Points de vue

Bioéthique : le CFCM fait valoir son point de vue et ses inquiétudes aux parlementaires

Rédigé par Dalil Boubakeur | Lundi 9 Septembre 2019 à 08:00

La commission spéciale parlementaire chargée d’examiner le projet de loi relatif à la bioéthique a effectué, fin août, les auditions des responsables des cultes catholique, protestant et juif. Aucun représentant du culte musulman n'a pu s'y rendre. Le recteur de la Grande Mosquée de Paris Dalil Boubakeur, également président du Conseil français du culte musulman (CFCM), a remis, vendredi 6 septembre, aux membres de la commission une contribution écrite dans laquelle il fait valoir son point de vue. A l'heure où le débat porte particulièrement sur l'extension de la PMA (procréation médicalement assistée) aux couples de femmes et aux femmes seules, le recteur émet « des réserves inquiètes sur les conséquences anthropologiques (du) délitement » des traditions familiales et filiales et ceci, « en premier lieu, pour le bien de l'enfant ». Cette contribution dont Saphirnews a obtenu copie est ici reproduite.



« Le Bien pour l’Homme consiste dans une activité de l’âme en accord avec – le savoir pratique qu’est – la vertu », pensait Aristote. C’est pourquoi l’Homme est un être biologique et social, doué de raison, fort de sa science, autant qu’un être spiritualisé : il donne un sens à son existence par les valeurs qu’il fonde. Le sentiment religieux étant un moteur primordial de ces valeurs, les religions, en conscience de l’humanisme qu’elles peuvent encore offrir au monde tel qu’il devient, ont leur place dans les grands débats éthiques contemporains.

Le projet de loi relatif à la bioéthique répond moins à une nécessité d’ordre médical qu’à une véritable mutation des concepts de la famille, de la filiation et de l’identité de l’enfant.

Cette volonté de changement, largement exprimée comme inéluctable, en particulier par les femmes, répond à une nouvelle exigence psychique. Elle induit un remaniement profond des représentations symboliques que l’homme et la femme ont de leur place dans la Nature. La religion néolithique qui émergea voilà 10 000 ans n’avait-elle pas modifié les besoins et les valeurs de l’Homme en quittant l’Éden paléolithique, où pourtant rien ne manquait, sinon par une transmutation mentale vers une autre vie villageoise et familiale ? Sans y déceler une évolution d’une même ampleur, nous ne pouvons nier que la sacralité de la famille dite légitime, qui a construit la base des relations filiales pendant des siècles, peine à se concorder aux aspirations de notre temps.

Des tendances à l'eugénisme qui inquiètent

La famille est un concept évolutif. La familia latine ne comprenait-elle pas, à l’origine, les domestiques et les esclaves d’une Maison ? L’islam, de ce point de vue, s’est distingué, au sein des religions monothéistes, par une conception de la famille sans doute plus ouverte. Le Prophète Muhammad reçut le lait d’une nourrice du désert, qui le considéra comme son fils. Lui-même adopta (par une kafala, i.e. une obligation de nourrir et de vêtir l’enfant sans lui transmettre son nom et son héritage) plusieurs enfants, dont le premier, Zayd, était un esclave. « Moi et celui qui prend un orphelin en charge seront, au Paradis, comme l'index et le majeur », dit d’ailleurs le Prophète.

Deux principes supérieurs et intangibles figurent cependant en islam, et demeurent ainsi dans le cœur des musulmans : la sanctification de l’acte de mariage, prenant Dieu à témoin, et la « filiation par descente » (« ansab », en arabe), marquée par le lien biologique entre l’enfant et les deux parents légitimement unis.

Le droit à l’enfant est au centre du présent projet de loi. Le législateur ne devra cependant pas occulter la primauté des droits de l’enfant. Quand le désir de « l’enfant comme on veut », après celui de l’enfant « quand on veut », est entré dans le champ des possibles, l’opportunité de choisir le sexe du futur nourrisson ou de le prémunir de tout risque génétique a fait courir le danger d’une sélection de l’enfant parfait. Ces tendances à l’eugénisme, qui ne sont pas nouvelles mais qui réapparaissent parfois sous le masque de l’humanisme, revêtent des aspects inquiétants.

L'humilité et la précaution doivent être les compagnes de toute évolution éthique

Aujourd’hui, la question de l’extension de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules comporte, pour l’enfant, un risque psycho-affectif vis-à-vis duquel nous ne disposons pas encore de recul scientifique. Le problème de l’anonymat des donateurs de gamètes, auquel se confronte ce projet de loi, montre d’ailleurs toute l’importance de la projection identitaire que l’enfant peut concevoir sur ses « racines » biologiques.

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Ainsi, l’humilité et la précaution doivent être les compagnes de toute évolution éthique, car elle engage notre responsabilité quant au devenir humain. L’éthique musulmane repose, à ce propos, sur une morale de responsabilité individuelle et collective. « Tout malheur qui vous atteint est dû à ce que vos mains ont acquis », dit le Coran (42 ; 30). L’homme a en « charge » (« taklif ») la vie que Dieu lui a donné et, pour bien endosser cette responsabilité, doit accéder à la connaissance révélée comme à la connaissance rationnelle.

Philosophiquement, la science n’a pas vocation morale. Elle n’est ni bonne ni mauvaise : aux hommes de déterminer la valeur de son usage. La bioéthique a ceci de particulier qu’elle est à la fois une science de la morale et une science normative. Elle doit, par conséquent, définir les contours de ses applications conformément au célèbre principe édicté par Hans Jonas : « Agis de façon telle que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine et digne sur Terre. » L’avancée remarquable des outils techniques, notamment biomédicaux, rend chaque année plus nécessaire, et plus complexe, l’appréciation critique de la finalité de leur emploi – car ce qui importe en bioéthique, pour reprendre les mots de Dominique Folscheid, est « moins la maîtrise des techniques que la maîtrise de cette maîtrise ». Pour exemple, les technologies de PMA, toujours plus élaborées, ont paru ignorer des conséquences aussi graves que celles du statut juridique des individus procréés.

Oui à la PMA, à condition que le lien biologique de parenté ne soit pas rompu

L’islam n’est pas fermé aux progrès de la connaissance et aux acquis de la bioéthique. L’attitude positive de la médecine arabo-musulmane, dès le IXe siècle de notre ère, en serait à elle seule le témoin. Le droit musulman, avec la notion d’ijtihad (« l’effort de réflexion »), autorise à distinguer, parmi les nouvelles réalités du monde, ce qui apparaît compatible à l’islam.

Le culte musulman a donc pu accepter toutes les formes de PMA, à condition que le lien biologique de parenté ne soit pas rompu, comme il a pu auparavant se positionner en faveur du don d’organes, dès lors considéré comme une « hassana », une bonne action désintéressée, qui atteste de notre fraternité universelle et qui représente un acte de foi : « Quiconque fait don de vie, c’est comme s’il faisait don de la vie à tous les hommes. » (Coran 5 ; 32)

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Des réserves inquiètes sur les conséquences anthropologiques du délitement des traditions familiales et filiales

Le socle de la bioéthique musulmane est en accord avec celui de la bioéthique générale : elles sont avant tout au service de la vie. En islam, la vie est un don sacré et un dépôt provisoire. L’islam confère une grande importance au bien-être du corps (« Soignez-vous, Dieu n’a pas envoyé de maladie sans en avoir prévu le remède », recommandait le Prophète Muhammad), à son respect dans la vie comme dans la mort. On trouve dans le Coran cette belle idée que les « peaux témoigneront » aux portes du Paradis (41 ; 21). Et pourtant, la jurisprudence musulmane, sur le principe de la bonne intention (niyyah), admet l’interruption thérapeutique de grossesse (ITG) dans les cas d’une anomalie embryonnaire grave ou d’un risque pour la santé de la mère : « Il n’y a pas de péché sur celui qui est contraint sans toutefois abuser ni transgresser, car Dieu est Pardonneur et Miséricordieux. » (Coran 2 ; 173) C’est dans l’œuvre de vie, pour les leurs, pour les autres, que réside la mission essentielle d’amour et de compassion des religions.

Les élus du Parlement feront très certainement le choix des aspirations inéluctables de notre société. Le culte musulman s’engage au plein respect de la Loi républicaine. Nous attirons toutefois l’attention sur le rôle structurant des traditions familiales et filiales, auxquelles nous sommes attachés, et nous émettons des réserves inquiètes sur les conséquences anthropologiques de son délitement, en premier lieu, pour le bien de l’enfant.

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