La réalisation spirituelle est rigoureusement fonction de notre niveau de conscience. Le Réel est là, tel qu’Il n’a jamais cessé d’être, mais notre ego peine à dissiper l’opacité générée par les voiles de l’illusion. Il arrive pourtant que ceux-ci tombent, le plus souvent de façon inopinée et fulgurante, car « Dieu surprend toujours » (c’est une de mes formules), lors de flashs : « Tu étais inconscient de cela ; Nous avons alors ôté le voile ; aujourd’hui ta vue est perçante. » (Coran 50 : 22) L’« aujourd’hui » coranique ne s’inscrit pas dans notre perception commune d’un continuum temporel, mais dans l’« instant » infinitésimal des soufis.
L’important est de « réaliser le Réel » – un tant soit peu – avant la mort physique, afin de jouir d’états post-mortem qui permettront à l’âme de continuer le processus de dés-illusion. Un outil cognitif existe pour cela : le « témoin intérieur » (shâhid).
– De façon optimale, le shâhid est la trace qui se maintient dans le cœur, à l’issue de l’expérience de contemplation (la mushâhada, de la même racine arabe Sh H D, si séminale dans le vocabulaire islamique). Lors de cette expérience, la factice identité humaine s’est abîmée dans le Réel. Résorbée dans l’Identité, elle a vécu l’unicité du contemplant et du Contemplé, ce paradoxe où le Je divin devient un ‘‘alter ego’’. Mais, qui contemplait qui ? J’étais témoin qu’Il est mon témoin ; c’est d’ailleurs l’un de Ses Noms, al-Shahîd, Lui qui « est témoin de tout ». (Coran 41 : 53)
Les exigences de l’Unicité m’ont alors obligé à re-connaître l’évidence, et mon identité, qui s’érigeait en témoin autonome, a dû capituler. « Il n’y a de témoin et de témoigné que Dieu », affirme Ibn Arabî dans Al-Futûhât al-makkiyya. C’est pourquoi Jalâl al-Dîn Rûmî se demande :
Qui est celui qui dans mon oreille entend mon chant ?
Qui est celui qui dans ma bouche dépose ces mots ?
Qui est celui qui dans mes yeux regarde vers l’extérieur ?
Quelle est cette âme dont on dirait que je suis l’habit ?
– A un moindre niveau, le shâhid est ce témoin qui ne lâche jamais la conscience. Vu de l’extérieur, c’est dur, c’est affreux, car il ne permet pas la « distraction », au sens tant coranique que pascalien, l’anesthésie à laquelle l’ego aspire par paresse foncière. La mushâhada est à cet égard voisine, que dis-je, complice, de la murâqaba, la « vigilance », partagée entre Dieu et le contemplatif : l’homme observe Dieu en train de l’observer ! Tout un art ! Le grand Junayd de Bagdad (m. 911) disait qu’il avait appris la « vigilance » en étudiant sa chatte, toujours aux aguets.
Le soufisme ne tient-il pas, en définitive, à transmuter le « témoignage de foi » exotérique, formel, de l’islam (shahâda) en contemplation / mushâhada, cette forme grammaticale dérivée qui implique une « relation directe » avec… En d’autres termes, tant que ce « témoignage de foi » n’est pas vécu intérieurement, tant que je n’ai pas goûté quelque peu à la présence du shâhid, je ne fais, comme disent les soufis, que porter un « faux témoignage »...
*****
Eric Geoffroy est président de Conscience soufie, qui organise samedi 22 juin, au Forum 104 à Paris, un séminaire « Le soufisme, voie muhammadienne », les détails ici.
Lire aussi :
Pas de conscience religieuse sans conscience écologique !
Vivre intérieurement l’Unicité (Tawhîd)
L’important est de « réaliser le Réel » – un tant soit peu – avant la mort physique, afin de jouir d’états post-mortem qui permettront à l’âme de continuer le processus de dés-illusion. Un outil cognitif existe pour cela : le « témoin intérieur » (shâhid).
– De façon optimale, le shâhid est la trace qui se maintient dans le cœur, à l’issue de l’expérience de contemplation (la mushâhada, de la même racine arabe Sh H D, si séminale dans le vocabulaire islamique). Lors de cette expérience, la factice identité humaine s’est abîmée dans le Réel. Résorbée dans l’Identité, elle a vécu l’unicité du contemplant et du Contemplé, ce paradoxe où le Je divin devient un ‘‘alter ego’’. Mais, qui contemplait qui ? J’étais témoin qu’Il est mon témoin ; c’est d’ailleurs l’un de Ses Noms, al-Shahîd, Lui qui « est témoin de tout ». (Coran 41 : 53)
Les exigences de l’Unicité m’ont alors obligé à re-connaître l’évidence, et mon identité, qui s’érigeait en témoin autonome, a dû capituler. « Il n’y a de témoin et de témoigné que Dieu », affirme Ibn Arabî dans Al-Futûhât al-makkiyya. C’est pourquoi Jalâl al-Dîn Rûmî se demande :
Qui est celui qui dans mon oreille entend mon chant ?
Qui est celui qui dans ma bouche dépose ces mots ?
Qui est celui qui dans mes yeux regarde vers l’extérieur ?
Quelle est cette âme dont on dirait que je suis l’habit ?
– A un moindre niveau, le shâhid est ce témoin qui ne lâche jamais la conscience. Vu de l’extérieur, c’est dur, c’est affreux, car il ne permet pas la « distraction », au sens tant coranique que pascalien, l’anesthésie à laquelle l’ego aspire par paresse foncière. La mushâhada est à cet égard voisine, que dis-je, complice, de la murâqaba, la « vigilance », partagée entre Dieu et le contemplatif : l’homme observe Dieu en train de l’observer ! Tout un art ! Le grand Junayd de Bagdad (m. 911) disait qu’il avait appris la « vigilance » en étudiant sa chatte, toujours aux aguets.
Le soufisme ne tient-il pas, en définitive, à transmuter le « témoignage de foi » exotérique, formel, de l’islam (shahâda) en contemplation / mushâhada, cette forme grammaticale dérivée qui implique une « relation directe » avec… En d’autres termes, tant que ce « témoignage de foi » n’est pas vécu intérieurement, tant que je n’ai pas goûté quelque peu à la présence du shâhid, je ne fais, comme disent les soufis, que porter un « faux témoignage »...
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Eric Geoffroy est président de Conscience soufie, qui organise samedi 22 juin, au Forum 104 à Paris, un séminaire « Le soufisme, voie muhammadienne », les détails ici.
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