Points de vue

Arts, livres, cinéma : décolonisons les esprits

Les récits de Bent Battuta

Rédigé par | Samedi 25 Mars 2017 à 08:52



BRUXELLES. − À Bruxelles, comme à Londres, à Saint-Malo ou à Jérusalem, peu importe la ville que j’habite quelques jours ou quelques mois je passe toujours quelques heures dans une librairie. J’en ai visité des dizaines et des dizaines. C’est presque un rituel.

Mes préférées sont celles qui ont un café adjacent ou à l’intérieur même de la librairie. Ainsi je peux allier deux de mes passions : le café et le livre.

Si je n’avais pas été enseignante ou aujourd’hui militante, j’aurais aisément troqué ma vie pour une carrière de libraire. Bref, c’est une passion.

Coincée dans un train ou un avion pendant des heures, il n’est pas rare que je sois accompagnée de vivants ou de morts, d’un Ta-Nehisi Coates, d’un Mathias Enard ou encore d’un Tobie Nathan ou de celle qui a gagné mes faveurs depuis longtemps Maya Angelou.

Adolescente, je ne lisais pas. Enfin, pour être plus juste, il faudrait que je dise je ne lis pas autant qu’aujourd’hui.

Ce dimanche, je me retrouve à Bruxelles, trop longtemps synonyme de quartier européen, de froide et d’austère. Mais je me suis réconciliée avec la capitale belge qui a bien plus que ses gaufres ou ses frites à offrir !

Aujourd’hui est un jour particulier, c’est l’anniversaire de Noam, adolescente franco-belge, vive, voire de temps à autre remuante, drôle et agitée, avec qui je partage à la fois l’addiction des réseaux sociaux (je dois confesser que j’ai raté la révolution Snapchat qui m’a laissée de marbre), celle des vidéos de Panda et, surtout, la passion des livres.

Comme souvent, mes pas me mènent vers l’unique librairie du centre-ville ouverte en ce jour chômé.

Trouver une œuvre, une BD de préférence qui puisse plaire, parler, résonner avec cette jeune fille noire, juive, complexe et passionnée est une gageure, j'en ai conscience.

À l’heure des changements, des questionnements, j’avais souvent cherché dans ma propre adolescence des livres, des personnages fictifs ou réels, qui puissent me parler, me ressembler. Souvent en vain.

Après plusieurs heures de recherches infructueuses (non, Kirikou n’est pas ce que je cherchais ), je me rabats sur une très belle série de BD sur les féministes du siècle passé.

Ce jour-là, je suis rentrée avec le même sentiment de frustration et de colère qui me traverse quand dans ce lieu béni, chéri, je découvre les agencements et les étagères de livres aux titres poétiques tels que « S., brulée vive », « T. au coeur de l’enfer intégriste », « U. la République et l’Islamisme ».

J’appelle cela le syndrome « Jamais sans ma fille », livre best-seller qui est devenu film et qui in fine a fait passer pour des misogynes, rétrogrades et voleurs d’enfants tous les hommes iraniens. Au cinéma, ce n’est pas mieux. Tous les « autres », métèques, Noirs et Arabes ne sont pas mieux lotis.

Dernièrement au cinéma, on a eu le droit à un film à l’affiche (que je ne citerai pas VOLONTAIREMENT) sur une jeune fille d’origine pakistanaise ou indienne mariée de force, un film israélien sur une jeune bédouine empêtrée dans un mariage arrangé à cause de son père.

Loin de moi l’idée de dire que cela n’existe pas mais quand même… Je vais finir par me poser des questions soit sur la pauvreté des scripts envoyés aux boites de production, soit sur la volonté de ces dernières de ne financer que ce genre d’histoires. Qui sait peut-être que les boites de productions en France et ailleurs ne reçoivent qu'un seul script qu’elles déclinent à l’infini ?

Bref, quand on est comme Noam ou comme moi, une femme de couleur, l’offre est limitée de pouvoir s’identifier.

Le dernier film qui, lui, a fait beaucoup couler d’encre ne vaut pas mieux. Le tiercé gagnant « violence-drogues-argent avec un zeste de fonds sonore islamique » a eu raison de moi. Tout était fait pour me faire rugir et cela n’a pas loupé. Des décennies après La Haine, on a vraiment rien d’autre à montrer sur nos écrans que ce genre d’images ?

On me dira que je chipote. Mes amies me le disent. En règle générale, sur ces sujets, certains ne comprennent pas que je puisse tant m’emporter. « Après tout Samia, ce n’est que de la fiction ! » La littérature, le cinéma, ce ne sont que des fictions...

Soyons clairs. La question va bien au-delà de ma personne ou des personnalités incriminées. En fait, qu’on le veuille ou non, ce qui se passe dans nos librairies, dans nos têtes quand on regarde un écran de télévision ou de cinéma s’imprime dans nos cerveaux, façonne notre perception du monde, notre façon même de l’appréhender.

Que dire de l’attribution de rôles majoritairement négatifs aux gens de couleur en France ? Est-ce que l’on pense que le CSA par la voix de Mémona Hintermann exagère quand il dit que « 37 % des situations d’illégalité mise en scène à la télévision sont le fait de personnes vues comme non blanches » ?

En 1978, des années avant ma naissance, Edward W. Said, intellectuel et universitaire américain et palestinien, a écrit L’Orientalisme. On a beaucoup écrit sur son œuvre, considérée comme le texte fondateur des études postcoloniales.

C’est au début de ma vie d’étudiante que j’ai mis la main dessus et que j’ai mis les mots sur mon agacement, ma colère devant certaines œuvres culturelles. Dans une de ses interviews, Edward W. Said explique que son livre a été motivé par « la disparité constante qu’il vivait en tant qu’Arabe entre ses réalités et les visions qu’en donnaient les médias ou les arts ».

Cette dissonance, je sais que nous sommes nombreux-ses à continuer à la ressentir ou à la vivre plongé-e-s dans nos salles de cinéma ou dans une librairie.

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Samia Hathroubi est déléguée Europe de la Foundation for Ethnic Understanding.



Ancienne professeure d'Histoire-Géographie dans le 9-3 après des études d'Histoire sur les… En savoir plus sur cet auteur