Points de vue

Alep, nous sommes les témoins du pire

Les récits de Bent Battuta

Rédigé par | Jeudi 15 Décembre 2016 à 15:40



Tableau de l’artiste syrien en exil Tammam Azzam.
BEYROUTH. — Chaleur caniculaire d’un mois de Ramadan, bouchons, klaxons, surpopulation. Tel est le prix à payer d’un été dans la capitale libanaise.

C’était surtout le prix à payer pour voir enfin décoller mon niveau d’écrit en langue arabe. Lasse, désespérée et frustrée de devoir harceler mes amis palestiniens quand je bute devant la complexité de la langue arabe, j’avais décidé d’opter pour un stage estival et intensif de la langue arabe. Cela promettait et je dois avouer que je n’ai pas été déçue. Jamais. Malgré les prix exorbitants pratiqués en dollars dans les cafés du quartier branché d’El Hamra. Malgré les bolides garés sans vergogne sur les trottoirs. C’est dire. J’étais prête à tout accepter.

Je savais que Beyrouth me surprendrait. Sa voix m’avait bercée par la grande Fayrouz ; ses mots, par le truchement d’Amin Maalouf. Pour tous les amoureux et transis de la culture arabe, Beyrouth fait partie du top 3. Le Caire, Damas et Beyrouth se sont toujours partagé ce palmarès pour moi.

J’ai toujours eu un faible pour Beyrouth, probablement pour l’extrême complexité de sa société. J’ai toujours eu un faible pour le Liban et l’Histoire pluriséculaire de ses villes palimpsestes, où civilisations et religions ont marqué de leur empreinte ces lieux.

Pendant cet été, j’ai vécu chez des bonnes sœurs dans le quartier très chrétien de Achrafieh, partagé un iftar chez des amis chiites de la banlieue sud de Beyrouth, où peintures et graffiti à la gloire du Hezbollah font concurrence à l’autre milice Amal ; j’ai redécouvert le sens de l’hospitalité druze sur le mont Chouf et j’y ai découvert la vitalité et la créativité de la jeunesse de Beyrouth dans le quartier de Hamra qui, malgré le chaos politique, continue d’être une destination choyée d’expatriés et d’étrangers.

Il est 8 h 30 et déjà les voitures et leurs klaxons ont envahi les rues de Beyrouth. J’entame ma matinée avec mon premier cours d’expression écrite. C’est ainsi que j’ai rencontré Rim, professeure syrienne venue d’Alep, avec qui, très vite, nous nous sommes liées d’amitié. Je sais à quel point un enseignant peut vous faire changer de perception sur la matière qu’il enseigne. J’ai toujours détesté l’espagnol au collège, probablement parce que mon enseignante ne cessait de me rappeler mon statut d’Arabe et de pauvre face à mes camarades très gaulois.

Je parie que le dévouement et la passion de Rim auraient surement fait aimé la langue de l’Autre à n’importe qui, même à Robert Ménard (je sais, je suis optimiste).

Suivre ses cours et découvrir Byblos, Saida, le mont Liban avec Rim sont des moments choyés et chéris dans ma mémoire.

Rim, dont la famille a vécu pendant des générations au cœur de l’ancienne médina d’Alep, garde jalousement les trésors transmis par sa mère à travers la richesse de sa langue, le raffinement de sa cuisine. C’est à ses côtés que je découvre la longue tradition syrienne de concurrence entre Alep et Damas.

Mère de trois enfants, Rim a quitté très tôt Alep avec sa mère. Avec son bagage académique, elle a rejoint les pays du Golfe pour assurer les besoins de sa famille et de ses sœurs et frères restés sous les bombes, les tirs et l’enfer.

Alep brule en ce moment. Tous, chacune et chacun d’entre nous avons les yeux rivés vers la ville symbole, symbole qu’aucune leçon d’Histoire ne suffira à prévenir ni les guerres ni les génocides.

Symbole que notre empathie, notre compassion ne sont pas des armes suffisamment fortes ni pour arrêter les massacres ni pour faire réagir un Barack Obama ou un François Hollande dont les fins de règne seront marquées de façon indélébile par les images des femmes, d’enfants et d’hommes qui auront préféré le suicide aux mains ensanglantées du pouvoir de Bachar al-Assad. Hollande et Obama, ceux-là mêmes qui auront choisi de bombarder Raqqa, fief des fidèles du « califat autoproclamé », tout en laissant le champ libre à Assad et sa bande comme si, au sein du monde arabe, les peuples n’avaient le choix qu’entre dictature et fascisme comme le pensent les Mariani et Mélenchon français.

Il y a quelques mois je me suis rendue dans le Golfe pour retrouver Rim et sa fille jeune lycéenne talentueuse et qui, malgré son jeune âge, a déjà un sens aigu et profond du sens de l’Histoire et du monde dans lequel elle est plongée. Ce monde qu’elle a connu s’écroule. Englouti par les tirs et les bombes. Littéralement. Un amas de poussières, c’est ce qui reste de leurs souvenirs d’enfance, de leurs amis et de leurs parents restés.

On a écrit ici et là que notre humanité s’était éteinte dans les mares de sang des martyrs syriens. Je ne crois pas. La modernité a déjà produit Guernica, Auschwitz, Srebrenica. Ce qui change radicalement, c’est que nous ne pourrons plus nous cacher derrière un prétendu « Nous ne savions pas ».

Nous sommes tous, malgré nous, les témoins du pire.

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Samia Hathroubi est déléguée Europe de la Foundation for Ethnic Understanding.



Ancienne professeure d'Histoire-Géographie dans le 9-3 après des études d'Histoire sur les… En savoir plus sur cet auteur