Saphirnews : On entend souvent le terme de « radicalisation », comment le définiriez-vous ?
Elyamine Settoul : C’est un concept un peu valise. Personnellement, je l’interprète comme un extrémisme qui mène à une action violente. Sur le plan religieux, certains peuvent avoir une pratique radicale, mais qui reste en accord avec la démocratie. Une pratique religieuse rigoriste n’est pas forcément synonyme de radicalité. Il faut également rappeler que la radicalisation ne se cantonne pas à l’islam. Elle affecte de multiples espaces, des mouvances d’extrême droite à l’éco-terrorisme, en passant par les mouvements pro-life aux Etats-Unis.
Comment détecter la radicalisation ?
Elyamine Settoul : Avant, les jeunes se radicalisaient fréquemment via les mosquées ou les prisons. La rencontre était principalement physique. Aujourd’hui, cela se fait beaucoup par le biais d’Internet et des réseaux sociaux. Daesh a parfaitement compris le pouvoir de la communication. Ils favorisent ce que les politologues appellent la formation de « communautés imaginées », c'est-à-dire des collectivités virtuelles chaleureuses qui tranchent très souvent avec une vie réelle marquée par une faiblesse des relations affectives. Cette évolution complique sérieusement le travail des services de renseignements car, par définition, la Toile est incontrôlable et les réseaux sociaux se régénèrent sans cesse. On sait que, parmi ces jeunes, il y a un gros noyau de jeunes avec des trajectoires sociales et familiales chaotiques, issus de familles éclatées et où le père est très souvent absent. Il faut avoir l’humilité de reconnaitre qu’il n’y a pas de réponse miracle.
Pourtant, ces jeunes ne sont pas tous paumés ni décérébrés ?
Elyamine Settoul : C’est vrai, il y a également des gens très bien formés qui ont, par exemple, mené des études de haut niveau. Ceux-là vont très probablement en Syrie avec des motivations idéologiques et politiques plus fortes. Celles-ci concernent principalement les politiques étrangères des pays occidentaux à l’égard du Moyen-Orient, l’islamophobie ou encore le conflit israélo-palestinien. Il y a un débat autour de la politisation de ces candidats au jihad, le phénomène demande à être analysé de manière plus précise.
On parle beaucoup de « jeunes » partis en Syrie, y a-t-il des plus âgés ?
Elyamine Settoul : Le gros noyau des candidats au jihad a entre 16 et 25 ans et est souvent dans une relation de rupture avec leurs parents. Mais n’oublions pas qu’il y a également des femmes qui partent parfois en famille avec leurs enfants. Dans ces cas là, il s’agit davantage d’un projet de hijra vers « Bilad el-Cham », c'est-à-dire une émigration vers une terre jugée mythique et bénie du point de vue coranique. Il y a également une dimension romantique chez certaines jeunes femmes.
Comme Olivier Roy l'expliquait aussi dans les colonnes du Monde, aucun d’eux ne fréquentait les mosquées...
Elyamine Settoul : Auparavant, on avait des jeunes qui s’intéressaient un peu à l’islam, qui avait une pratique religieuse. Aujourd’hui, certains fréquentent les bars, les filles, fument des joints et se retrouvent une semaine plus tard en Syrie. Ils se caractérisent majoritairement par une très faible connaissance de la religion et de la langue arabe. En fait, ces jeunes sont fascinés par la violence, l’héroïsme, le nihilisme qui les poussent à vivre sans valeurs, dans l’instant. Quand on analyse les parcours, la religion est revendiquée mais inexistante. Elle est un vernis plus qu’une structure. Cette pulsion de violence se retrouve ailleurs. On pourrait faire une comparaison avec les tueries aux Etats-Unis. Je ne vois pas de différence fondamentale entre des adolescents qui ouvrent le feu dans une université et ceux qui ont pris une kalachnikov le 13 novembre pour tuer des Parisiens en terrasse.
Alors pourquoi choisissent-ils la religion comme catalyseur ?
Elyamine Settoul : Comme le dit Olivier Roy, c’est la dernière idéologie sur le marché. On voit une vraie rupture intergénérationnelle entre parents et jeunes. Ces derniers reprochent implicitement à leurs aînés la domination sociale qu’ils subissent ou le fait de s’être éloignés d’un islam pur et mythifié qu’eux-mêmes ne pratiquent pas. On pourrait faire le parallèle avec les membres de la bande à Baader en Allemagne qui critiquaient leurs parents d’être restés silencieux face au nazisme. Le phénomène est complexe à analyser, car il repose sur des silences et des non-dits qui sont par définition invisibles et donc difficiles à restituer pour les chercheurs. L’approche anthropologique me semble particulièrement pertinente pour éclairer ces phénomènes.
Elyamine Settoul, chercheur à l’IRSEM.
Certains pensent que le problème viendrait des Textes sacrés, en recensant cinq injonctions à tuer dans le Coran...
Elyamine Settoul : Si vous lisez la Bible ou le Talmud, vous trouverez également des passages belliqueux ou incitant à tuer. Pourtant, il n’y a pas de passage à l’acte. Le sociologue ne peut pas se contenter d’une grille de lecture textuelle et doit décrypter les mécanismes sociaux qui aboutissent à ces phénomènes. Mais il est vrai que, sur des jeunes frustrés et fragiles, des discours de violence peuvent avoir un écho.
Au lendemain du 13 novembre, Manuel Valls a annoncé la création d’une seconde cellule de déradicalisation en France. Connaissez-vous son fonctionnement, son efficacité ?
Elyamine Settoul : Les jeunes de retour de Syrie passent souvent par la case prison. Ils ne représentent pas un bloc monolithique, il y a des degrés de radicalisation variable et des expériences dans les contrées syro-irakiennes très disparates. C’est donc du cas par cas. Le piège serait de s’enfermer dans une approche purement répressive du phénomène. Il faut surtout regarder à l’étranger, du côté de Danemark ou du Canada, où une véritable réflexion est lancée pour faire en sorte que ces jeunes se réinsèrent après s’être acquittés de leurs dettes à l’égard de la société On a tendance en France à considérer ces gens comme étant irrécupérables. Or ce qu’on est à 20 ans ne détermine pas forcément ce qu’on sera à 50.
Plutôt que la répression, que peut-on mettre en place pour lutter contre la radicalisation ?
Elyamine Settoul : Il n’y a pas de solution miracle. La solution est tout à la fois sociale, sécuritaire, culturelle et économique. Faire en sorte de développer un sentiment d’appartenance pour limiter les crises identitaires me semble une bonne base de départ. Les espaces de brassage social doivent être valorisés tout comme les lieux d’expression artistique. La langue arabe doit être valorisée et présentée comme un atout et non comme un vecteur de dégradation de la réputation des établissements scolaires. Et, parallèlement, nos services de sécurité doivent s’adapter et davantage se coordonner au niveau européen car on est face à une menace transnationale qui a un coup d’avance sur les services de renseignement.
Que pensez-vous de la prise de parole de jihadistes repentis, comme Mourad Benchelalli, parti en Afghanistan puis emprisonné à Guantanamo ?
Elyamine Settoul : J’y suis plutôt favorable. Son « séjour » à Guantanamo lui confère une légitimité indiscutable face aux jeunes qu’il rencontre. C’est quelqu’un qui va forcément savoir comment parler et interpeller un jeune potentiellement intéressé par les mouvances jihadistes. Mais c’est encore trop peu utilisé en France. C’est à mon sens contre-productif d’assigner à résidence à vie d’anciens islamistes. Il faudrait peut-être réfléchir à une durée de probation et comprendre que les individus peuvent changer au cours de leurs trajectoires de vie.
Finalement, rejoignez-vous le philosophe André Glucksman selon qui « le principe destructeur nous habite » ?
Elyamine Settoul : La pulsion de violence est présente chez tous les hommes, mais elle est également influencée par le contexte sociétal. Cette violence me semble plus tempérée dans les sociétés qui connaissent le plein-emploi et qui investissent dans la réduction des inégalités sociales. Je crois que c’est là-dessus qu’il faut agir et nous pouvons le faire car nous demeurons un pays ayant des ressources extraordinaires.
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