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Alphonse de Lamartine, un intellectuel engagé islamophile

Rédigé par | Samedi 9 Novembre 2024 à 08:00

L’ouvrage de Louis Blin, « Lamartine passeur d’islam », est une double découverte pour les lecteurs francophones : redécouverte tout d’abord de ce célèbre écrivain romantique largement méconnu du public, car occulté par l’aura de son épigone, « l’homme océan », et découverte de la profonde spiritualité en affinité avec l’islam du poète romantique comme de l’homme politique.



Après la Révolution française, et à l’aube du colonialisme, Alphonse de Lamartine (1790 - 1869) est le seul homme de lettres français à s’intéresser à l’islam, à l’opposé de l’européocentrisme affligeant de la plupart de ses pairs, férus d’orientalisme exotique. D’où lui vient cet intérêt profond, ce respect et cette grande considération pour la foi islamique ? L’ouvrage de Louis Blin, Lamartine passeur d’Islam, lève le voile sur l’importance de l’aspect religieux de la pensée de Lamartine où l’islam tient une large part, que la déchristianisation de la société a eu tendance à occulter.

La vénération de toutes les fois sincères

L’œuvre de ce fin connaisseur de l’Islam, quoique chrétien, reflète son islamophilie affirmée dans sa poésie comme dans sa prose, et son attirance pour le modèle prophétique. Issu d’une famille catholique royaliste familière de l’Orient, Lamartine s’insurge contre la folie anti-religieuse révolutionnaire de 1789.

C’est en chrétien convaincu, et en mystique assoiffé de divin, qu’il part à la découverte de l’islam et de ses adeptes qu’il côtoie en Orient. En historien confirmé, l’auteur nous expose son long cheminement depuis la stigmatisation du « despotisme ottoman » hérité des Lumières, jusqu’à la découverte d’« une foi monothéiste épurée ». Il remarque très justement que, malgré les « distorsions de tout acabit », ce monothéisme, l’islam, peut lui aussi étancher la soif du divin de l’Homme de tout temps et en tous lieux.

Un long murissement vers l’altérité

En disciple de Jean-Jacques Rousseau, avec lequel il partage un regard mélioratif sur la civilisation de l’islam « originairement plus pure et plus parfaite » que la civilisation occidentale, Lamartine part à la découverte de l’altérité dans un Voyage en Orient, révélateur à bien des égards. Loin du légitimisme de sa jeunesse, acquis au libéralisme républicain, il remet en question la pensée ethnocentriste et colonialiste dominante de son temps, et prend position fermement pour défendre l’islam et son prophète Muhammad, ou Mohammed pour Louis Blin. Le grand mérite de l’auteur, tout en respectant l’appellation datée de Lamartine (Mahomet), est de restituer dans son texte la transcription actuelle, « Mohammed », moins connotée.

L’ouvrage de Louis Blin révèle le long cheminement intellectuel et spirituel du poète, en proie aux contradictions de son époque et à ses propres désillusions. Dans Les grands hommes de l’Orient : Mahomet, Timour, le sultan Zimzim (1865), il considère le christianisme comme une « source pure du Coran » et voit dans l’islam un humanisme issu des Lumières.

Vers l’universel

A l’encontre des tendances nationalistes de son époque, « homme avant tout », Lamartine érige la diversité en modèle : « Nations ! mot pompeux pour dire barbarie... Déchirez ces drapeaux... la fraternité n’en a pas ! » (« La Marseillaise de la paix », Œuvres complètes, Pléiade, 1963) Défenseur de l’injustice (« Je suis de la couleur de ceux qu’on persécute »), il combat le racisme, l’esclavage, la peine de mort et la violence.

Il forge son opinion, comme le montre l’auteur, sur la fréquentation des musulmans et non sur un savoir théorique. « La plus forte étude qu’un homme puisse faire, c’est un pareil voyage », écrit-il dans sa correspondance. Sa rencontre au Liban avec le fils du grand chérif de La Mecque, descendant du Prophète, qu’il compare à un portrait du Titien, le fascine particulièrement.

Dans sa relation de voyage, il met en lumière l’apport des musulmans dans l’identité de la France, au fil des âges. Avec le vocabulaire de l’époque, il écrit que « le mahométisme peut entrer, sans effort et sans peine, dans un système de liberté religieuse et civile... il a l’habitude de vivre en paix et en harmonie, avec les cultes chrétiens... » Pour lui, c’est « le génie et la gloire de la France » d’avoir une population diversifiée. « La diversité est le caractère essentiel et fondamental de la France nationale », affirme-t-il.

De la « Chute d’un Ange » à la biographie de Muhammad

Comme nous le montre l’auteur dans son analyse subtile, Lamartine « voulait changer l’empire Ottoman » mais c’est celui-ci qui l’a changé. Conquis par les qualités qu’il constate chez les musulmans, malgré la désaffection du public pour ses opinions, il en fait une source féconde d’inspiration tant dans son œuvre poétique que dans sa prose.

Il compose une épopée « poético-ésotérique » de 12 000 vers, La Chute d’un Ange (1836-38), dont le protagoniste, un archange déchu nommé Adonaï, emprunte bien des caractéristiques au Prophète Muhammad. Ce visionnaire annonçant une foi rationnelle divergente du christianisme est révélateur des convictions religieuse et spirituelle de l’auteur. Il écrit : « Le catholicisme n’est pas assez large ni assez haut, Dieu et l’humanité sont plus grands que cela et autre chose. » Louis Blin parle des « prémisses d’un syncrétisme islamo-chrétien en matières métaphysique et morale ».

C’est à 64 ans, à l’issue de ses voyages en Orient, qu’il publie la biographie du Prophète au début de son Histoire de la Turquie (i.e. de l’empire Ottoman, 1854), afin de « restaurer l’image du Prophète ». Il restitue cette biographie, aujourd’hui introuvable, dans la deuxième partie de son ouvrage, assortie d’une introduction et d’un appareil de notes très éclairant.

Admirateur de l’empire Ottoman, Lamartine entend le réhabiliter dans toutes ses composantes. C’est pourquoi il met en exergue ce qu’il appelle « la colonne vertébrale » de l’empire : les Turcs « doivent tout entier leur empire au Prophète arabe ». En cela, il poursuit les ouvertures précédentes de Jean-Jacques Rousseau, Johann Wolfgang van Goethe et Thomas Carlyle, et tend à rééquilibrer la vision occidentale sur l’Orient « terre théocratique par excellence ». Il conclut en se demandant au sujet du Prophète : « A toutes les échelles où on mesure la grandeur humaine, quel homme fut plus grand ? »

Un penseur visionnaire

Mal compris par les critiques des orientalistes, auxquels l’on a pu injustement l’assimiler, traité d’idéaliste et même « d’incorrigible créateur d’un Orient imaginaire » (Edward Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, 1980), Lamartine apparaît pourtant comme un visionnaire qui prévoit les désastres de la politique occidentale en Orient.

« Façonné par l’Orient » et fasciné par le Prophète Muhammad, son « déisme » rejoint la vision de l’islam, à quelques restrictions près. Redécouvrir ce célèbre méconnu est plus que salutaire dans le contexte actuel national et international. Lamartine montre à ses lecteurs qu’on peut respecter et même aimer l’islam et les musulmans tout en restant fidèle à sa patrie et sa religion.

Louis Blin, Lamartine passeur d’islam, Erick Bonnier, novembre 2024, 500 pages, 25 €.



Clara Murner est doctorante en langue et littérature arabes à l'Université de Strasbourg, au sein… En savoir plus sur cet auteur