumi Djaïdja va marcher pacifiquement, inspiré par la Marche du sel de Gandhi, en 1930. « On aurait pu lever le poing mais on a préféré avoir une main tendue », explique, 30 ans plus tard, l’initiateur de la Marche avec la sagesse qui le caractérise.

Marcher, la meilleure façon pour le jeune militant de dire stop à l’escalade de la violence. « La décennie 1980 est la plus meurtrière de l’histoire de l’immigration en France, supérieure aux années 1970, supérieure même à la fin du XIXe siècle quand cela concernait les Italiens », explique Abdellali Hajjat, sociologue, auteur de La Marche pour l’égalité et contre le racisme.

Prise de conscience

Toumi Djaïdja et ses amis de quartier, épaulés par le Père Christian Delorme, partent donc pour Marseille.

Top départ le 15 octobre. La France est d’abord indifférente à cette mobilisation. Mais, peu à peu, les marcheurs provoquent une prise de conscience. La France découvre ces jeunes enfants d’immigrés révoltés par les crimes racistes. Toutes les associations d’immigrés des villes de France rejoignent le mouvement. En particulier, le Collectif de soutien de Paris. « On a tout de suite adhéré à la cause ! On a fait tout le travail d’organisation pour que l’arrivée du 3 décembre soit marquante, avec un message politique », raconte Samia Messaoudi, qui était alors journaliste à Radio Beur et militante au Collectif de la capitale.

Pari réussi. Le 3 décembre, ils sont 100 000 à Paris pour fêter la « France plurielle ». Réception à l’Élysée, le président François Mitterrand accorde la carte de séjour de 10 ans. Un moment historique pour les familles immigrées.

Les militants de terrain évincés

Mais les lendemains de cette belle aventure humaine sont difficiles. La majorité des marcheurs historiques se dispersent… « En juin 1984, toutes les associations qui ont convergé autour de la Marche décident de se rassembler pour créer une fédération nationale. Mais c’est un échec », poursuit le sociologue. Convergence 84, née de la Marche, organise une deuxième mobilisation similaire, mais qui connaît un succès mitigé.
C’est surtout à ce moment-là qu’on voit apparaître la fameuse main jaune de SOS Racisme…

« Quand on y repense, tout était préparé ! Pendant l’organisation, c’était tellement le bazar chez Convergence qu’ils ont oublié de prendre leurs écriteaux pour la manifestation… Du coup, les membres de SOS Racisme ont abreuvé les manifestants de petites mains jaunes. L’opération communication était réussie, c’est ce que tout le monde a retenu… », se rappelle Daniel Duchemin, ancien directeur du Relais Ménilmontant, endroit de rendez-vous mythique des marcheurs à Paris. « SOS a bénéficié d’un vide et d’un échec des associations. Mais aussi de moyens financiers, par Pierre Berger ; médiatique, par la presse comme Libération ; et politique, par le PS, la mairie de Paris… », précise Abdellali Hajjat.

D’un côté, des jeunes de 20 ans ; de l’autre, toute une organisation politique millimétrée. Le rapport de force est déséquilibré. Les militants de terrain issus de l’immigration sont évincés. Harlem Désir et ses acolytes proches de Julien Dray crèvent l’écran.

Transmettre la mémoire

Trente ans plus tard, les jeunes générations associent encore la Marche à SOS Racisme et donc au pouvoir politique… Résultat, cet événement n’est pas inscrit dans les mémoires des quartiers.

Pour Saïd Bouamama, marcheur responsable du Comité d’accueil du Nord devenu sociologue, la responsabilité incombe aussi aux militants eux-mêmes. « Il est vrai que nous n’avons pas su transmettre cette mémoire aux jeunes générations », concède celui qui est proche des Indigènes de la République. Les jeunes militants antiracistes voient souvent leurs aînés comme des « manipulés », des « naïfs »…

Ce n’est pas le cas de Rokhaya Diallo, cofondatrice des Indivisibles, qui signe le documentaire Les Marches de la liberté. « On montre souvent nos parents, nos grands frères comme des gens qui ont baissé la tête, mais c’est faux ! Ils ont milité et ils n’avaient que 20 ans ! J’ai un grand respect pour cela. Je ne connais pas beaucoup de militants si jeunes aujourd’hui qui auraient le courage d’un Toumi Djaïdja ! »

Malheureusement, le combat antiraciste, en particulier contre l’islamophobie est plus que d’actualité. Les jeunes militants ont-ils compris les leçons du passé ? « Je trouve les jeunes plus politiques qu’à notre époque… », reconnaît Saïd Bouamama. En même temps, « toutes les générations ont l’impression d’inventer l’eau chaude… Il faut regarder ce que les autres ont fait avant nous, ce n’est pas le premier reflexe. Je m’inclus d’ailleurs ! », avoue Rokhaya Diallo.

Idéalistes d’hier, individualités d’aujourd’hui

Pour Nadia Hathroubi-Safsaf, journaliste et auteure de La Longue Marche pour l’égalité, les leçons n’ont pas été retenues : « Aujourd’hui, les jeunes se vendent davantage en tant que “diversité”, ils pensent plus “individualité” et moins “collectif”. C’est la course au siège, au poste. L’idéal des marcheurs de 1983 est loin. Ils étaient certes plus naïfs mais aussi plus idéalistes… »

Du côté des « anciens » comme Djamel Attallah, marcheur historique, les jeunes militants sont parfois trop « radicaux ». « Je pense, par exemple, aux Indigènes de la République qui ont un combat que je comprends, mais je ne suis pas d’accord avec la méthode. »

Pour Samia Messaoudi, le mot même d’islamophobie est à bannir. « Oui, il y a du racisme en 2013, qu’on doit combattre en tant que tel. Mais mettre l’accent sur les musulmans me gêne. On a dit qu’on avait fait la Marche des Beurs, mais c’est faux ! Dès le départ, nous étions dans une logique plus ouverte, on se battait pour l’égalité et contre le racisme tout simplement. »

Quant aux jeunes associations anti-islamophobie, elles ne semblent pas éprouver le besoin de raviver la mémoire de 1983. « À ma connaissance, aucun texte sur la Marche n’a été écrit par le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) », précise Abdellali Hajjat.

Continuer à militer

La Marche, méconnue, occultée ou tout simplement oubliée ? Il est fort à parier que le film de Nabil Ben Yadir et la promotion qui l’accompagne vont contribuer à faire connaître la Marche aux jeunes publics. Car 2013 semble bien marquer un tournant : « Il y a malheureusement un écho entre 1983 et 2013 : un Front national qui perce, un gouvernement socialiste qui portent des espoirs et qui les déçoit… Je pense aux droits de vote des étrangers, au contrôle au faciès… »

Ce qui a changé pour le sociologue, c’est la présence des enfants d’immigrés dans le tissu associatif. « L’aventure de la Marche a permis à toute une génération de se politiser et à continuer à militer. Beaucoup sont entrés dans des syndicats, des partis politiques, des associations. Donc, pour moi, la Marche reste une réussite. » 1983-2013 : trois décennies de combats antiracistes, qui devraient enfin commencer à s’inscrire dans la mémoire des enfants de l’immigration et dans l’Histoire de France.