Un verset du Coran dit que les musulmans ont été placés sur terre comme une « communauté du milieu ». Cela s’entend notamment d’un point de vue géographique, au sens où l’islam a été en contact très rapidement, et pas par hasard, avec l’Occident, avec les traditions chrétienne, juive mais aussi avec les traditions bouddhiste, hindoue, etc. Il y a eu certes des emprunts historiques, mais c’est très secondaire ; il y en a eu bien sûr, et c’est réciproque, mais ce n’est pas très important. Le plus important, ce sont les invariants spirituels qu’on retrouve dans toutes les traditions spirituelles.
Je commence sur le thème de l’impermanence : le monde meurt et renaît à chaque instant. Il y a une profonde instabilité du monde phénoménal, et les maîtres soufis partent souvent d’un verset très court mais très allusif : « Kulla yawmin Huwa fi sha’n », « …Chaque jour, Il est à l’œuvre. » (Coran, S55, V29) Et de là, des maîtres expérimentent, formulent le fait qu’il y a une succession ininterrompue de théophanies, « al-Tajalli ». Ces théophanies, ces manifestations divines, sont innombrables et prennent des formes innombrables. Nous sommes toujours dans le monde des formes. Et bien cela vient d’en haut, évidemment… D’en haut, d’en bas.
La création, nous dit Ibn Arabi mais d’autres maîtres aussi, est sans cesse renouvelée par ces théophanies, qui se succèdent sans que l’on s’en aperçoive, sans que l’on en ait conscience. La création est sans cesse renouvelée, grâce au nafas al-Rahman, le souffle du Tout Miséricordieux, qui est souffle de vie. « Le miséricordieux », al-Rahman, est pour moi un attribut féminin de Dieu car ce mot vient du sémitique « rahim » qui désigne la matrice. Dieu se présente là sous la forme d’une mère qui donne vie constamment. À chaque souffle qui redonne vie. À chaque instant. C’est une des interprétations, mais qui est avérée par des maîtres soufis.
Je commence sur le thème de l’impermanence : le monde meurt et renaît à chaque instant. Il y a une profonde instabilité du monde phénoménal, et les maîtres soufis partent souvent d’un verset très court mais très allusif : « Kulla yawmin Huwa fi sha’n », « …Chaque jour, Il est à l’œuvre. » (Coran, S55, V29) Et de là, des maîtres expérimentent, formulent le fait qu’il y a une succession ininterrompue de théophanies, « al-Tajalli ». Ces théophanies, ces manifestations divines, sont innombrables et prennent des formes innombrables. Nous sommes toujours dans le monde des formes. Et bien cela vient d’en haut, évidemment… D’en haut, d’en bas.
La création, nous dit Ibn Arabi mais d’autres maîtres aussi, est sans cesse renouvelée par ces théophanies, qui se succèdent sans que l’on s’en aperçoive, sans que l’on en ait conscience. La création est sans cesse renouvelée, grâce au nafas al-Rahman, le souffle du Tout Miséricordieux, qui est souffle de vie. « Le miséricordieux », al-Rahman, est pour moi un attribut féminin de Dieu car ce mot vient du sémitique « rahim » qui désigne la matrice. Dieu se présente là sous la forme d’une mère qui donne vie constamment. À chaque souffle qui redonne vie. À chaque instant. C’est une des interprétations, mais qui est avérée par des maîtres soufis.
Le monde est constant dans son inconstance et c’est pourquoi il est toujours admirable
Cette création sans cesse renouvelée, les maîtres la puisent aussi d’un autre verset coranique, court et substantiel : « Avons-nous été épuisé par la première création ? Non, et pourtant ils (les Hommes, les mécréants) doutent d’une nouvelle création. » (Coran, S50, V15) Dieu parle dans le Coran à trois personnes : Je, Nous et Il. Avons-nous été épuisé par la première création ? Non, parce que les théophanies ne se répètent jamais. Le monde est constant dans son inconstance et c’est pourquoi il est toujours admirable, qu’il n’y a pas une figure identique, un visage semblable à un autre : les théophanies divines ne se répètent jamais. C’est une source vive constante, constante. Depuis la prééternité (al-azal) jusqu’à la post-éternité (al-abad). Et nous ne sommes qu’un accident, un incident dans cette éternité.
Les maîtres nous disent aussi qu’il n’y a pas de séparation temporelle entre mort et renaissance. C’est un mouvement imperceptible qui est accessible à certains Hommes réalisés, hommes ou femmes bien sûr. Que cette succession totalement ininterrompue puisse être repérée, cela nous échappe d’une manière générale, mais certains maîtres réalisés peuvent en avoir conscience par le dévoilement spirituel (kashf), le dévoilement intuitif, spirituel, métaphysique. C’est pourquoi Ibn Arabi nous dit que le monde n’a aucune stabilité temporelle.
Les maîtres nous disent aussi qu’il n’y a pas de séparation temporelle entre mort et renaissance. C’est un mouvement imperceptible qui est accessible à certains Hommes réalisés, hommes ou femmes bien sûr. Que cette succession totalement ininterrompue puisse être repérée, cela nous échappe d’une manière générale, mais certains maîtres réalisés peuvent en avoir conscience par le dévoilement spirituel (kashf), le dévoilement intuitif, spirituel, métaphysique. C’est pourquoi Ibn Arabi nous dit que le monde n’a aucune stabilité temporelle.
Mort et renaissance
La tradition bouddhiste n’a pas changé : « Ainsi dans l’océan de la vie se lèvent des vagues innombrables, toujours mouvantes, dont aucune ne constitue une entité indépendante, existant par elle-même. C’est souvent à l’océan qu’est comparé le Samsara, littéralement, l’errance perpétuelle. Ce processus indéfini de naissance, développement, déclin, mort et renaissance. » Cette succession de mort et renaissance, je la trouve dans un autre verset : « C’est Lui qui vous amène à la vie, qui suscite en vous la vie, puis Il vous fait mourir, puis Il vous fait renaître, mais l’Homme est très ingrat » (ou « voilé »). Al-kufr, c’est le voile. L’Homme est voilé, et quelque part, heureusement, parce que l’Homme ne peut pas supporter l’irradiation divine. C’est pour cela qu’hier, on a dit que les théophanies étaient relatives. On ne peut pas supporter l’irradiation de l’essence divine. Certains ont voulu en faire l’expérience, et en sont revenus aveugles, terrassés. Et non des moindres : Moïse, selon le Coran.
Alors pourquoi cette création sans cesse renouvelée ? Parce que sans ce support existentiel, divin, existentiel au sens où il amène à l’existence (existare, c’est sortir de l’Etre : nous sortons de l’Etre divin pour y retourner à la mort, physiologique ou initiatique). Sans ce support (madad) divin, la création n’est que pur néant. Beaucoup de maîtres l’ont vécu et le disent. Ce sont des mots très riches. Pourquoi ? Parce que la création ne possède pas d’être en propre. Nous n’avons, nous les créatures des différents règnes, qu’une existence empruntée au seul Etre que les soufis souvent appellent le Réel (al-Haqq), le seul Réel. Une existence empruntée au seul Etre qui est bien sûr l’Etre divin. Et là-dessus, la métaphysique soufie rejoint la théologie la plus exotérique au sens où les théologiens musulmans nous disent que le seul être nécessaire, c’est celui de Dieu.
Les êtres contingents, des créatures, ne sont que des êtres possibles. Notre existence est possible. Nous sommes là, mais pourrions ne pas être là. Nous pourrions ne pas être incarnés. Nous sommes dans le domaine du possible, presque du virtuel. Seul l’être de Dieu est stable, s’impose et est nécessaire. Bien sûr, on est tout droit dans la shahada, dans le premier « pilier » qui est l’essence doctrinale de l’islam.
Alors pourquoi cette création sans cesse renouvelée ? Parce que sans ce support existentiel, divin, existentiel au sens où il amène à l’existence (existare, c’est sortir de l’Etre : nous sortons de l’Etre divin pour y retourner à la mort, physiologique ou initiatique). Sans ce support (madad) divin, la création n’est que pur néant. Beaucoup de maîtres l’ont vécu et le disent. Ce sont des mots très riches. Pourquoi ? Parce que la création ne possède pas d’être en propre. Nous n’avons, nous les créatures des différents règnes, qu’une existence empruntée au seul Etre que les soufis souvent appellent le Réel (al-Haqq), le seul Réel. Une existence empruntée au seul Etre qui est bien sûr l’Etre divin. Et là-dessus, la métaphysique soufie rejoint la théologie la plus exotérique au sens où les théologiens musulmans nous disent que le seul être nécessaire, c’est celui de Dieu.
Les êtres contingents, des créatures, ne sont que des êtres possibles. Notre existence est possible. Nous sommes là, mais pourrions ne pas être là. Nous pourrions ne pas être incarnés. Nous sommes dans le domaine du possible, presque du virtuel. Seul l’être de Dieu est stable, s’impose et est nécessaire. Bien sûr, on est tout droit dans la shahada, dans le premier « pilier » qui est l’essence doctrinale de l’islam.
Nous vivons dans l’illusion permanente de l’impermanence
Pour les soufis, « il n’y a que Dieu » signifie : il n’y a que l’Etre. On retrouve une certaine influence historique néo-platonicienne, avec l’émanatisme : la création émane de Dieu, qui retourne à Lui, dans un flux et reflux du « souffle du Miséricordieux »… L’islam soufi a pris, historiquement, des éléments néo-platoniciens qu’il s’est appropriés. Ce n’est pas un emprunt extérieur, il correspond à la structure coranique elle-même, à la texture coranique. C’est Dieu, nous dit Ibn Arabi, qui sustente les créatures à chaque instant. Et la physique moderne nous dit que nous avons à chaque instant des milliers de cellules qui meurent et d’autres qui naissent. Création sans cesse renouvelée. Sans cesse.
Le monde n’a aucune consistance : nous vivons dans l’illusion, le wahm. Nous vivons dans l’illusion permanente de l’impermanence. C’est un voile suprême, un paradoxe complet. Nous vivons dans l’illusion permanente de l’impermanence. Il me semble que nous sommes proches du mot sanscrit Shunyatâ, qui signifie la vacuité. D’après un livre bouddhiste, « ce terme n’implique pas le néant, mais la reconnaissance que les phénomènes sont dépourvus de nature propre, impermanents, relatifs et conditionnés ». Le Coran parle de la ruse divine. C’est dur à encaisser… Dieu est rusé ! J’imagine la réaction des bouddhistes : « Ah bon, ils ont un Dieu et en plus, Il ruse ! » Et en plus, Il ruse même avec Ses saints ! Dieu ruse avec ses proches, ses intimes ! Et il y a une source scripturaire, la plus belle parole qu’ait dite un poète, un certain Labid : « Toute chose, hormis Dieu, n’est-elle pas illusoire ? » Le Prophète lui-même trouvait que c’était l’essence de la poésie, un sens vrai et pertinent.
Je citerai le maître soufi Abu l-Hasan Shadili (1196-1258), fondateur d’une voie initiatique qui a pris corps en Égypte et qui, à partir de là, s’est répandue partout chez les musulmans et, depuis un siècle environ, en Occident aussi. Shadili disait : « Le soufi est celui qui, en son être intime, considère les créatures comme la poussière qui se trouve dans l’air. Ni existante, ni inexistante. Seul le Seigneur des mondes sait ce qu’il en est. » Il disait aussi : « Nous ne voyons aucunement les créatures » (nous en fait, c’est lui : quand un maître est réalisé, il ne dit plus éponyme de l’une des principales voies initiatiques du soufisme, la shadiliyya. « je », il dit « nous »). « Y a-t-il dans l’univers quelqu’un d’autre que Dieu, le seul réel ? Certes, les créatures existent, mais elles sont tels les grains de poussière dans l’atmosphère, si tu veux les toucher, tu ne trouves rien. »
Un autre maître shadili, un de ses successeurs, prenait la parabole de l’ombre : « Lorsque tu regardes les créatures avec l’œil de la clairvoyance, tu remarques qu’elles sont totalement comparables aux ombres. Les traces que constituent les créatures (un terme soufi, toutes les créations sont autant de traces divines imprimées sur terre) revêtent l’aspect d’ombres, mais elles se réintègrent dans l’unicité de Celui qui imprime ces traces : Dieu, résorption dans l’unicité. » A certains points de vue, ces maîtres nous semblent indiquer que la matière n’existe pas et que seule l’énergie divine fait vivre les créatures. Il y a un soutien ontologique, au niveau de l’être, qui vient de Dieu, qui peut aussi être exprimé en termes de lumière…
Le monde n’a aucune consistance : nous vivons dans l’illusion, le wahm. Nous vivons dans l’illusion permanente de l’impermanence. C’est un voile suprême, un paradoxe complet. Nous vivons dans l’illusion permanente de l’impermanence. Il me semble que nous sommes proches du mot sanscrit Shunyatâ, qui signifie la vacuité. D’après un livre bouddhiste, « ce terme n’implique pas le néant, mais la reconnaissance que les phénomènes sont dépourvus de nature propre, impermanents, relatifs et conditionnés ». Le Coran parle de la ruse divine. C’est dur à encaisser… Dieu est rusé ! J’imagine la réaction des bouddhistes : « Ah bon, ils ont un Dieu et en plus, Il ruse ! » Et en plus, Il ruse même avec Ses saints ! Dieu ruse avec ses proches, ses intimes ! Et il y a une source scripturaire, la plus belle parole qu’ait dite un poète, un certain Labid : « Toute chose, hormis Dieu, n’est-elle pas illusoire ? » Le Prophète lui-même trouvait que c’était l’essence de la poésie, un sens vrai et pertinent.
Je citerai le maître soufi Abu l-Hasan Shadili (1196-1258), fondateur d’une voie initiatique qui a pris corps en Égypte et qui, à partir de là, s’est répandue partout chez les musulmans et, depuis un siècle environ, en Occident aussi. Shadili disait : « Le soufi est celui qui, en son être intime, considère les créatures comme la poussière qui se trouve dans l’air. Ni existante, ni inexistante. Seul le Seigneur des mondes sait ce qu’il en est. » Il disait aussi : « Nous ne voyons aucunement les créatures » (nous en fait, c’est lui : quand un maître est réalisé, il ne dit plus éponyme de l’une des principales voies initiatiques du soufisme, la shadiliyya. « je », il dit « nous »). « Y a-t-il dans l’univers quelqu’un d’autre que Dieu, le seul réel ? Certes, les créatures existent, mais elles sont tels les grains de poussière dans l’atmosphère, si tu veux les toucher, tu ne trouves rien. »
Un autre maître shadili, un de ses successeurs, prenait la parabole de l’ombre : « Lorsque tu regardes les créatures avec l’œil de la clairvoyance, tu remarques qu’elles sont totalement comparables aux ombres. Les traces que constituent les créatures (un terme soufi, toutes les créations sont autant de traces divines imprimées sur terre) revêtent l’aspect d’ombres, mais elles se réintègrent dans l’unicité de Celui qui imprime ces traces : Dieu, résorption dans l’unicité. » A certains points de vue, ces maîtres nous semblent indiquer que la matière n’existe pas et que seule l’énergie divine fait vivre les créatures. Il y a un soutien ontologique, au niveau de l’être, qui vient de Dieu, qui peut aussi être exprimé en termes de lumière…
La lumière muhammadienne, le moteur de la création
Il y a un verset qui dit : « Dieu est la lumière des cieux de la terre. » (Coran, S24, V35) Les maîtres expliquent que ce n’est pas, bien sûr, la lumière manifestée, secondaire ; c’est la lumière principielle : c’est l’Etre. Les maîtres disent que Dieu est lumière. Dieu est l’Être des cieux et de la terre et, sans cette lumière, nous serions dans une pénombre indifférenciée. Nous n’existerions pas. Parce que nous existons dans la dualité. Donc, d’abord la lumière divine, et tout de suite en-dessous la seconde manifestation, c’est la « lumière muhammadienne ». Dans la tradition musulmane, le monde n’existe que mû par cette lumière. Dieu a créé le monde par amour du Prophète. Il y a une parole divine, hors du Coran, qui dit : « Si ce n’avait été pour toi, Nous n’aurions pas créé les cieux, les astres. »
C’est cette lumière muhammadienne qui est l’instigation, qui est le moteur de la création. Il n’y a pas de matière finalement. Il y a lumière, il y a flux, énergie, il y a ce terme de baraka que l’on a évoqué hier, et qui est et reste fondamental.
Bien sûr, il a été dévié. Dans le soufisme lui-même. On dit de tel maître qu’il n’a plus que la baraka, il n’a plus le secret (sirr) initiatique : il ne véhicule donc plus que la baraka… Mais ces gens-là savent-ils de quoi ils parlent ? La baraka vient de Dieu, elle passe par la forme muhammadienne, en héritant des 124 000 prophètes. C’est un fluide qui passe dans toute l’humanité, pas seulement chez les musulmans. Un maître spirituel, qu’il soit bouddhiste ou musulman, est une bénédiction. On traduit souvent baraka par bénédiction, mais c’est plus exactement un flux spirituel. En tout cas, un maître est une bénédiction pour toutes les créatures. L’imam Shadili disait qu’il voyait « l’énergie divine, le fluide divin chez les poissons, dans leur frétillement incessant ».
Au sein du soufisme, la baraka est véhiculée par une chaîne d’or (sisila). Je sais que, dans le bouddhisme tibétain, c’est extrêmement important aussi. Une chaîne d’or qui relie le disciple à son maître d’une part, donc à la source vivante, et ce maître est relié de maître en maître à travers le temps, au Prophète, puisqu’en islam, il est le Maître. Et tous les maîtres incarnés dans le temps, successivement, prennent leur madad, leur soutien spirituel, du Prophète. C’est la source. Il y a là une très forte similitude avec le bouddhisme tibétain.
Cette illusion qui nous habite, elle pare les choses et les êtres d’une existence indépendante. C’est là que nous sommes en pleine illusion : nous nous croyons indépendants, les uns des autres, d’une part, les Hommes par rapport aux autres règnes, animal, végétal, etc. D’où le problème de cette civilisation actuelle, qui détruit complètement tout ce qui l’environne. Nous nous croyons indépendants de Dieu. Et c’est un voile. Des maîtres nous disent que ce leurre prend pied en nous depuis la petite enfance. On s’habitue à l’illusion, nous sommes élevés là-dedans, sauf si, par la grâce divine, on perçoit les choses, et puis, il y a bien sûr, le facteur de l’éducation. On s’accoutume à cette illusion de manière progressive, à une vision subjective du monde.
C’est cette lumière muhammadienne qui est l’instigation, qui est le moteur de la création. Il n’y a pas de matière finalement. Il y a lumière, il y a flux, énergie, il y a ce terme de baraka que l’on a évoqué hier, et qui est et reste fondamental.
Bien sûr, il a été dévié. Dans le soufisme lui-même. On dit de tel maître qu’il n’a plus que la baraka, il n’a plus le secret (sirr) initiatique : il ne véhicule donc plus que la baraka… Mais ces gens-là savent-ils de quoi ils parlent ? La baraka vient de Dieu, elle passe par la forme muhammadienne, en héritant des 124 000 prophètes. C’est un fluide qui passe dans toute l’humanité, pas seulement chez les musulmans. Un maître spirituel, qu’il soit bouddhiste ou musulman, est une bénédiction. On traduit souvent baraka par bénédiction, mais c’est plus exactement un flux spirituel. En tout cas, un maître est une bénédiction pour toutes les créatures. L’imam Shadili disait qu’il voyait « l’énergie divine, le fluide divin chez les poissons, dans leur frétillement incessant ».
Au sein du soufisme, la baraka est véhiculée par une chaîne d’or (sisila). Je sais que, dans le bouddhisme tibétain, c’est extrêmement important aussi. Une chaîne d’or qui relie le disciple à son maître d’une part, donc à la source vivante, et ce maître est relié de maître en maître à travers le temps, au Prophète, puisqu’en islam, il est le Maître. Et tous les maîtres incarnés dans le temps, successivement, prennent leur madad, leur soutien spirituel, du Prophète. C’est la source. Il y a là une très forte similitude avec le bouddhisme tibétain.
Cette illusion qui nous habite, elle pare les choses et les êtres d’une existence indépendante. C’est là que nous sommes en pleine illusion : nous nous croyons indépendants, les uns des autres, d’une part, les Hommes par rapport aux autres règnes, animal, végétal, etc. D’où le problème de cette civilisation actuelle, qui détruit complètement tout ce qui l’environne. Nous nous croyons indépendants de Dieu. Et c’est un voile. Des maîtres nous disent que ce leurre prend pied en nous depuis la petite enfance. On s’habitue à l’illusion, nous sommes élevés là-dedans, sauf si, par la grâce divine, on perçoit les choses, et puis, il y a bien sûr, le facteur de l’éducation. On s’accoutume à cette illusion de manière progressive, à une vision subjective du monde.
Ce serait heurter la sagesse divine de dire que tout est vain pour ne pas agir
Par rapport à cette illusion, il faut faire des distinctions. La plupart des maîtres dont Ibn Arabi nous disent, en gros, que l’illusion est relative. Nous avons bien une consistance immédiate, nous sommes incarnés, et l’Homme a été choisi comme représentant de Dieu sur terre, selon le Coran. Pourtant, le Coran nous dit que l’Homme est ingrat, qu’il n’est pas à la hauteur, mais pour une sagesse divine qui nous dépasse, l’Homme a été choisi pour être le représentant de Dieu sur terre. Ce n’est pas une illusion complète. Ibn Arabi nous dit que nous sommes illusion, mais sur un plan relatif. Tout est relatif, il faut savoir situer les choses. D’autres maîtres considèrent que le monde est une illusion totale, en particulier Ibn Sabin, andalou d’origine (m. 1270). Il est allé très loin.
Même dans le soufisme, il était un peu rejeté au départ, et finalement sa doctrine réapparaît, notamment chez l’Émir Abdelkader qui, lui pourtant, était disciple à travers le temps d’Ibn Arabi. On perçoit chez l’Émir cette « Unicité absolue » (wahda mutlaqa), que tout est vain, tout est complètement illusoire, sauf l’être divin qui a la Présence totale. Voilà, vous voyez qu’il y a des degrés à observer et, là aussi, on revient sur une notion que j’évoquais plus haut, l’adab ou la convenance spirituelle. Ce serait heurter la sagesse divine de dire que tout est vain pour ne pas agir au niveau ni social, ni spirituel, ni politique, etc. Non, Dieu a créé ça, c’est une réalité relative, mais c’est là quand même. Donc, par respect pour cette sagesse divine, cette volonté divine, j’agis dans le monde, mais je ne prends pas les choses au premier degré.
De même, le voile entre Dieu et l’Homme est illusoire. C’est ce que disent les maîtres, car là encore nous sommes dans le monde de la dualité. C’est un voile paradoxal, qui est énorme. Les maîtres prennent encore l’image du poisson. L’un d’entre eux dit que nous sommes, par rapport à la Présence divine, à l’espace divin, comme des poissons dans l’eau. Le poisson ne se rend pas compte qu’il est dans l’eau, car c’est son élément. Nous sommes dans cette Présence divine, mais nous ne nous en rendons pas compte, car nous sommes voilés. Cela a des répercussions graves, en tout cas pour les soufis, car même si nous sommes engagés dans une démarche spirituelle, nous restons dans une sorte d’idolâtrie subtile. En islam, le seul pêché que Dieu ne pardonne pas, c’est le fait d’associer une divinité ou un être, ou bien notre ego. L’idolâtrie grossière est facile à éliminer : elle consiste dans l’adoration des pierres, des astres, des statues, etc.
Les soufis disent que c’est beaucoup plus difficile de se débarrasser de l’idolâtrie subtile (shirk khafi) parce qu’elle est cachée. En fait, nous adorons notre ego, même et surtout si c’est un ego spiritualisé. Dès que l’on commence à progresser sur la Voie, que l’on commence à voir tel ou tel phénomène, alors là, on ne se sent plus, et l’on adore subtilement notre ego. C’est un piège, c’est la ruse divine. Et le Coran nous prévient là-dessus : « N’as-tu pas vu celui qui prend sa passion comme divinité ? » (Coran, S25, V43)
Même dans le soufisme, il était un peu rejeté au départ, et finalement sa doctrine réapparaît, notamment chez l’Émir Abdelkader qui, lui pourtant, était disciple à travers le temps d’Ibn Arabi. On perçoit chez l’Émir cette « Unicité absolue » (wahda mutlaqa), que tout est vain, tout est complètement illusoire, sauf l’être divin qui a la Présence totale. Voilà, vous voyez qu’il y a des degrés à observer et, là aussi, on revient sur une notion que j’évoquais plus haut, l’adab ou la convenance spirituelle. Ce serait heurter la sagesse divine de dire que tout est vain pour ne pas agir au niveau ni social, ni spirituel, ni politique, etc. Non, Dieu a créé ça, c’est une réalité relative, mais c’est là quand même. Donc, par respect pour cette sagesse divine, cette volonté divine, j’agis dans le monde, mais je ne prends pas les choses au premier degré.
De même, le voile entre Dieu et l’Homme est illusoire. C’est ce que disent les maîtres, car là encore nous sommes dans le monde de la dualité. C’est un voile paradoxal, qui est énorme. Les maîtres prennent encore l’image du poisson. L’un d’entre eux dit que nous sommes, par rapport à la Présence divine, à l’espace divin, comme des poissons dans l’eau. Le poisson ne se rend pas compte qu’il est dans l’eau, car c’est son élément. Nous sommes dans cette Présence divine, mais nous ne nous en rendons pas compte, car nous sommes voilés. Cela a des répercussions graves, en tout cas pour les soufis, car même si nous sommes engagés dans une démarche spirituelle, nous restons dans une sorte d’idolâtrie subtile. En islam, le seul pêché que Dieu ne pardonne pas, c’est le fait d’associer une divinité ou un être, ou bien notre ego. L’idolâtrie grossière est facile à éliminer : elle consiste dans l’adoration des pierres, des astres, des statues, etc.
Les soufis disent que c’est beaucoup plus difficile de se débarrasser de l’idolâtrie subtile (shirk khafi) parce qu’elle est cachée. En fait, nous adorons notre ego, même et surtout si c’est un ego spiritualisé. Dès que l’on commence à progresser sur la Voie, que l’on commence à voir tel ou tel phénomène, alors là, on ne se sent plus, et l’on adore subtilement notre ego. C’est un piège, c’est la ruse divine. Et le Coran nous prévient là-dessus : « N’as-tu pas vu celui qui prend sa passion comme divinité ? » (Coran, S25, V43)
Le désir, comme chez les bouddhistes, est cause première de la souffrance
Le Coran revient à plusieurs reprises là-dessus. Le désir, comme chez les bouddhistes, est cause première de la souffrance. Des maîtres soufis nous disent que même le désir d’arriver à Dieu est « une passion ». Ça nous ramène donc à notre ego.
Il faut pratiquer le lâcher prise et, en même temps, il faut être volontaire. Le soufisme nous dit qu’il faut être murîd (aspirant, cheminant), il faut vouloir atteindre Dieu, mais l’on est avant tout murâd (aspiré), voulu par Dieu, désiré par Lui. Murîd et murâd, c’est un couple d’opposition, mais c’est un couple. On est donc désirant de Dieu, mais avant tout, l’initiative vient de Dieu. Et le lâcher prise, dans le soufisme, c’est comme un souffle. Mais, et c’est le paradoxe, vous savez très bien que la vie spirituelle se vit dans le paradoxe : il faut quand même avoir une démarche, une énergie spirituelle. Mais on ne pourra rien faire tant qu’il n’y a pas cette attraction divine. Parlons aussi du majdhûb, ce « ravi en Dieu » qui a parcouru la Voie, mais d’une manière fulgurante, trop vite et sa raison n’a pas suivi. Le majdhûb vit en Dieu, mais la raison, qui est terrestre, n’a pas tout à fait suivi. Mais ce n’est pas un fou. Au mieux, on peut dire que c’est un fou de Dieu.
Voilà, le désir d’arriver est une passion et, encore une fois, il y a un terme qui revient toujours dans le Coran, al-ghurûr, le leurre, l’égarement. Le Coran ne cesse d’affirmer que la vie de ce monde et les jouissances éphémères qu’elle comporte sont un leurre. Un leurre qui abuse l’Homme. Mais en même temps, un leurre nécessaire.
*****
Première publication de la contribution sur le site de l'association Conscience soufie.
Lire aussi :
Autour du Dalaï-lama, la force du dialogue interreligieux réaffirmée en France
Le bouddhisme : une philosophie du bonheur ?
Et aussi :
Nourrir puis sevrer : la fonction de cheikh, du Prophète à nos jours
Ibn Arabî ou la doctrine de l’universel
Il y a en tout Homme un petit tyran qui somnole qu’on doit apprendre à combattre
Il faut pratiquer le lâcher prise et, en même temps, il faut être volontaire. Le soufisme nous dit qu’il faut être murîd (aspirant, cheminant), il faut vouloir atteindre Dieu, mais l’on est avant tout murâd (aspiré), voulu par Dieu, désiré par Lui. Murîd et murâd, c’est un couple d’opposition, mais c’est un couple. On est donc désirant de Dieu, mais avant tout, l’initiative vient de Dieu. Et le lâcher prise, dans le soufisme, c’est comme un souffle. Mais, et c’est le paradoxe, vous savez très bien que la vie spirituelle se vit dans le paradoxe : il faut quand même avoir une démarche, une énergie spirituelle. Mais on ne pourra rien faire tant qu’il n’y a pas cette attraction divine. Parlons aussi du majdhûb, ce « ravi en Dieu » qui a parcouru la Voie, mais d’une manière fulgurante, trop vite et sa raison n’a pas suivi. Le majdhûb vit en Dieu, mais la raison, qui est terrestre, n’a pas tout à fait suivi. Mais ce n’est pas un fou. Au mieux, on peut dire que c’est un fou de Dieu.
Voilà, le désir d’arriver est une passion et, encore une fois, il y a un terme qui revient toujours dans le Coran, al-ghurûr, le leurre, l’égarement. Le Coran ne cesse d’affirmer que la vie de ce monde et les jouissances éphémères qu’elle comporte sont un leurre. Un leurre qui abuse l’Homme. Mais en même temps, un leurre nécessaire.
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Première publication de la contribution sur le site de l'association Conscience soufie.
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