Tableau de la série « Storeys » de l’artiste syrien en exil Tammam Azzam (250 X 200 cm, acrylique, 2015) (© Tammam Azzam)
Raqqa. — Ville syrienne tristement célèbre. C’est la dernière photo que j’ai de toi en tête. C’est ainsi que tu t’es évanoui dans mes souvenirs. C’est ainsi que tu hantes mon présent aussi. La dernière fois que je t’ai quitté, tu étais assis impassible derrière ton bureau de lycéen. Tu vois, je suis comme toi. L’ancienne prof d’histoire-géo que je suis ; et toi, l’ancien lycéen poli et agréable.
Tu utilisais la parole avec parcimonie. Tu faisais partie de mon quotidien pendant trois années. J’ai refait le fil de ton parcours. Pour comprendre. C’est la seule chose qui me reste. À défaut de pouvoir te parler puisque tu es parti et tu n’es plus.
Janvier 2015. De retour de Bretagne d’un weekend plein d’enthousiasme, je rejoins mes pénates. Épuisée certes, mais avec le sentiment d’avoir contribué à un moment de cohésion sociale, d’intelligence collective avec des jeunes et moins jeunes d’horizons différents, de convictions religieuses et politiques différentes mais mus par le désir de changement. Changement de consommation. Changement et prise de conscience que notre habitat commun, la Terre, est en danger. Nous sommes en plein COP21.
Puis me parviennent les messages de fin du monde. Les messages désespérés et tristes de mes anciens lycéens. Assommés. Assommés par la nouvelle, d’abord, de ton départ vers le califat islamique, qui n’a d’islamique que le nom. Puis sonnés. Sonnés par ton départ. Ton départ vers l’autre monde.
Cela fera bientôt un an. Une année où nous avons commémoré. Une année où le pays sous état d’urgence permanent commémore.
Je hais les commémorations. Elles nous figent. Pendant une journée, on fait semblant de parler d’unité, de monde meilleur, de changement du quotidien. Puis, le lendemain, reviennent inlassablement les conflits de tous les jours, récurrents, des petites phrases, des sommations, des accusations. Rien ne change.
D’autres comme toi sont partis. On feint de s’en inquiéter parce que, la dernière fois qu’ils sont revenus, ça a été le carnage.
Tout le monde s’est improvisé spécialiste de la radicalisation. C’est une industrie qui rapporte. Elle vend des livres, paye des consultants… Ceux-là ne t’ont jamais rencontré et, de banalité en banalité, ne me convaincront ni ne parviendront à m’expliquer pourquoi toi, jeune homme français, mon miroir pas tant plus jeune que moi, as fini dans ce bourbier syrien.
Depuis toi, j’en ai lu des histoires. Des histoires de colères et d’indignations de jeunes qui se sont mus en violence. Des jeunes qui comme toi et moi ne supportaient plus de regarder via des écrans interposés le jeu de la mort en Irak ou en Syrie. Des jeunes comme toi qui ne supportaient plus cet élan d’empathie qui pétrifie.
Il y a quelque temps, un homme a tué une député britannique qui plaidait pour que son pays continue à rêver en commun, tourné vers l’Europe. Il n’était pas basané ni d’origine exotique. On ne l’a pas traité de terroriste et n’a pas fait la une de nos médias. Aucune démarche n’a été mise en place pour le « déradicaliser ».
Tu vois, je suis un peu comme toi, je ne supporte plus l’hypocrisie de nos pays. Tu vois, je suis un peu comme toi, je suis en colère. Mais, contrairement à toi, je ne vois pas dans l’explosion de la violence la solution. Notre solution pour transformer le monde et changer la vie. Te souviens-tu que j’empruntais ces mots d’ordre de Marx et de Rimbaud en classe pour vous enjoindre à rêver grand, à rêver beau et à émerveiller votre/notre monde ?
Il parait que tu fais partie des forces du mal. Il parait que tu es le nouveau mal. Le nouveau représentant du totalitarisme de ce siècle. Toi, le jeune homme de 22 ans.
Je ne parviens pas à te voir autrement qu’en victime qui aura servi de chair à canon d’une organisation qui t’aura vendu le paradis et ne t’aura offert que l’enfer sur terre. Je ne parviens pas à te voir autrement que comme victime, victime des dérèglements géopolitiques de notre monde qui a bombardé en prétendant démocratiser des pays, victime des jeux des grands de ce monde qui se gargarisent de l’explosion des ventes d’armes tout en feignant de pleurer les victimes collatérales de leurs gains incommensurables.
Cela fera bientôt un an, et je hais toujours autant les commémorations.
****
Samia Hathroubi est déléguée Europe de la Foundation for Ethnic Understanding.
Tu utilisais la parole avec parcimonie. Tu faisais partie de mon quotidien pendant trois années. J’ai refait le fil de ton parcours. Pour comprendre. C’est la seule chose qui me reste. À défaut de pouvoir te parler puisque tu es parti et tu n’es plus.
Janvier 2015. De retour de Bretagne d’un weekend plein d’enthousiasme, je rejoins mes pénates. Épuisée certes, mais avec le sentiment d’avoir contribué à un moment de cohésion sociale, d’intelligence collective avec des jeunes et moins jeunes d’horizons différents, de convictions religieuses et politiques différentes mais mus par le désir de changement. Changement de consommation. Changement et prise de conscience que notre habitat commun, la Terre, est en danger. Nous sommes en plein COP21.
Puis me parviennent les messages de fin du monde. Les messages désespérés et tristes de mes anciens lycéens. Assommés. Assommés par la nouvelle, d’abord, de ton départ vers le califat islamique, qui n’a d’islamique que le nom. Puis sonnés. Sonnés par ton départ. Ton départ vers l’autre monde.
Cela fera bientôt un an. Une année où nous avons commémoré. Une année où le pays sous état d’urgence permanent commémore.
Je hais les commémorations. Elles nous figent. Pendant une journée, on fait semblant de parler d’unité, de monde meilleur, de changement du quotidien. Puis, le lendemain, reviennent inlassablement les conflits de tous les jours, récurrents, des petites phrases, des sommations, des accusations. Rien ne change.
D’autres comme toi sont partis. On feint de s’en inquiéter parce que, la dernière fois qu’ils sont revenus, ça a été le carnage.
Tout le monde s’est improvisé spécialiste de la radicalisation. C’est une industrie qui rapporte. Elle vend des livres, paye des consultants… Ceux-là ne t’ont jamais rencontré et, de banalité en banalité, ne me convaincront ni ne parviendront à m’expliquer pourquoi toi, jeune homme français, mon miroir pas tant plus jeune que moi, as fini dans ce bourbier syrien.
Depuis toi, j’en ai lu des histoires. Des histoires de colères et d’indignations de jeunes qui se sont mus en violence. Des jeunes qui comme toi et moi ne supportaient plus de regarder via des écrans interposés le jeu de la mort en Irak ou en Syrie. Des jeunes comme toi qui ne supportaient plus cet élan d’empathie qui pétrifie.
Il y a quelque temps, un homme a tué une député britannique qui plaidait pour que son pays continue à rêver en commun, tourné vers l’Europe. Il n’était pas basané ni d’origine exotique. On ne l’a pas traité de terroriste et n’a pas fait la une de nos médias. Aucune démarche n’a été mise en place pour le « déradicaliser ».
Tu vois, je suis un peu comme toi, je ne supporte plus l’hypocrisie de nos pays. Tu vois, je suis un peu comme toi, je suis en colère. Mais, contrairement à toi, je ne vois pas dans l’explosion de la violence la solution. Notre solution pour transformer le monde et changer la vie. Te souviens-tu que j’empruntais ces mots d’ordre de Marx et de Rimbaud en classe pour vous enjoindre à rêver grand, à rêver beau et à émerveiller votre/notre monde ?
Il parait que tu fais partie des forces du mal. Il parait que tu es le nouveau mal. Le nouveau représentant du totalitarisme de ce siècle. Toi, le jeune homme de 22 ans.
Je ne parviens pas à te voir autrement qu’en victime qui aura servi de chair à canon d’une organisation qui t’aura vendu le paradis et ne t’aura offert que l’enfer sur terre. Je ne parviens pas à te voir autrement que comme victime, victime des dérèglements géopolitiques de notre monde qui a bombardé en prétendant démocratiser des pays, victime des jeux des grands de ce monde qui se gargarisent de l’explosion des ventes d’armes tout en feignant de pleurer les victimes collatérales de leurs gains incommensurables.
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Samia Hathroubi est déléguée Europe de la Foundation for Ethnic Understanding.
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