Ramadan

Ados et jeunes adultes face au Ramadan : Jeûner pendant les examens ? A partir de quel âge ?

Rédigé par | Mardi 6 Juin 2017 à 17:00

Pour le Ramadan 2017/1438H se pose à nouveau la question de la longueur des journées de jeûne (environ 18 heures) pour les adolescent(e)s et jeunes adultes étudiant(e)s, en particulier celles et ceux qui sont en période d’examens. Alors que les risques pour la santé des plus jeunes, si ce n’est pour la réussite même de leurs études, ne sont pas négligeables, les clercs musulmans ne semblent pas vouloir se saisir collectivement de cette problématique, voire proposer de nouveaux seuils quant à la pratique de jeûne de Ramadan pendant la période solsticiale d’été.



Beaucoup de diffuseurs de discours islamiques aiment à rappeler le caractère universel de l’islam et son adaptabilité à tous les contextes, répétant, à titre d’illustration, que l’imâm al-Shâfi’î n’aurait pas hésité à donner deux opinions jurisprudentielles différentes à propos d’un même cas, en Irak et en Egypte. Ce principe de plasticité de la normativité islamique semble cependant s’être sévèrement restreinte pour ne plus concerner aujourd’hui que des points marginaux de la pratique, son immense majorité semblant avoir été définitivement inscrite dans le marbre.

Pourtant, au niveau global, depuis deux générations, l’espèce humaine est en train de connaître un coup d’accélérateur sans précédent dans l’Histoire de l’humanité : enchaînant les révolutions (alimentaire, numérique, modes de vie, rapports au travail…), nous peinons à nous ajuster et à développer de nouveaux rapports à la Transcendance au sein d’une sollicitation constante de notre attention dans un monde de plus en plus gorgé de signes, pour ne souligner que quelques-uns des défis auxquels nous sommes confrontés au quotidien.

La cléricature musulmane à la traîne doit se ressaisir

Si aucune tradition religieuse n’a de recettes toutes faites pour accompagner ses ouailles dans cette nouvelle dimension de l’aventure humaine, la cléricature musulmane semble particulièrement à la traîne en matière de production spirituelle et jurisprudentielle, se contentant souvent de republier des recettes millénaires sans même prendre le soin de les retraduire pour aujourd’hui.

S’enorgueillissant en outre de maintenir une pratique populaire d’outils spirituels (prières quotidiennes, jeûne de longue durée) abandonnés depuis longtemps par la plupart des traditions religieuses à des corps spécialisés (moines, prêtres), il est plus que jamais impératif de réfléchir en profondeur à leur mise en œuvre au sein de ces territoires inexplorés dans lesquels nous nous aventurons collectivement, faute de voir un nombre grandissant de gens les abandonner en rase campagne du fait de la difficulté à les concilier avec nos rythmes de vie et leurs exigences.

Ce serait signer là la perte importante d’une volonté spécifique de témoigner de la Transcendance pour l’ensemble de l’humanité. Se contenter de répondre que le monde doit s’adapter à la pratique du jeûne plutôt que l’inverse relève plus du déni de réalité que de la sagesse et de la profondeur de vue que les pratiquant(e)s sont en droit d’attendre de la part de celles et ceux qui ont fait profession d’apporter une guidance spirituelle en ce monde.

Pour cadrer la conversation et encourager les autorités musulmanes de France et de Belgique à avancer sur ces questions au plus vite et répondre ainsi aux interrogations brûlantes tant des adolescent(e)s que de leurs parents, je propose en deux articles à paraître successivement quelques balises et des nouveaux seuils en-deçà duquel la pratique du jeûne devrait être interdite.

Plusieurs questions sont liées à la pratique du jeûne :

1. L’âge à partir duquel il est attendu qu’un(e) musulman(e) pratiquant(e) accomplisse le jeûne ;

2. Les options jurisprudentielles disponibles ou qu’il est impératif de développer ;

3. Le rôle des parents dans l’éducation et le soutien à une pratique religieuse physiquement contraignante ;

4. Le rôle des autorités religieuses (imâms, prédicateurs/trices) dans la guidance spirituelle.

Les questions 3 et 4 seront traitées dans une seconde partie.

1. L’âge à partir duquel il est attendu qu’un(e) musulman(e) pratiquant(e) accomplisse le jeûne

Bien que le Coran ne fixe aucune règle en la matière, la tradition jurisprudentielle a pris pour indicateur l’âge de la puberté pour les filles et les garçons comme âge à partir duquel la pratiques des rites (prières, jeûne) devient obligatoire pour tout(e) croyant(e) musulman(e), car il/elle est supposé(e) être en mesure de comprendre le sens de ses actes.

Les indicateurs physiologiques les plus saillants retenus par les juristes sont l’apparition des règles pour les filles et de l’éjaculation pour les garçons, à savoir leur capacité de procréation. Comme cela a été longtemps le cas dans d’autres traditions, y compris en Europe selon le droit romain, la puberté était considérée comme coïncidant avec la majorité, à savoir la capacité de prendre une décision en toute connaissance de cause, de s’engager de manière contractuelle.

En fonction des sociétés et de l’époque, l’âge de la puberté a pu varier entre 12-16 ans pour les filles et 13-18 ans pour les garçons. Certaines écoles juridiques, telles que le malékisme et le hanéfisme, ont même fixé un âge limite supérieur en l’absence de signes physiologiques clairs d’apparition de la puberté : à 18 ans au plus tard, un être humain est définitivement considéré pubère et donc en capacité de prendre des décisions réfléchies.

Si l’utilisation de critères physiologiques pouvait relever du bon sens dans les sociétés prémodernes, l’évolution de l’espèce humaine au cours de ces dernières décennies génère un certain nombre de questions. En effet, de nombreuses études scientifiques soulignent une apparition de plus en plus en précoce des signes de la puberté chez les filles en particulier (1 ou 2 ans d’avancement en l’espace d’une génération, phénomène constaté globalement), ce qui souligne l’inadéquation grandissante entre l’apparition des signes physiologiques de la puberté, d’une part, et la majorité, d’autre part.

A suivre strictement la jurisprudence islamique classique, certains enfants (les filles en particulier) devraient pratiquer le jeûne dès 9 ou 10 ans, voire parfois même 8 ans, alors que leurs capacités physiques, pour ne rien dire de leur capacité à prendre une décision informée, ne sont pas établies pour autant.

Il est évident que le fait de prendre une décision informée, d’être en capacité de mesurer la portée de ses actes, est une question problématique, car elle est éminemment individuelle endéans même les réalités statistiques. Tous les systèmes juridiques ont donc été amenés à établir certains curseurs, curseurs qui ont été placés à des âges différents, en fonction de l’époque, au sein d’une même société, ceux-ci variant également en fonction des sujets abordés.

En France et en Belgique, par exemple, on estime aujourd’hui qu’il faut 18 ans pour pouvoir s’engager contractuellement, pour voter, pour prendre officiellement part à la vie de la Cité, pour décider librement du port d’un signe religieux ostensible ou pour se marier sans l’assentiment de ses parents. Cet âge était de 21 ans jusqu’en 1990 en Belgique et 1974 en France. On estime par contre qu’il faut 15 en France et 16 ans en Belgique pour être libre de s’engager dans des relations sexuelles consenties ; d’autres pays européens fixent cette limite inférieure à 14 ans. En Belgique, le législateur a estimé par contre qu’il n’y a pas d’âge limite inférieur pour décider de sa fin de vie en cas de maladie incurable et de souffrance intense (euthanasie, s.v. Belgique).

Pour chacune de ces questions délicates, on pourra trouver des individus intellectuellement matures bien plus tôt et d’autres bien plus tard. Ces seuils que définit légalement une société pour s’assurer de l’égalité de tou(te)s devant la loi et assurer une stabilité juridique pour les engagements contractuels (mariage, travail, création d’entreprise, élections…), même s’ils contiennent une part d’arbitraire, sont renégociés de manière régulière pour prendre en compte les nombreux paramètres qui conditionnent l’apparition de cette faculté de poser un choix réfléchi : l’évolution sociétale générale, les connaissances disponibles, le niveau général d’éducation, l’évolution physiologique de l’espèce humaine…

On constate, en France et Belgique, pour ne prendre que ces deux cas, qu’il existe bien une déconnexion de plusieurs années entre l’apparition des signes physiologiques de la puberté et la reconnaissance de différents types de majorité, donc de reconnaissance légale de la capacité de prendre des décisions pondérées, de manière autonome, y compris en matière de choix religieux (cf. la question du port de signes convictionnels dans l’enseignement).

2. Vers quelles options jurisprudentielles se diriger ?

La pratique de l’islam devant prendre en compte l’état de la société dans lequel celui-ci est pratiqué par les musulman(e)s ainsi que les connaissances scientifiques et les traditions locales (‘urf), il est donc indiqué de réfléchir à la nécessité de déconnecter également l’apparition de la puberté de la majorité, à savoir la capacité de poser des actes, des choix de manière informée. Si les deux pouvaient être considérés comme relativement synchrones dans les sociétés prémodernes, les pratiques sociales et juridiques de la France et de la Belgique contemporaines montrent que ce n’est plus le cas.

2.1. En conséquence, en matière de pratique du jeûne de Ramadan, quelle que soit la saison :

1. Il nous semble important de laisser aux adolescent(e)s le choix d’accomplir leur jeûne ou non, de manière totalement libre.

2. Il convient de s’assurer, au travers d’un dialogue bienveillant avec eux, qu’ils/elles comprennent leur choix de le mettre en pratique et sont pleinement informé(e)s des conséquences physiques possibles de ce choix (fatigue, soif, nervosité accrue, difficultés de concentration…) ainsi que des bénéfices possibles (apaisement spirituel, développement de l’endurance…).

3. Il convient de refuser la pratique du jeûne par simple imitation, en particulier pour les plus jeunes qui, même si ils/elles prétendent « choisir » de jeûner, sont largement influencé(e)s par la pratique de leur entourage et ne sont pas en mesure de mesurer la portée de leurs actes.

4. Il convient dès lors d'interdire la pratique du jeûne du Ramadan avant l’âge de 12 ans car il est clair, en dehors de cas très particuliers, qu’ils/elles ne sont pas en capacité de prendre une décision informée et qu’ils mettent en danger tant leur santé que leur bonne scolarité dont le résultat prime sur toute autre considération.

De manière plus générale, il convient de rappeler également la jurisprudence en matière des priorités (fiqh al-awwaliyyât), à savoir que la pratique de la prière quotidienne est d’un degré plus élevé que la pratique du jeûne de Ramadan. Cela implique qu’un enfant, un(e) préadolescent(e), voire un(e) adolescent(e) pubère qui n’est pas en mesure de pratiquer plus ou moins régulièrement ses prières canoniques et d’en apprécier la portée spirituelle, ne peut être en mesure de pratiquer un jeûne en étant pleinement conscient(e) de ses implications spirituelles.

Il résulterait de cela que la pratique du jeûne de Ramadan relèverait plus de la simple pratique culturelle, et non d’une pratique religieuse. Cela lui retire d’emblée toute dimension d’obligation qu’elle pourrait revêtir pour un(e) croyant(e), par défaut de l’intention clairement formulée d’accomplir un acte de dévotion pour la seule recherche de la Face de Dieu (li-wajhiLlâh) et non pour la recherche de l’adhésion visible à une coutume traditionnelle, aussi noble soit-elle.

Pour déterminer la possibilité d’une pratique du jeûne de Ramadan par des jeunes pubères, l’existence d’une pratique de la prière canonique en dehors de la période de Ramadan devra être prise en compte. L’absence d’une pratique raisonnée de la prière canonique doit inciter au fait de décourager activement le/la jeune pubère à la pratique du jeûne dont on peut supposer qu’il constituera avant tout un marqueur identitaire et non une pratique qui s’inscrit dans une spiritualité vivante.

Il importe en conséquence de mettre en cause les discours traditionnels sur le fait qu’une pratique identitaire, affective ou communautaire du jeûne, amènerait à une transformation spirituelle qui conduirait la jeune personne vers une pratique religieuse plus intensive et conforme aux prescriptions légales traditionnelles. Si de tels cas peuvent exister, ils ne constituent en aucun cas une corrélation statistique suffisante pour affirmer que la pratique du jeûne de Ramadan pour des raisons affectives, communautaires ou identitaires soit une porte d’entrée indispensable vers une pratique raisonnée et spirituelle du jeûne du Ramadan, puis de la prière canonique, etc.

2.2. En ce qui concerne la pratique du jeûne pendant les périodes des examens de fin d’année scolaire :

1. Vu la durée des journées de jeûne (18 heures en moyenne), les conditions climatiques saisonnières (chaleur) et les efforts de concentration très importants que doivent fournir les élèves de l’enseignement secondaire, voire du supérieur, il conviendrait d’interdire la pratique du jeûne avant l’âge de 16 ans, tant pour les filles que les garçons, en particulier entre le 15 mai et le 15 juillet, car il paraît peu probable qu’ils soient en mesure d’en saisir toutes les implications pour eux-mêmes et leur avenir (en cas de faillite aux examens).

Cela permet de protéger l’adolescent(e) de la pression familiale et communautaire et de l’incitation – implicite ou explicite – de jeûner. Avant 16 ans, l’adolescent(e) sera dispensé(e)de compensation, car considéré(e) comme mineur(e) et donc non en mesure de prendre la pleine mesure de son acte. Cela sera donc déclaré sans conséquence pour lui/elle et évitera les sentiments de culpabilité inutiles. Eventuellement, il/elle pourra, s’il/elle en a la capacité, choisir de jeûner les weekends et les jours fériés quand ses charges sont moins importantes.

2. Au-delà de 16 ans, et pendant cette même période, il sera recommandé à l’adolescent(e) et au/à la jeune adulte de ne pas jeûner pour se donner les meilleures chances de réussite en favorisant sa concentration sur ses études. Il/elle pourra, au choix, et selon les options détaillées par le Coran et les différentes écoles juridiques : soit reporter les jours de jeûne manqués à une période ultérieure, soit payer la compensation (fidya), à savoir donner l’équivalent de son repas à une personne démunie ou une organisation caritative de son choix (estimation 2017 : 7 €/jour) sans avoir à refaire les jours de jeûne manqués. Il/elle pourra également, comme dans le cas précédent, s’il/elle en a la capacité, choisir de jeûner les weekends et les jours fériés quand ses charges sont moins importantes.

Le contexte inédit auquel nous faisons face, avec un nombre historiquement sans précédent d’adolescent(e)s et de jeunes adultes en situation de jeûne pendant cette période difficile, impose aux oulémas de se positionner avec clarté et d’être à la hauteur des défis du moment. CFCM, EMB, unions d’imams et autres plateformes ayant une quelconque légitimité à produire de la normativité islamique, il est impératif de publier des directives claires en la matière, au risque d’être rendus encore plus « non pertinents » dans le regard des musulmans de nos pays.

Il s’agit d’un sujet particulièrement important pour l’équilibre des jeunes, leur réussite scolaire et sociale par la suite, mais aussi l’harmonie sociétale. Un nombre de cas de jeunes en difficulté à l’école du fait de leur pratique du jeûne de Ramadan ont été rapportés en 2016 (allant de la totale « absence » en classe à l’évanouissement) et il est évident que les autorités n’hésiteront pas à intervenir si elles estiment à raison que la santé d’enfants et de jeunes adolescent(e)s est mise en danger par leur pratique du jeûne, en particulier du fait que beaucoup préfèrent ne pas rompre leur jeûne (peur de se montrer faible, d’avoir à récupérer des jours de jeûne ultérieurement, non-connaissance de la possibilité de rupture…) et vont au-delà de leurs limites. Il pourrait en résulter des interdictions plus générales qui pourraient nuire à l’équilibre des droits humains et priver celles et ceux qui sont en capacité d’une pratique raisonnée et raisonnable de pratiquer leur spiritualité en harmonie avec leur contexte.

C’est pour permettre aux jeunes adolescent(e)s une pratique apaisée, non culpabilisante et non pénalisante de leur religion, ainsi que pour favoriser l’harmonie sociale que nous proposons cette approche renouvelée de la pratique du jeûne du Ramadan, de manière générale et de manière particulière durant les examens scolaires en période solsticiale et ce en cohérence avec l’esprit de la Coran et de la tradition.

Il importe donc que tous les diffuseurs de discours islamiques en France et en Belgique adoptent une attitude commune en la matière et soutiennent les adultes responsables de l’éducation des jeunes dont ils ont la charge dans la mise en œuvre de cette approche.

Lire aussi : Ramadan : quel rôle des parents et oulémas dans l'accompagnement des ados et jeunes adultes ?

*****
Michael Privot est islamologue.



Michaël Privot est islamologue et collaborateur scientifique du Centre d'étude de l'ethnicité et… En savoir plus sur cet auteur