Saphirnews : Comment réagissez-vous devant la décision prise lundi 13 décembre dans l'affaire opposant la salarié voilée et son employeur, la crèche Baby Loup ?
Dounia Bouzar : Je suis très surprise, pour ne pas dire choquée. Décidément, lorsqu’il s’agit de l’islam, le droit ne compte plus, chacun fait sa loi. Lorsqu’on lit le jugement, ce dernier repose sur les dires des uns et des autres. À aucun moment, la loi n’est prise en compte !
Ce n’est pas la première fois que le port d’un foulard est interdit dans le monde du travail, mais c’est la première fois que les juges ne respectent pas le Code du travail pour parvenir à ce résultat. Car il existe un principe juridique de base posé par le Code du travail : concernant les convictions personnelles (philosophiques, politiques ou religieuses), aucune interdiction ne peut être générale et absolue.
Chaque cas doit être étudié selon la mission du salarié et son contexte, et la restriction des libertés individuelles doit être « justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché » (L. 1121-1 du Code du travail).
Ainsi, les prud’hommes auraient pu se demander si le « signe convictionnel » de la directrice adjointe entravait ses aptitudes à sa mission. Mais, au lieu de cela, ils ont décidé que le règlement intérieur de la crèche – qui interdit les signes religieux – était légal. Accepter qu’un règlement intérieur pose une interdiction générale et absolue en violant le Code du travail place le règlement intérieur au-dessus de la loi !
Ce n’est pas la première fois que le port d’un foulard est interdit dans le monde du travail, mais c’est la première fois que les juges ne respectent pas le Code du travail pour parvenir à ce résultat. Car il existe un principe juridique de base posé par le Code du travail : concernant les convictions personnelles (philosophiques, politiques ou religieuses), aucune interdiction ne peut être générale et absolue.
Chaque cas doit être étudié selon la mission du salarié et son contexte, et la restriction des libertés individuelles doit être « justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché » (L. 1121-1 du Code du travail).
Ainsi, les prud’hommes auraient pu se demander si le « signe convictionnel » de la directrice adjointe entravait ses aptitudes à sa mission. Mais, au lieu de cela, ils ont décidé que le règlement intérieur de la crèche – qui interdit les signes religieux – était légal. Accepter qu’un règlement intérieur pose une interdiction générale et absolue en violant le Code du travail place le règlement intérieur au-dessus de la loi !
Comment expliquez-vous que les prud’hommes n’aient pas pris sérieusement en compte la note de la HALDE, indiquant que la crèche relève du droit privé ?
D. B. : Cela aussi, c’est nouveau. Jusqu’à aujourd’hui, les tribunaux avaient toujours suivi les avis de la HALDE, élaborés par des collèges de juristes spécialisés.
Notons au passage que cette HALDE, en tant qu’autorité indépendante et autonome, n’aura pas duré longtemps, alors que la France était l’un des pays les plus en retard à l’avoir mise en place, en application de l’article 13 du traité d’Amsterdam de l’Union européenne en 1997. Cet article 13 fixe un ensemble de règles qui imposent aux États membres de reconnaître l'existence des discriminations comme « pratiques sociales » massives et ordinaires, pratiques portant atteinte aux valeurs et aux principes qui fondent l'Europe.
De nombreuses directives communautaires imposent de mettre en place des instruments juridiques et organisationnels permettant aux victimes de faire valoir leurs droits et de bénéficier de protections. C’est donc toute une symbolique que Jeannette Boughrab, ex-présidente de la HALDE, ait pris une position personnelle en venant « témoigner » au tribunal des prud’hommes pour soutenir la position de la crèche... au mépris de la posture juridique de ses juristes, il me semble.
Ses juristes n’avaient fait que rappeler le droit : une association, même financée par des fonds publics, ne relève pas du droit public tant qu’elle n’est pas un service public. Ce n’est pas parce que l’on est subventionné par des fonds publics et que l’on poursuit une mission de service public (accueillir tous les enfants, quels que soient leur origine, leur niveau social, leur lieu d’habitation...) que l’on devient pour autant un service public. Sinon, n’importe quelle association subventionnée deviendrait service public !
Pourquoi les juges n’ont-ils pas respecté ce principe de base ? Troisième innovation. Il faudrait le leur demander. Je n’ai aucune explication satisfaisante.
Notons au passage que cette HALDE, en tant qu’autorité indépendante et autonome, n’aura pas duré longtemps, alors que la France était l’un des pays les plus en retard à l’avoir mise en place, en application de l’article 13 du traité d’Amsterdam de l’Union européenne en 1997. Cet article 13 fixe un ensemble de règles qui imposent aux États membres de reconnaître l'existence des discriminations comme « pratiques sociales » massives et ordinaires, pratiques portant atteinte aux valeurs et aux principes qui fondent l'Europe.
De nombreuses directives communautaires imposent de mettre en place des instruments juridiques et organisationnels permettant aux victimes de faire valoir leurs droits et de bénéficier de protections. C’est donc toute une symbolique que Jeannette Boughrab, ex-présidente de la HALDE, ait pris une position personnelle en venant « témoigner » au tribunal des prud’hommes pour soutenir la position de la crèche... au mépris de la posture juridique de ses juristes, il me semble.
Ses juristes n’avaient fait que rappeler le droit : une association, même financée par des fonds publics, ne relève pas du droit public tant qu’elle n’est pas un service public. Ce n’est pas parce que l’on est subventionné par des fonds publics et que l’on poursuit une mission de service public (accueillir tous les enfants, quels que soient leur origine, leur niveau social, leur lieu d’habitation...) que l’on devient pour autant un service public. Sinon, n’importe quelle association subventionnée deviendrait service public !
Pourquoi les juges n’ont-ils pas respecté ce principe de base ? Troisième innovation. Il faudrait le leur demander. Je n’ai aucune explication satisfaisante.
Estimez-vous que la loi de 1905 sur la laïcité a été remise en cause par cette décision ? En quoi ?
D. B. : Pour en finir avec les persécutions religieuses, pour qu’il ne faille plus jamais « être de la religion du roi pour être sujet du roi », la loi de 1905 a été établie pour respecter toutes les libertés de conscience : liberté de croire, de ne pas croire, de croire en ce qu’on veut.
Autrement dit, à part les fonctionnaires qui représentent la neutralité d’État, la liberté de conscience de chaque salarié est respectée tant qu’elle n’empiète pas sur celle de l’autre et qu’elle n’entrave pas les règles de droit commun et la réalisation de la mission professionnelle.
Car il faut se souvenir que si l’obligation de neutralité s’imposait jusque-là uniquement à tous les représentants (ou assimilés) de l’État, c’était bien justement pour permettre et protéger la diversité de la société, contrairement au « temps du roi ».
Aucun patron, pas même celui d’un magasin de médailles de Lourdes ou de foulards islamiques, ne pouvait jusqu’à aujourd’hui limiter sans raison valable la liberté de conscience de ses salariés.
Si le règlement intérieur d’une entreprise devient supérieur à la loi publique, comme l’ont validé ici les prud’hommes, il va falloir choisir son patron (et le patron, ses salariés) selon sa liberté de conscience ! Les juifs avec les juifs, les musulmans avec les musulmans, les bouddhistes avec les bouddhistes, et les athées avec les athées ! On reviendrait donc au temps du roi ?
Autrement dit, à part les fonctionnaires qui représentent la neutralité d’État, la liberté de conscience de chaque salarié est respectée tant qu’elle n’empiète pas sur celle de l’autre et qu’elle n’entrave pas les règles de droit commun et la réalisation de la mission professionnelle.
Car il faut se souvenir que si l’obligation de neutralité s’imposait jusque-là uniquement à tous les représentants (ou assimilés) de l’État, c’était bien justement pour permettre et protéger la diversité de la société, contrairement au « temps du roi ».
Aucun patron, pas même celui d’un magasin de médailles de Lourdes ou de foulards islamiques, ne pouvait jusqu’à aujourd’hui limiter sans raison valable la liberté de conscience de ses salariés.
Si le règlement intérieur d’une entreprise devient supérieur à la loi publique, comme l’ont validé ici les prud’hommes, il va falloir choisir son patron (et le patron, ses salariés) selon sa liberté de conscience ! Les juifs avec les juifs, les musulmans avec les musulmans, les bouddhistes avec les bouddhistes, et les athées avec les athées ! On reviendrait donc au temps du roi ?
Le fait d’être en contact permanent avec les enfants (en tant que puéricultrice) et les parents (en tant que directrice adjointe) peut-il être considéré comme une raison valable pour interdire un voile ?
D. B. : Concernant les structures éducatives comme je le détaille dans mon livre*, de nombreux projets éducatifs rappellent que la prise en charge d’enfants consiste notamment à leur transmettre les principes fondamentaux du vivre-ensemble, à leur apprendre à se forger une opinion propre et à les ouvrir sur toutes les visions du monde.
C’est ainsi que, pour exercer cette mission d’éducation, de nombreuses structures s’appuient sur leur projet pédagogique pour demander une « certaine neutralité » à leurs salariés, de façon à ne pas influencer la conscience des enfants, ce qui est légal puisque cette exigence est liée aux aptitudes nécessaires à la mission de socialisation.
Personnellement, je suis profondément persuadée que l’on peut être « cheveux aux vent » et non laïque, c’est-à-dire influencer fortement les enfants dont on a la charge sur ses propres idées et convictions, et porter un foulard et être laïque, c’est-à-dire ne pas présenter sa propre vision du monde comme supérieure.
C’est mon expérience d’éducatrice à la Protection judiciaire de la jeunesse qui me mène à cela. Nous étions tous fonctionnaires, mais, pourtant, on connaissait très bien les différents discours des uns et des autres sur le plan philosophique, politique ou religieux. Et certains ne se privaient pas d’influencer les jeunes ! Mais, dans la philosophie française, la neutralité est liée à l’invisibilité. Ce débat n’est même pas envisageable…
C’est ainsi que, pour exercer cette mission d’éducation, de nombreuses structures s’appuient sur leur projet pédagogique pour demander une « certaine neutralité » à leurs salariés, de façon à ne pas influencer la conscience des enfants, ce qui est légal puisque cette exigence est liée aux aptitudes nécessaires à la mission de socialisation.
Personnellement, je suis profondément persuadée que l’on peut être « cheveux aux vent » et non laïque, c’est-à-dire influencer fortement les enfants dont on a la charge sur ses propres idées et convictions, et porter un foulard et être laïque, c’est-à-dire ne pas présenter sa propre vision du monde comme supérieure.
C’est mon expérience d’éducatrice à la Protection judiciaire de la jeunesse qui me mène à cela. Nous étions tous fonctionnaires, mais, pourtant, on connaissait très bien les différents discours des uns et des autres sur le plan philosophique, politique ou religieux. Et certains ne se privaient pas d’influencer les jeunes ! Mais, dans la philosophie française, la neutralité est liée à l’invisibilité. Ce débat n’est même pas envisageable…
Le voile est l’un des objets de crispation des entreprises privées. Que doit-il être fait pour amener celles-ci à mieux accepter ce code vestimentaire ?
D. B. : Honnêtement, je trouve l’ambiance de plus en plus tendue, malgré le fait que rien, dans la loi, n’empêche une salariée de porter un foulard s’il n’entrave pas ses aptitudes à la mission (ainsi que les règles de sécurité et d’hygiène).
Dans la réalité, le foulard est, de la bouche des managers, leur « pire cauchemar ». Il faut dire que le grand public perçoit dans le foulard une quantité de symboles négatifs (oppression, soumission, enfermement des femmes, signe politique, etc.) et c’est un travail de longue haleine de faire comprendre que chaque femme définit le sens et la fonction de son foulard différemment, et que cela lui appartient.
Lorsque j’interviens sur des situations de conflits en entreprise, je travaille, d’un côté, sur les représentations négatives et, de l’autre, sur le look. Pour le fameux cas assez médiatisé de Mona**, cadre supérieur dans une grande entreprise de cosmétiques, j’avais beaucoup travaillé sur les valeurs communes. Mona n’était pas aussi différente que cela : elle regardait les mêmes feuilletons télévisés, allait au cinéma, écoutait de la musique… Bref, nous avions débloqué la situation en « refaisant du lien » avec l'ensemble des collaborateurs, au-delà du foulard : qu’est-ce qu’elle ressemblait à ses collègues, finalement, Mona, malgré le fait qu’elle était musulmane pratiquante…
On peut avoir des croyances différentes et des valeurs communes, c’est un peu ça l’idée centrale.
Dans la réalité, le foulard est, de la bouche des managers, leur « pire cauchemar ». Il faut dire que le grand public perçoit dans le foulard une quantité de symboles négatifs (oppression, soumission, enfermement des femmes, signe politique, etc.) et c’est un travail de longue haleine de faire comprendre que chaque femme définit le sens et la fonction de son foulard différemment, et que cela lui appartient.
Lorsque j’interviens sur des situations de conflits en entreprise, je travaille, d’un côté, sur les représentations négatives et, de l’autre, sur le look. Pour le fameux cas assez médiatisé de Mona**, cadre supérieur dans une grande entreprise de cosmétiques, j’avais beaucoup travaillé sur les valeurs communes. Mona n’était pas aussi différente que cela : elle regardait les mêmes feuilletons télévisés, allait au cinéma, écoutait de la musique… Bref, nous avions débloqué la situation en « refaisant du lien » avec l'ensemble des collaborateurs, au-delà du foulard : qu’est-ce qu’elle ressemblait à ses collègues, finalement, Mona, malgré le fait qu’elle était musulmane pratiquante…
On peut avoir des croyances différentes et des valeurs communes, c’est un peu ça l’idée centrale.
Ce jugement relatif à l'affaire Baby Loup risque de faire jurisprudence. À quoi peut-on s’attendre à l’avenir ? Que craignez-vous ?
D. B. : Non, ce serait bien le diable si la cour d’appel violait, elle aussi, le Code du travail ! Je ne pense pas que cette décision puisse faire jurisprudence, en tous les cas pas sur la légalité d’un règlement intérieur qui pose une interdiction générale et absolue à une liberté individuelle.
En revanche, il va falloir attendre longtemps avant le rendu de la cour d’appel. Et, en attendant, de nombreuses entreprises risquent de se précipiter vers la brèche ouverte.
Espérons alors que, dorénavant, chaque entreprise ne va pas instaurer son « propre régime » et qu’à la prochaine décision relative à l’islam les juges ne vont pas évacuer le motif des « convictions religieuses » des 18 critères de discrimination interdits par… le même Code du travail !
En revanche, il va falloir attendre longtemps avant le rendu de la cour d’appel. Et, en attendant, de nombreuses entreprises risquent de se précipiter vers la brèche ouverte.
Espérons alors que, dorénavant, chaque entreprise ne va pas instaurer son « propre régime » et qu’à la prochaine décision relative à l’islam les juges ne vont pas évacuer le motif des « convictions religieuses » des 18 critères de discrimination interdits par… le même Code du travail !
Dounia Bouzar, est l'auteure, notamment de :
* Laïcité, mode d’emploi. 42 études de cas, Éd. Eyrolles, 2010
** Allah a-t-il sa place en entreprise ?, Éd. Albin Michel, 2009
et de La République ou la burqa. Les services publics face à l'islam manipulé, Éd. Albin Michel, 2010.
* Laïcité, mode d’emploi. 42 études de cas, Éd. Eyrolles, 2010
** Allah a-t-il sa place en entreprise ?, Éd. Albin Michel, 2009
et de La République ou la burqa. Les services publics face à l'islam manipulé, Éd. Albin Michel, 2010.