Georges Bush n’est pas le seul à scinder le monde en deux et à s’aligner sur des concepts de clivage de civilisation. L’idée selon laquelle l’islam est porteur de valeurs contraires à la République est encore très courante. Seule une interprétation intégriste, voire une manipulation du concept de laïcité – comprendre par là une éradication de l’islam – pourrait sauver ces pauvres filles qui habitent les banlieues et sont soumises au mauvais traitement des garçons.
Il n’y a qu’à suivre les débats organisés par SOS racisme autour du mouvement « Ni putes ni soumises » pour s’en convaincre. Bien sûr, rien n’est explicitement dit. On prétend aborder les problèmes – car problèmes effectivement il y a – par tous les angles : sociaux, économiques, culturels et… religieux. Mais curieusement, lorsque le mouvement se déplace de ville en ville, les thèmes (imposés par les « maisons des potes » des villes en question) tournent presque tous autour de « laïcité et religion ». Ici on invite des maghrébines du Maroc ou d’Algérie pour parler de condition féminine… Là on organise un mariage mixte …
Cette ethnicisation des phénomènes sociaux est bien pratique, mais surtout très grave. Aborder la question sous cet angle renvoie les jeunes à leur condition d’étranger, comme si les banlieues faisaient partie du Maghreb. Cela revient à lier les analyses concernant la situation des filles issues des quartiers à ce qui se passe aux pays d’origine. Cette approche fait fi des dizaines d’années d’installation des familles en France, qui ont abouti à la revendication des jeunes d’être Français, avec ou sans leur islam. Elle renvoie à des anciens clivages, où il y avait « le Français » et « l’étranger ». Il leur a fallu des années pour dépasser leur statut d’immigré, comprendre qu’il n’était pas héréditaire et concilier l’idée que même s’ils venaient de là-bas, ils pouvaient se construire ici, et qu’ils pouvaient – pour ceux qui le souhaitaient - être à la fois Français et musulmans, sans contradiction aucune.
Mais on fait surtout semblant d’oublier toute la politique menée sur ce point pendant des années. Pendant qu’on braque les projecteurs sur l’islam – les circonstances s’y prêtent depuis le 11 septembre ! - on fait l’impasse sur la ghettoïsation des populations en difficulté qui atteint dans certains quartiers plus de 60% de chômage, les discriminations à l’emploi, au logement, etc… On ferme les yeux sur le fait que le jeune Brahim entend toute la journée sur les bancs de l’école qu’en France « on est tous égaux » et que lorsqu’il rentre chez lui, il ne croise que des Français basanés comme lui, qui habitent les immeubles les plus délabrés, qui sont sans emploi… On tourne la page sur les marches des beurs des années 80 qui demandaient déjà l’égalité à Mitterrand ! Tiens donc ! C’était il y a vingt ans ! Sos Racisme est né à cette époque, non ?
Si certains garçons manipulent l’islam pour dominer, violenter, maltraiter, voire tuer des filles, il serait peut-être temps de rendre public ce que dit vraiment l’islam, au lieu de laisser les médias le réduire aux interprétations sexistes et archaïques élaborées en Arabie Saoudite. A force de traiter cette religion à partir des propos et des attitudes des manipulateurs, à force de la présenter à travers ceux qui la déforment, la société légitime le comportement de ceux qui cherchent un bon prétexte pour refuser l’égalité et la dignité aux femmes : puisque l’islam le dit !
Qui parle de toutes ces jeunes Françaises de confession musulmanes retournées à leurs sources religieuses pour se ré-approprier leur religion en faisant fi des images toutes-faites enfermantes, et qui sont bien décidées à prouver qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre leur culture française et leur pratique musulmane ? Qui laisse s’exprimer celles qui dénoncent, au nom de l’islam, les injustices pratiquées au nom de l’islam ? Qui donne la parole à celles qui ne veulent plus être définies à partir de comportements préétablis, légitimées par un islam préfabriqué, modelé autour des besoins masculins et refusent de se projeter à travers ce que certains hommes ont compris pour elles ? Même les chercheurs qui travaillent sur elles sont censurés !!!
Etre moderne, c’est « dire je » - ne pas laisser le clan décider pour soi – et utiliser la raison pour remettre en question des traditions ancestrales. Or il y a quantité de jeunes hommes et de jeunes femmes qui accomplissent cette réflexion un peu partout en France. A force de travailler parallèlement sur les deux registres présentés jusqu’ici comme incompatibles – l’islam et la République laïque -, cette génération a élaboré une nouvelle réflexion tendant à pouvoir intégrer la référence musulmane au sein du patrimoine français. En étudiant les textes religieux au regard du contexte français, ils tentent de mettre en évidence les valeurs communes de façon à prouver que l’islam peut faire partie intégrante de la Nation Française sans affecter son unité culturelle. En cela, ils interrogent notre modèle d’intégration basé sur l’assimilation et prouvent qu’il n’y a pas de choix à faire entre leur appartenance française et leur référence musulmane. En rattachant cette dernière à la société actuelle, ils remettent en cause des représentations et des modes de relations issues de la colonisation.
Car au fond, la société est-elle vraiment prête à considérer que l’islam puisse aussi être moderne ? Accepte-t-elle vraiment que l’islam ne soit plus la religion « des étrangers » ? Accepte-t-on qu’un enfant d’émigré ne corresponde pas à l’image de « l’indigène », surtout lorsqu’il veut rester musulman ? Cela fait violence qu’un musulman puisse être français et cela fait violence qu’il définisse lui-même son identité. Pourtant, la première liberté d’une démocratie est celle donnée à l’individu de choisir ses références pour se construire librement. Ce droit n’est pas donné aux femmes issues de l’immigration maghrébine et africaine. On continue de penser qu’elles ne peuvent « s’intégrer », « se moderniser », que si elles se défont de toutes leurs références d’origine. Il y a une espèce d’assignation à des places pré-définies, faisant fi de toutes les processus individuels que tout être humain met en place. On les ramène aux deux seules alternatives de femme «arabe-musulmane soumise » ou de « femme athée dite occidentalisée ». On part du principe qu’elles doivent choisir un modèle ou un autre. Devant cette vision du monde bipolaire, certains musulmans présentent également leur modèle comme le seul possible, par opposition au premier, et chacun se rigidifie dans ses retranchements. La boucle est bouclée !
Mais peut-être que la condition des femmes, au fond, n’est le souci de personne… Ces jeunes filles courageuses qui ont voulu prendre la parole pour améliorer leur condition sont-elles vraiment au centre des débats ? Ou s’agit-il d’enjeux politiques dans lequel l’islam est pris en otage pour régler des comptes purement politiciens ? La question est légitime. L’islam a bon dos. En le stigmatisant, on ne remet pas la société en cause. Il y a plusieurs façons de rendre une religion « opium du peuple » !
Dounia Bouzar,
Sociologue et auteur du livre L' islam des banlieues aux éditions Syros