Points de vue

Chronique d’une année tragique sous les bombes à Gaza – Témoignage d’une longue année de souffrances (2/3)

Rédigé par Ziad Medoukh | Mercredi 9 Octobre 2024 à 18:25



© Ziad Medoukh
Comme tous les habitants ici, j’ai vécu cette agression avec beaucoup de douleurs et de larmes. Après un an, je suis toujours vivant et ça tient un miracle, c’est vrai. Je souffre comme toute la population civile, mais je suis toujours là en chair et en âme pour continuer à faire mon devoir d’écrire et de témoigner de la folie meurtrière, même sous les bombes et les menaces.

J’ai beaucoup maigri, je me suis affaibli, je suis impuissant et incapable de dire des mots et des phrases face à ces atrocités infligées. Moi qui voit la mort mille fois par jour, qui a perdu mon frère, mes proches et ma maison, je suis incapable de protéger ma famille, ni de soulager mes enfants. Cette longue année de souffrances, et de malheur a été divisée pour moi en cinq périodes et événements tous horribles et douloureux.

Le début du carnage, du 7 octobre 2023 jusqu’à la fin d’octobre 2023, a été marqué par des bombardements intensifs visant les immeubles et les habitations civiles en premier lieu. Le premier jour a connu l’assassinat de 130 citoyens de Gaza dont 32 enfants, 13 femmes et 12 personnes âgées. Après deux semaines, l’aviation militaire israélienne a lancé des tracts pour demander aux habitants de Gaza et du nord de l’enclave de quitter leurs villes pour aller dans le sud. Près d’un million de personnes ont évacué les lieux mais 600 000 Palestiniens ont choisi de rester malgré les menaces et les bombardements intensifs. Personnellement, j’ai décidé de rester chez moi, je ne voulais pas participer à une nouvelle Nakba, je voulais continuer mon devoir de témoigner.

Pendant cette période, j’ai été très sollicité par les différents médias francophones. J’accordais 15 entretiens par jour à des chaînes et à des sites, j’ai été très épuisé, mais fier de participer à informer le monde francophone sur notre situation dramatique.

Finalement, et avec l’intensification des bombardements qui ont touché mon quartier, j’ai décidé d’envoyer ma femme et mes cinq enfants à Khan Younes, au sud de la bande de Gaza, avec ma mère et mes frères. Malgré leur pression, j’ai refusé d’aller avec eux. J’ai vécu des moments terribles seul, entre livrer les témoignages, faire les tâches ménagères et aider les voisins sous les bombes.

A la deuxième période, les trois semaines de novembre 2023, ce fut le début des opérations terrestres. Les chars et les blindés israéliens sont arrivés dans mon quartier, j’ai été encerclé pendant 48 heures dans un immeuble avec 60 de mes voisins, sans eau, sans nourriture et sans électricité dans la peur et l’attente d’une attaque qui va nous coûter notre vie. C’était un moment inoubliable, personne ne pourra ni bouger, ni parler… Nous avons pu tenir jusqu’au retrait des chars.

La dernière semaine de novembre a été une semaine de trêve et de soulagement. Tout le monde est descendu dans les rues pour constater les dégâts et les destructions massives. Durant cette période, on avait quelques approvisionnements, quelques magasins étaient ouverts pour les produits de première nécessité, mais leurs prix avaient beaucoup augmenté, car les passages étaient tous fermés et rien n’entre dans le nord de la bande de Gaza.

Une fin d’année 2023 terrible

© Ziad Medoukh
La troisième période, en décembre 2023, a été la plus dramatique et la plus horrible avec la fin de la trêve et la reprise des opérations militaires israéliennes contre les civils. Cette fois, avec l’occupation de toute la ville de Gaza. Le lendemain, j’ai été obligé de quitter mon immeuble et mon quartier car les avions militaires, les chars et la marine israélienne bombardaient à proximité de chez nous. Nous n’avons rien pu prendre avec nous dans notre premier déplacement forcé.

Mon frère Zaki, ingénieur en agronomie, a refusé de quitter son domicile avec sa famille. Il a dit qu’il allait nous rejoindre rapidement, mais le destin a décidé autrement. Le 2 décembre 2023, à 20h, un voisin qui habite en face de notre immeuble et qui s’occupe de ses deux sœurs handicapées m’a téléphoné pour m’annoncer la terrible nouvelle : il y avait du feu dans l’immeuble, on entend des cris d’enfants, on a appelé les ambulances et la défense civile, mais ils ne pouvaient rien faire été parce que notre zone est considérée dangereuse, et l’occupation refuse de laisser passer les secouristes dans ce quartier pour évacuer les corps… C’était une nuit terrible, personne n’arrivait à dormir.

Le matin, à 6 h du matin, et malgré la présence de drones dans le ciel de Gaza, malgré le risque, j’ai décidé d’aller avec mon cousin voir ce qu’il s’était passait. En arrivant, j’ai vu mon frère allongé dans la cour avec sa femme et ses cinq enfants, tous morts, et notre immeuble totalement détruit… Nous avons vite réussi à sortir les corps, j’ai pleuré, même si j’ai essayé de cacher mes larmes, nous avons trouvé un cimetière pour les enterrer, car il y avait des bombardements intensifs et tout le monde avait peur.

Je suis resté tout le mois de décembre loin de mon quartier et de mon appartement détruit, j’ai été très triste et en colère, mais impuissant. Lors de la destruction de mon appartement, j’ai tout perdu : mes affaires, mes économies, mes livres, mes vêtements, et surtout mes souvenirs.

Dans mon nouveau quartier, j’ai été hébergé chez des cousins. Nous étions 45 personnes dans la maison dans des conditions très difficiles, sans liberté individuelle, avec la pénurie de tout à Gaza, et la poursuite des bombardements et des incursions militaires de l’occupation.
J’emprunte jusqu’à présent de l’argent de mes proches et amis pour vivre, ou plutôt pour survivre. Les banques sont fermées, tout est très cher à Gaza, les produits alimentaires sont introuvables, leurs prix ont flambé, les aides internationales ne passent pas dans le nord.

Survivre à la famine en 2024

Entre janvier et avril 2024, j’ai été coupé du monde, le réseau de communication a été perturbé après sa destruction par les chars de l’occupation. Je ne pouvais communiquer ni avec la famille et les proches au sud, ni avec les médias et les amis solidaires à l’étranger. Cette période a connu des nouvelles incursions militaires dans plusieurs zones de la ville de Gaza, donc de nouveaux déplacements forcés pour moi dans de nouveaux quartiers moins dangereux, même si personne n’est à l’abri à Gaza. J’ai vécu des moments impensables ; avec la famine, j’ai été obligé à manger des herbes pour survivre.

Pour punir les habitants du nord qui n’ont pas voulu évacuer, l’armée d’occupation a décidé de ne rien leur envoyer, ni produits alimentaires, ni médicaments. Elle a aussi interdit aux organisations internationales d’acheminer des aides dans le nord. Pour le centre et le sud, elle a augmenté l’arrivée des aides pour encourager les gens à aller au sud. Mais se déplacer est dangereux, il n’y a pas de zones sécurisées à Gaza.

Puis, entre avril et mai 2024, il y a eu une petite amélioration côté alimentaire. Avec la pression internationale sur le gouvernement israélien, quelques camions de l’aide internationale sont passés dans le nord, acheminant en particulier de la farine pour les boulangeries qui ont commencé à fonctionner de nouveau. Mais à partir de juillet 2024, nous avons constaté le retour de la famine dans le nord.

Mon quotidien pendant cette année a été très difficile avec des tâches compliquées et de nouvelles habitudes pour tenir bon face à la folie meurtrière. Oui, cette agression a été la plus violente et la plus meurtrière jamais vue depuis la guerre de 1967. C’est la première fois depuis l’agression de 2009 que les habitants évacuent leurs maisons et leurs quartiers rapidement. S’ajoutent à tout cela l’ampleur des bombardements israéliens qui ont touché toutes les habitations et les infrastructures civiles. Auparavant, l’armée israélienne visait les maisons des combattants et leurs proches ; cette fois-ci, elle écrase et détruit tout à Gaza, en particulier les hôpitaux, les écoles et les centres d’accueil. En plus, l’opération terrestre a commencé rapidement après les raids aériens.

La population est horrifiée de l’ampleur des bombardements très violents qui se poursuivent 24 heures sur 24, avec le bruit des explosions jamais entendu dans les précédentes agressions. L’offensive a fait des dizaines de milliers de victimes mais le bilan est provisoire car on estime que 125 000 personnes sont sous les décombres.

La famine tue aussi. L’armée israélienne a fermé tous les passages reliant Gaza à l’extérieur. Les produits alimentaires sont devenus introuvables et leurs prix ont été multipliés par dix et vingt. Même les personnes qui avaient de l’argent ne pouvaient rien acheter quand un kilo de farine coutait 60 euros. Dans les marchés, les habitants sont effrayés. Dans leurs yeux, on lit leur tristesse et leur colère, ils ne peuvent rien faire, ni acheter, ni répondre aux besoins de leurs enfants privés de tout.

Une jeunesse qui supporte l’insupportable

En début d’année 2024, l’occupation envoyaient deux camions de farine à l’entrée de la ville de Gaza, mais quand les gens allaient pour les récupérer, les chars israéliens tiraient sur la foule. Plus de 250 Palestiniens ont trouvé la mort dans ces zones, ce sont les martyrs de la farine. Il y a eu une petite amélioration en avril lorsque la farine a commencé à entrer dans le nord. Quelques commerçants de Gaza ont été autorisé à importer quelques denrées alimentaires de l’Egypte.

Mais après le début de l’invasion de la ville de Rafah en mai et la fermeture du passage de Rafah, rien ne passe depuis dans le nord. Les aides internationales sont bloquées, le monde ferme les yeux et la population civile souffre au quotidien. Pour survivre, on se débrouille, on s’adapte, on prend un repas par jour, on mange du pain, quelques boites de conserve.

J’ai de la peine pour les enfants et les jeunes de Gaza, ils ont perdu une année scolaire et universitaire, et ils sont en train de perdre leur deuxième année. Les jeunes de Gaza sont désespérés, ils ne voient pas ni avenir, ni perspectives. Certains veulent partir de Gaza à tout prix, mais la majorité sont toujours là. Ils sont en train de souffrir, de supporter l’insupportable, mais ils sont fiers de leur attachement à leur ville et à leur patrie malgré leurs conditions très difficiles. Ils disent avec force et détermination qu’ils reconstruiront Gaza malgré les pertes et les destructions massives.


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Ziad Medoukh est professeur et directeur du département de français de l’université Al-Aqsa de Gaza.

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