Société

Dounia Bouzar : retour sur un parcours semé d'embûches

Rédigé par | Mardi 16 Février 2016 à 18:30

Dounia Bouzar change son fusil d’épaule dans la lutte contre la radicalisation. A la tête du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI), l’anthropologue, qui n'a pas été épargné par les critiques, met fin cette année à sa collaboration avec l’Etat. Retour sur un parcours semé d'embûches.



Dounia Bouzar, directrice du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI).
Dounia Bouzar change son fusil d’épaule dans la lutte contre la radicalisation. Le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI) que l’anthropologue dirige met fin à sa collaboration avec l’Etat cette année. « Le CPDSI estime que la proposition de la loi de la déchéance de la nationalité crée un contexte politique défavorable à l’entreprise pédagogique et scientifique pour prévenir la radicalisation », fait-on savoir dans un communiqué le 11 février.

Actuellement en tournée dans quelques pays intéressés par sa méthode de déradicalisation, Dounia Bouzar précise qu’elle compte poursuivre ses recherches dans un cadre qui reste à définir. Son entourage parle de la création d’une « école de déradicalisation en collaboration avec une institution, probablement une université ». Cette nouvelle école serait ouverte à tous : familles, formateurs, agents de l’Etat, particuliers intéressés par la prévention des dérives sectaires liées à l’islam.

Deux approches du « jihadisme »

Dans son engagement contre le jihadisme, le gouvernement français regrette la perte d’un allié qui, selon la Place Beauvau citée par La Croix, « a fait un excellent travail depuis un an et si nous avions pu, nous aurions continué à travailler avec elle ».

En pratique, le CPDSI renonce au renouvellement tacite d’une subvention gouvernementale de plus d’un demi-million d’euros par an. Le motif discutable invoqué, la « loi de déchéance de la nationalité », cache des désaccords idéologiques profonds sur le phénomène traité. Le fait n’est pas nouveau : depuis les débuts, il oppose deux approches du jihadisme en France.

D’un côté, il y a ceux qui font tout simplement du jihadisme une manifestation nouvelle de l’appartenance à la religion musulmane. Ceux-là regardent les adhérents à ce mouvement à travers du prisme de la religion islam. De l’autre côté, on tente difficilement d’expliquer le jihadisme comme une dérive sectaire ordinaire dont l’islam n’est qu’un prétexte. Pour les premiers, l’islam et les musulmans sont les causes premières du jihadisme ; pour les seconds, l’islam et les musulmans sont les premières victimes des jihadistes. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de la collusion entre la notion de jihad en islam et la violence terroriste.

La divergence est connue mais les positions sont si clivées qu’elles débordent désormais du terrain scientifique et universitaire pour s’épancher sur le champ politique. « Faire croire aux Français que la déchéance de la nationalité sera un symbole pour lutter contre Daesh est une réponse déconnectée de la réalité », s’est insurgé Dounia Bouzar en annonçant sa rupture avec le gouvernement dont le Premier ministre a déclaré : « Expliquer le jihadisme, c’est déjà vouloir un peu excuser. »

Anthropologue formée à l’Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris, Dounia Bouzar a commencé son métier en défrichant sur une question qui n’intéressait pas grand monde. Il y a 15 ans, ses premiers écrits sur le radicalisme posaient plus de questions qu’ils n’apportaient de réponses. En milieu musulman, on l’accusait alors de vouloir « hurler avec la meute » pour s’offrir les plateaux de télé. Les islamophobes, eux, l’accusaient du traditionnel « double discours » d’islamiste qui avance masquée… Il en fallait beaucoup plus pour décourager l’anthropologue.

Les tares d’une « penseur libre »

En janvier 2014, son « Désamorcer l’islam radical, ces dérives sectaires qui défigurent l’islam » (Ed. de l’Atelier) a permis de mesurer le chemin parcouru, sur un terrain sensible, peu étudié et qui se trouvait désormais à la une de l’actualité.

Depuis lors, les critiques honnêtes ont baissé le ton devant la pertinence de ses trouvailles. Les parents de jihadistes qu’elle nomme « parents orphelins » l’ont soutenue pour fonder le CPDSI au mois d’avril 2014. Les services du gouvernement, pris de court, ont été ravis de l’avoir sous la main. Ils ne se sont pas faits prier pour financer l’original et ambitieux projet du CPDSI, seule réponse proposée à leur appel d’offre de lutte contre la radicalisation.

Après un an de collaboration avec l’Etat, en plus des menaces de groupes terroristes, le CPDSI a dû faire face aux démons traditionnels de la critique dès qu’il s’agit du fait musulman en France. En cela, il faut reconnaître que, malgré l’audace et l’efficacité de son travail, Dounia Bouzar accumule les tares, à commencer par ses convictions religieuses.

Son engagement musulman lui valut, un temps, de siéger au Conseil français du culte musulman (CFCM) avant d’en démissionner. De plus, Dounia Bouzar mène ses recherches hors institutions. Elle se définit en « penseur indépendant et engagé » ; libre des calendriers académiques et capable d’ouvrir des portes dont l’universitaire institutionnel ignore parfois l’existence. Elle explore ainsi des méthodes que la tradition universitaire s’interdit quand elle ne les méprise pas.

Avec le temps, Dounia Bouzar a fini par s’installer dans le paysage médiatique. On aime son franc-parler qui lui vaut de figurer dans le fichier des « bons clients »… A cette tare de la visibilité médiatique, il faut ajouter ce qui peut échapper à certains esprits : Dounia Bouzar est une femme de convictions qui ne cache pas ses positions féministes, avec les excès qu’on peut y trouver. Au final, c’est son travail qui parle pour elle. Or, en lutte contre le jihadisme, le CPDSI dont les équipes mobiles d’intervention n’ont « aucun local ou bureau fixe, pour maitriser et prévenir tout risque d’ordre sécuritaire », ne pouvait exposer publiquement ses méthodes. Ce travail est donc resté largement méconnu. Les critiques en ont profité pour semer un doute médiatique qui n’a cessé de grossir... Le CPDSI a ainsi publié le 11 février son rapport annuel d’activité 2015.

Déradicaliser en deux étapes

La lecture de ce rapport qui souligne la dimension pédagogique montre une technologie complexe qui ne peut être utilisée comme une recette de cuisine. Il s’en dégage cependant deux grandes étapes dont la première vise à « replacer le jeune au sein de sa filiation afin qu’il retrouve d’abord une partie de ses repères affectifs, mémoriels, cognitifs ». Dans cette phase dite « Madeleine de Proust », la famille, les proches, les souvenirs, le vécu de l’embrigadé sont sollicités pour trouver un « lien original qui devient le principal facteur de reconstruction » que le jeune peut opposer à la filiation mythique et sacrée que lui offrent les rabatteurs de Daesh.

Une fois que l’embrigadé est sorti de l’amnésie de son individualité, alors commence la seconde phase qui vise à amener le jeune à réaliser comment ses motivations personnelles ont été reprises par les rabatteurs pour en faire une mission divine.

Pour opérer ce « retour au monde réel », le CPDSI a étudié les méthodes des rabatteurs pour les désamorcer en aidant les jeunes à en prendre conscience. Le résultat est d’une efficacité redoutable même si le centre en parle avec prudence et humilité en raison du peu de recul et surtout du « taux de dissimulation et d’ambivalence des radicalisés », dit-il.

Un suivi en continu

La fin de sa collaboration avec l’Etat n’est pas la fin des travaux de Dounia Bouzar. Pour l’heure, son centre continue de suivre 234 jeunes pour « désembrigadement » dont « la moitié est stabilisée, c’est-à-dire en train de revenir pleinement à un individu singulier… qui s’est réinscrit dans la société et dans sa filiation » ; l’autre moitié qui fut « prise en charge plus récemment, est en cours de rétro-analyse », annonce le CPDSI.

« Pour le moment, tous nos suivis en désembrigadement n’ont pas tenté de repartir ni de passer à l’acte », écrit Dounia Bouzar. Ils suivent ainsi progressivement les indicateurs de « sortie de la radicalité » fixés par le CDPSI. La structure reste ouverte aux familles mais il n’est plus un partenaire privilégié de l’Etat. Ce rôle devrait revenir à d’autres institutions spécialisées sur le sujet.



Diplômé d'histoire et anthropologie, Amara Bamba est enseignant de mathématiques. Passionné de… En savoir plus sur cet auteur