Points de vue

Ce que nous dit le surinvestissement des jeunes dans une visibilité de l’islam à l’école

Rédigé par | Lundi 27 Juin 2022 à 14:00



Une note des policiers du renseignement territorial datée du 8 juin fait état de la « multiplication », ces derniers mois, de cas d’élèves refusant d’ôter leur voile islamique ou souhaitant porter des tenues « traditionnelles » dans les établissements scolaires. Mais comme Le Parisien l'indique, « le document de douze pages pointe toutefois un contexte "politico-médiatique" influençant probablement ces comportements, en l’occurrence la campagne de la présidentielle et des législatives, avec la présence de candidats ouvertement anti-islam ». C'est un progrès de placer la question de la visibilité religieuse dans des interactions médiatiques et politiques. C'est aussi un progrès que l'actuel ministre de l'Education nationale cherche à déconstruire le phénomène et rappelle immédiatement les outils déjà mis en place, appelant au dialogue.

La question de la visibilité religieuse est un phénomène complexe, surtout au collège et au lycée. Chacun sait que l’adolescence est un moment de remaniements, de questionnements, de transformations physiques et psychiques, une période où les jeunes interrogent le sens de toutes les choses de la vie de mille et une façons.

Plusieurs éléments de contexte sociétal rendent la période de l’adolescence de plus en plus compliquée

• L’envahissement du monde numérique dans la vie des adolescents qui les place dans une sorte de boulimie informationnelle et relationnelle. Cela peut devenir une sorte d’addiction ou de fuite du monde réel, que les parents ne savent pas toujours gérer.

• Le caractère particulièrement mouvant de notre société. Les repères évoluent. Contrairement à avant, les jeunes d’aujourd’hui ne se définissent plus au travers d’appartenances traditionnelles de père en fils et de mère en fille, mais aspirent aujourd’hui à se définir librement. Par exemple, les définitions de « Qu’est-ce qu’un homme ? », « Qu’est-ce qu’une femme ? », « Qu’est-ce qu’une famille ? », mais aussi « Qu’est-ce que réussir sa vie ? », « Qu’est-ce qu’être heureux ? », évoluent et rejaillissent sur quantité de domaines.

• La mondialisation de notre société. Les religions et les cultures ne se transmettent plus de façon uniforme, mais chacun fait son propre « marché culturo-religieux ». Les individus bricolent de nouvelles formes de croyances et de visions du monde : il n’y plus de transmission par des autorités traditionnelles reconnues. Cela peut mener au pire comme au meilleur… D’un côté, le clan ne définit plus à la place des individus des dogmes religieux inamovibles et des schémas culturels ancestraux. De l’autre, comme chacun est autonome dans sa pensée, la multiplicité de choix peut angoisser les jeunes qui sont en pleine construction identitaire. La fin des formes traditionnelles permet une libération de la pensée mais accentue également l’anxiété des jeunes les plus vulnérables.

• La pandémie de la Covid-19. La crise sanitaire s’est transformée en crise économique, dès lors que les mesures prises afin de ralentir la propagation du virus se sont traduites par des restrictions majeures au plan de l’économie (baisse de revenus des statuts les plus précaires, chômage suite à la faillite de petites et moyennes entreprises, etc.), mais aussi en une crise sociale, du fait des mesures exceptionnelles de distanciation physique, qui conduit à la fermeture des espaces publics habituellement socialisants : écoles, stades sportifs, lieux de culte, salles de spectacles, espaces commerciaux, etc.

• L’expansion, la fortification des mouvances proches du néonazisme. En ciblant d’abord les Asiatiques, et plus généralement les étrangers comme source du virus, l’extrémisme d’ultradroite a libéré une parole raciste et islamophobe au sein de tous les débats télévisés. Une libération incarnée en France par le parti d’Eric Zemmour pendant les débats des élections présidentielles, avec le concours du Rassemblement National devenu, en parallèle, de plus en plus populaire.

• Enfin, la guerre en Ukraine. Non épargnée du sujet de l’extrême droite, elle a remis en cause la définition de l’arme nucléaire comme garantie de la paix dans le monde…

Ce que l’on appelle « le voile musulman » s’inscrit donc pour les adolescents au sein de la complexité de toutes ces interactions anxiogènes, incarnant des fonctions et des significations multiples.

Quand la « visibilité de l’islam » est investie pour se confronter aux adultes

Le retour d’expériences montre que certains jeunes dits « convertis » investissent en réalité l’objet « islam » en général et la « visibilité de l’islam » en particulier comme « symbole de l’altérité ». En effet, à cette période où il devient impérieux de montrer à ses parents qu’on est capable de grandir sans eux, mettre en scène une « identité musulmane » lorsque l’on n’est pas de famille musulmane, ni de famille pratiquante, est un moyen efficace pour interroger ses parents : « M’aimera-t-il quand même si je choisis d’autres valeurs ? Et même si je choisis un univers de référence décrié unanimement dans le débat public ? »

La visibilité de l’islam est aussi investie pour se confronter aux adultes. Interrogations existentielles des adolescents : « Où commence ma liberté ? Où finit-elle ? Ai-je une place ? Quelle est ma place ? Y a-t-il une place pour tous ? » Les adolescents ont également besoin de « tester les limites », et donc ici la loi de l’institution (de l’école). Il est devenu plus facile de déstabiliser l’adulte avec un foulard plutôt qu’en fumant un joint…

Entre les interlocuteurs des jeunes qui valident les dysfonctionnements salafistes comme s'il s'agissait d'une simple application de l'islam, et ceux qui assignent toute visibilité à un signe de radicalisation, les jeunes ont trouvé un support qui interpelle plusieurs registres : l'émotionnel, l'identité, l'histoire, la loi, l'institution, la famille…

Lorsque le manque d’ancrage culturel amène des jeunes à investir l’objet « islam »

Du côté des jeunes ayant grandi au sein de familles de culture musulmane, l’abandon de « l’islam culturel » des pays d’origine implique de nouvelles formes d’engagement religieux. Le manque d’ancrage culturel amène les jeunes à revendiquer de façon novatrice leur religion alors qu'elle n’est plus portée par l’ensemble de la société. Qu’est-ce qu'être musulman, ici ? Les définitions ne sont plus toutes prêtes. Les jeunes dont il s’agit ici se revendiquent à la fois de la culture française et de l’islam : ils tentent de se définir au-delà des notions exclusives qui résultent tant de l’histoire de l’islamisme international que de l’histoire de France, dans un contexte national et international où divers tenants du choc des civilisations ne cessent d’opposer les références avec lesquelles ils se construisent.

Leur rapport au religieux recèle un paradoxe, qui rejaillit dans leur relation à la société. Bien souvent – et cela est vrai en particulier pour les jeunes filles – ils en appellent à l'autorité des textes religieux pour contester certains aspects oppressifs de la culture des pays d’origine, dans l’objectif de démontrer que ces derniers n'ont aucun fondement théologique. Ce recours au religieux leur donne une légitimité qui leur permet, d’une part, d’échapper aux traditions et, d’autre part, de combattre l’image d’un islam forcément archaïque et dangereux notamment véhiculée par les médias.

Mais en même temps, étant donné que leur force critique repose entièrement sur la révérence au religieux, cette exclusivité peut très aisément se transformer en faiblesse : la redéfinition de l’islam – de soi – se gagne au prix d'une valorisation des discours religieux qui interdit toute interrogation tant sur la forme que sur le fond et peut conduire à considérer que les solutions émanent directement des Livres sacrés, évacuant ainsi les paramètres extra-religieux qui sont pourtant au fondement d’une véritable évolution. Car c’est bien l’éducation, l’accès au savoir, la séparation du profane et du sacré et le vécu dans le pluralisme qui permettent de construire des nouvelles interprétations des textes religieux.

Des vêtements « islamiques » qui renvoient à une fonction de barrière avec le reste du monde

Reste une question majeure : pourquoi le jilbab séduit autant de jeunes filles, au point de remplacer le hijab traditionnel ? Cette « éviction du hijab par le jilbab », d’ailleurs appelé « voile légiféré » par celles qui le portent, doit être analysée. Ce n’est pas qu’une question de centimètres carrés de tissu qui sépare les deux tenues : alors que la jeune fille qui cache ses cheveux reste un individu avec ses caractéristiques individuelles, le jilbab détruit les contours identitaires jusqu’à uniformiser les corps féminins, qui deviennent identiques. Le qamis, porté quotidiennement, peut avoir la même fonction « d’uniforme », qui permet de se reconnaître « entre soi » (les vrais musulmans) et à se distinguer « des autres » (les égarés, les hypocrites, les mécréants).

Ces deux vêtements renvoient à une fonction de barrière avec le reste du monde. La délimitation entre le pur et l’impur, nécessaire pendant le temps de la prière, est étendue à la vie de tous les jours. On n’a plus besoin de se mettre dans sa bulle délimitant le domaine sacré du domaine profane (avec un voile) uniquement pour parler à Dieu mais pour marcher dans la rue…

Le retour d’expériences montre que les adolescentes qui adoptent le jilbab, parfois sans aucune autre démarche spirituelle ou religieuse, sont soulagées par ce vêtement. L’aspect « occultant » les aide à passer du corps de petite fille au corps de femme, dans une société qui commence juste à assumer les problématiques d’abus et de harcèlement sexuel. Elles l’investissent comme une sorte de cocon, de carapace, qui délimite la frontière entre ce qui leur appartient (leur corps) et le reste du monde. L’uniformisation de leurs corps les rassurent puisqu’elles ont le sentiment d’être « les mêmes », d’éprouver les mêmes sensations, d’avoir la même vision du monde.

Mettre en place des moyens pédagogiques pour déconstruire les interactions conduisant à la légitimation d’une idéologie mortifère

L’expansion du vêtement couvrant doit nous interroger. Certes, il est d’abord la résultante de propagandes toujours plus fines des mouvances de type wahhabite, qui ont envahi le Net, et qui cherche à construire des sortes de frontières symboliques infranchissables entre « les uns » (ceux qui pensent comme eux) et « les autres ». Mais l’offre a rencontré une demande. Et nous ne pouvons faire l’économie de nous demander pourquoi nos jeunes filles, qui grandissent librement au sein de la République française, sont attirées par un discours qui prône un vêtement qui les prive de leurs corps, de leurs droits (accès aux sports, aux loisirs, à la culture), de l’altérité, du pluralisme… Il faut croire que notre jeunesse est attirée par une grille de lecture binaire, avec les méchants d'un côté, les gentils de l'autre, le vrai, le faux, etc. « Cette vision dichotomique rassure l’individu puisqu'elle simplifie la complexité de la réalité et le protège de l’ambivalence et de l’altérité à l’intérieur de lui-même. » (E. Chamboredon)

Notre question devient donc : Que nous dit le succès de ce jilbab sur notre société actuelle ? Qu’avons-nous loupé pour accompagner nos adolescents au moment de leurs passages à l’âge adulte ? Pourquoi des discours qui présentent une vision du monde dichotomique et des « prêts à penser » ont parfois plus de succès que les promesses d’égalité républicaine ?

Réduire l’augmentation des tenues dites islamiques ou islamistes – en réalité salafistes d’obédience wahhabite – à une prétendue imposition de la charia en France participe au problème plus qu’il ne le résout. Seule une approche complexe, qui déconstruise toutes les interactions qui conduisent à la légitimation d’un discours religieux wahhabite transmettant une idéologie mortifère, pourra nous permettre de mettre en place des moyens pédagogiques qui permettent à tous les jeunes, y compris les plus vulnérables, à accéder à leurs droits.

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Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux, est thérapeute au cabinet d'accompagnement éponyme chargé des problématiques familiales et adolescentes.


Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux, est directrice scientifique du Cabinet… En savoir plus sur cet auteur