Société

Aux musulmans, de l’urgence du débat sur le salafisme

Rédigé par | Jeudi 3 Décembre 2015 à 11:00

A la suite des attentats de Paris de ce 13 novembre, le salafisme est subitement devenu un sujet de préoccupation internationale. Serait-il responsable de la radicalisation des jeunes terroristes ? Faut-il l’interdire, expulser les imams radicaux, supposément salafistes ? Retour sur une problématique fondamentale que l’urgence médiatique n’a pas permis d’aborder de manière optimale, renforçant le sentiment de stigmatisation d’une partie des communautés musulmanes.



Comme cela a été montré par de nombreux chercheurs, ce que l’on nomme salafisme (al-minhâj al-salafî) est un nom générique pour désigner un ensemble d’écoles et de mouvements divers et variés qui ont en commun de prôner un retour marqué à l’islam des pieux ancêtres (salaf, à savoir la génération du Prophète Muhammad, de ses Compagnon-ne-s et les quelques générations qui suivirent).

Comme tout minhâj, celui-ci a développé de l’intelligence et travaillé ses méthodologies, tout en connaissant, évidemment, de nombreuses querelles d’école à leur sujet. Comme toute école, celle-ci fait face également à un écart important entre les producteurs de savoir (oulémas salafistes spécialistes de leur domaine) et les disciples de base qui ont tendance à sur-simplifier des approches complexes et à les rigidifier en les systématisant. Il va de soi que, en Europe en particulier, on risque plus souvent de rencontrer un disciple de base plutôt qu’un élève d’Ibn Bâz ou d’Ibn Uthaymin, deux grands savants du minhâj salafî).

Il va sans dire que le salafisme rencontré au quotidien au travers de la pratique et des comportements de celles et ceux qui prétendent inscrire leur compréhension et leur praxis de l’islam sous l’égide de ce minhâj a un impact déterminant – et souvent négatif – sur la façon dont ce dernier est perçu par le public, musulman comme non musulman.

Un apolitisme foncier

Dans le cadre des débats actuels, on ne répétera jamais assez que la majeure partie du minhâj salafî est quiétiste. On trouve d’ailleurs très peu de jihadistes originaires de familles qui s’inscrivent dans le salafisme de manière structurée, proposant un cadre clair et sécurisant à leurs enfants.

En dehors des mouvements takfiristes et djihadistes, ce minhâj revendique effectivement un apolitisme foncier. Le croyant est censé se concentrer sur l’accomplissement du rite, articulé autour d’une orthopraxie rigoureuse, et focaliser le reste de son énergie sur le travail productif pour assurer son indépendance financière.

Il va de soi que cet apolitisme peut parfois être militant, comme on le voit régulièrement au travers de campagnes de sensibilisation (souvent anarchiques d’ailleurs) visant à inciter les musulmans à ne pas participer aux processus électoraux – comme candidats ou comme simples votants. En effet, selon eux, la démocratie serait une tentative de remplacer la gouvernance divine (hukm Allâh) par un système qui dériverait ses lois et régulations de la simple raison humaine et non plus de l’intelligence divine telle que révélée par le Coran et au travers de l’agir prophétique.

D’autres concepts théologiques avec des implications jurisprudentielles et éthiques se combinent pour pousser le pratiquant salafiste à adopter une position de retrait par rapport à la société dans son ensemble ou en certains de ses aspects, en particulier sous régime démocratique et libéral, avec l’idée de ne pas apporter son consentement à un système de gouvernance qu’il respecte, mais avec lequel il est en désaccord, dans sa philosophie même. Le fonctionnement de la démocratie étant considéré comme ne correspondant pas aux prescrits divins, cela implique, pour beaucoup, de s’en retirer, voire de pratiquer l’émigration (hijra) vers un pays qui appliquerait la gouvernance divine de manière substantielle.

Les conséquences d'une vision binaire du monde

L’intention première du salafisme est de retrouver une pratique ancrée dans la grâce virginale des premiers temps de l’islam au travers d’une lecture littéraliste du Coran et de la Sunna, devenue une sorte de code de pratiques à mettre en œuvre, quel que soit le contexte du croyant (dans le salafisme quotidien, les oulémas de référence étant plus nuancés en général).

Cependant, il n’en reste pas moins que sa doctrine a pour conséquence d’inscrire nombre de ses pratiquants, sans accès aux nuances ni à la diversité des idées qu’elle recouvre, dans une position de rupture, proposant une vision très binaire du monde, en particulier pour ceux qui vivent en Europe ou aux Etats-Unis. Citons quelques exemples :

• L’opposition théologique structurante entre croyants (musulmans) et mécréants voués à la Géhenne (le reste de l’humanité, y compris les Gens du Livre) ;

• La fragmentation de la oumma en différentes factions (72, d’après un hadith prophétique), tout en étant persuadés de faire automatiquement partie de la seule qui sera sauvée ;

• La certitude théologique d’avoir une compréhension directe du Vouloir divin au travers d’une lecture littérale du Coran, oblitérant toute possibilité de nuance et d’approche critique ;

• Une fixation sur l’orthopraxie comme voie unique d’accès au divin, à la spiritualité, ayant pour conséquence une attention particulière accordée à la visibilité de la pratique religieuse, au « paraître musulman », tant au travers du vestimentaire que de la pratique d’actes de dévotion. Il faut être vu comme pratiquant puisque c’est l’acte et non l’intention qui est fondateur de légitimité communautaire.

Très concrètement, il résulte de ces différents éléments, parmi d’autres, une approche extrêmement clivante de la vie communautaire (intra- et extra-), teintée d’une grande arrogance à l’égard de la diversité théologique et jurisprudentielle intracommunautaire. Convaincus d’être connectés à haut débit à la Vérité, une frange considérable des salafistes n’est incitée ni au débat ni à la discussion argumentée, puisqu’ils partent du postulat qu’ils ont forcément raison et que toute conversation n’a pour but que de pouvoir amener les autres à admettre cette évidence.

Le prétexte de l'évitement de la fitna, jusqu’à quand ?

On ne compte plus, en intracommunautaire, les débats, les conférences et les séminaires qui ont été fracassés par la présence d’individus se prétendant d’obédience salafiste dont l’activité principale consistait à « troller » toute discussion en interrompant systématiquement les orateurs-trices pour demander des preuves (dalîl) de ce qu’ils/elles pouvaient avancer, espérant les mettre a quia et démontrer l’évidente transcendance de leurs opinions. A tel point que certains organisateurs ont été obligés de sévèrement restreindre l’accès à leurs activités pour éviter les perturbations non constructives de ce type.

De cela, nous avons collectivement refusé de débattre sérieusement en intracommunautaire, pendant de trop nombreuses années, au nom de l’évitement de la fitna (épreuve, division), mais aussi parfois par facilité et par manque de questionnement, alors même que cela fait partie de notre tradition.

Aujourd’hui, le débat sur le salafisme nous est imposé par les attentats de Paris, comme une injonction, mais il était déjà dans le « pipeline » depuis un moment déjà, germant autour de la question de l’identification de ce que pourrait être un islam radical (ou pas).

Là également, collectivement, nous avons manqué l’occasion d’amorcer une conversation qui aurait pu être salutaire. Mis sous tension par un discours islamophobe presque permanent, il nous a été, de manière compréhensible, difficile de sortir des postures défensives pour aborder ces questions de manière spontanée.

Au lieu de cela, nous avons préféré railler – et souvent à raison – les indicateurs de radicalisation proposés par des officines étatiques en charge de la sécurité, tout en s’exonérant d’un exercice critique envers des attitudes qui, spontanément, nous paraissent problématiques. Encore une fois, à quelques exceptions près qui se font faites copieusement « sniper » en intracommunautaire, le débat fut mort-né.

Comment mener un débat intracommunautaire serein ?

Faut-il refuser d’entrer dans la conversation dans le contexte actuel sous prétexte que tout élément de réflexion servirait à alimenter une dérive islamophobe ? Je ne suis pas de cet avis, même si il est extrêmement difficile de calibrer une parole nuancée à cette heure. Comme le désormais célèbre auteur américain de confession musulmane, Wajahat Ali, le déclarait récemment en substance : tout article que nous n’écrivons pas pour apporter de la nuance et de l’information, tout espace que nous désertons, sera inévitablement rempli par quelqu’un d’autre qui n’hésitera pas à articuler sa vision de la situation. Nous devons être les auteurs de notre propre récit.

Bien sûr, nous sommes conscients qu’avoir aujourd’hui une conversation tous azimuts sur l’impact du salafisme dans la radicalisation politique violente revient à accoucher par césarienne au milieu d’un champ de bataille sans anesthésie. Il y aura des dégâts, inévitablement.

Mais on ne peut aujourd’hui décemment espérer que la situation reviendra à la normale avant très longtemps, une situation apaisée et prospère où les musulmans pourraient « s’asseoir ensemble » pour débattre de manière respectable et constructive des défis théologiques posés par certaines lectures littéralistes (ou réformistes) de l’Islam. Il faut faire le deuil d’une illusion qui a pour conséquence – ou pour but ? – d’empêcher toute conversation critique en intracommunautaire.

De même convient-il d’abandonner définitivement l’utopie de pouvoir mener un débat intracommunautaire en vue de laver notre linge sale en famille. Qui serait légitime pour s’engager dans une telle conversation, dans quel espace sécurisé, à quel niveau (local, régional, national, européen), avec quels moyens, quelle représentativité, pour quel suivi des résultats d’une telle conversation, en espérant que personne ne lâche un tweet assassin avant la fin de cette dernière ? Quand les musulmans « pèsent » 5 à 10 % des populations nationales de beaucoup de pays européens, il n’y a plus « d’entre-soi » possible.

Le changement par la pression extérieure

Aujourd’hui, les musulmans, l’islam, leurs divergences font partie intégrante de nos conversations nationales. Qu’on le veuille ou non, tout ce qui nous concerne, concerne notre communauté nationale, et vice-versa. Cela, c’est le résultat – ou le prix à payer, c’est selon – d’une très large intégration des musulmans au cœur de notre fabrique sociale.

Il importe donc d’affronter le débat tel qu’il est posé, de sortir du déni et de l’invective. Il importe de prendre acte du fait que les musulmans n’ont pas – et ne sont pas prêts d’avoir – les leviers nécessaires pour définir les termes de celui-ci, quand bien même en sont-ils les sujets réticents.

Essayons au contraire de tirer profit de la situation : le minhâj salafî, comme le sunnisme, le chiisme ou tout autre système de pensée et de pratique largement établi de manière plus générale, a largement démontré son incapacité à changer de manière substantielle en l’absence de pression extérieure. Le salafisme se caractérise d’ailleurs par une grande labilité des positions de ses acteurs et diffuseurs de discours, en Europe comme dans le reste du monde.

Suffit-il qu’une pression soit exercée sur ces derniers (capacités de gains substantiels en participant aux élections (Yémen, Egypte) ; emprisonnement (Arabie Saoudite avec la Sahwa) ; attentats (Londres) ou encore menaces sur leur business, pour qu’ils adaptent leur discours, démontrant indirectement qu’un nombre non négligeable d’entre eux font de l’idéologie, de l'entrepreneuriat identitaire, de la culture de capital symbolique ou financier (une version radicale de la religion n’étant qu’un produit de niche à marketer comme un autre). En bref, que leurs logiques ne sont pas fondamentalement différentes de celles des autres acteurs de ce champ.

Chaque illusion entretenue coûte cher aux musulmans

Aujourd’hui, le sunnisme « mainstream » ne peut plus faire l’économie d’une cure de réflexion sur l’impact de l’approche salafiste sur sa théologie et ses écoles jurisprudentielles. S’enfermer, une fois de plus, dans la rhétorique de défense développée par les disciples du salafisme, à savoir que les critiquer reviendrait à critiquer l’islam dans son ensemble, est un cul-de-sac intellectuel et une illusion qui va coûter très cher aux musulmans d’entretenir.

Un bilan honnête ne peut que conclure que l’imaginaire actuel des musulmans à propos de leur religion en est arrivé au stade de délabrement actuel en partie à cause de l’influence de la pensée salafiste. Celle-ci a largement contribué à rigidifier la compréhension et la pratique de la religion ; à en expurger toute dimension spirituelle à force de condamnations jusqu’à l’absurde du soufisme tout en faisant de l’orthopraxie apparente la seule voie d’accès au… (à quoi en fait ?) ; et à réduire la divergence d’opinions en matière de religion (ikhtilâf) à sa portion congrue (genre la longueur autorisée de la barbe : plus ou moins que la largeur de la paume ?).

Se prendre en main avant que ce ne soit trop tard

La pratique de l’islam, en particulier en situation de minorité numérique, a été extrêmement fragilisée par ce minhâj qui a été le reflet de son époque : profondément post-moderne et individualiste, catalyseur involontaire d’une sécularisation accélérée de l’islam par la quête absolutiste de la fatwa (avis jurisprudentiel) qui, sous couvert du légalisme shariatique le plus rigoriste, sert le plus souvent à corréler passions mondaines diverses et variées avec le sentiment d’être préservé du péché.

Il faut donc non pas craindre le débat mais se le réapproprier, car à force de vouloir défendre l’indéfendable – fût-ce par un silence éloquent – on prend le risque de jeter le bébé avec l’eau du bain.

Chacun d’entre nous inscrit son action publique en fonction d’un certain nombre d’hypothèses qui ne sont pas toujours explicitées. Voici quelques-unes qui structurent mon analyse : les attentats menés en Europe par Daesh ou des groupes similaires vont continuer dans les années qui viennent. L’exaspération publique face à l’islam, et corollairement l’islamophobie, vont continuer à augmenter. Les discours politiques d’appel à ne pas stigmatiser les musulmans vont devenir indéfendables si les musulmans ne prennent pas à bras-le-corps un examen critique de leur corpus doctrinaire en rapport à la violence, ainsi que de leur paradigme de lecture du Coran et de la Tradition.

Si rien ne bouge, les États européens, à l’image de l’Autriche ou de la Belgique, vont devenir de plus en plus interventionnistes dans la gestion du culte musulman dans un premier temps, pour ensuite s’attaquer à la doctrine elle-même. La séparation religion-État, dernier rempart à un tel interventionnisme, ne résistera plus longtemps à la pression du nombre grandissant de victimes. Une goutte d’islamophobie, un relent de paternalisme néocolonialiste et une bonne dose de « privilège blanc » achèveront de convaincre les gouvernements, à moyen terme, qu’ils doivent agir eux-mêmes pour fixer le dogme islamique – puisque « ces musulmans ne sont manifestement pas capables de le faire par eux-mêmes ».

Des circonstances exceptionnelles emporteront les dernières résistances des décideurs politiques, de gauche comme de droite, à se lancer dans une approche « néo-concordataire ». Le débat actuel porte cela en germe. Le syndrome du hérisson n’est désormais plus une option face aux défis du temps.

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Michael Privot est islamologue.

Pour aller plus loin : Les leaders religieux musulmans gagneraient à faire leur critique historique



Michaël Privot est islamologue et collaborateur scientifique du Centre d'étude de l'ethnicité et… En savoir plus sur cet auteur