Monde

Etat islamique ou Daesh : un débat lexical pour rien ?

Rédigé par | Samedi 20 Septembre 2014 à 06:00

L'Etat islamique ou EI existe depuis 2006 mais connaît une formidable notoriété médiatique depuis l'annonce du « califat » en juin 2014 qui a marqué des avancées territoriales majeures de l'organisation en Irak. C'est cependant tout récemment que l'usage même du terme « Etat islamique » pose question en France. Avec « Daesh », le débat lexical a battu son plein cette semaine. Romain Caillet revient sur les implications de l'usage du mot arabe sur Saphirnews.



Etat islamique ou Daesh, un débat lexical bat son plein en France.
Exit le terme « Etat islamique ». Dorénavant, les autorités françaises ont choisi de désigner systématiquement le groupuscule terroriste qui sévit en Syrie et en Irak par le vocable « Daesh » (ou « Daech »). Avec cette nouvelle désignation, l’objectif est-elle uniquement de contrer l’amalgame qu'« Etat islamique » peut susciter ?

« Le groupe terroriste dont il s’agit n’est pas un État. Il voudrait l’être, mais ne l’est pas, et c’est lui faire un cadeau que l’appeler ainsi. Je recommande même de ne pas utiliser l’expression "État islamique", car cela occasionne une confusion entre l’islam, l’islamisme, et les musulmans », expliquait le 10 septembre Laurent Fabius lors de la séance des questions au gouvernement. « Il s’agit, mesdames et messieurs, de ce que les Arabes appellent "Daesh" et que j’appellerai pour ma part "les égorgeurs de Daesh" ! », avait poursuivi le ministre des Affaires étrangères.

La veille, dans un communiqué annonçant la visite de François Hollande en Irak, l’Elysée parlait déjà de « lutter efficacement contre les terroristes de Daesh ». Lors de l’ouverture de la conférence sur la sécurité en Irak, lundi 15 septembre, le chef de l’Etat avait officiellement repris ce terme.

Pourquoi au fond ? La France, qui a mené ses premières frappes en Irak contre l’EI vendredi 19 septembre, souhaite ainsi affirmer avec force son entrée en guerre et ceci commence par un changement marquant de registre politique. Car le terme « Daesh » appartient à une communication de guerre pour Romain Caillet. Il « sonne en arabe de manière hideuse et renvoie à des sens très péjoratifs » pour l'EI, nous explique le chercheur à l'Institut français du Proche-Orient (IFPO).

Un acronyme aimé des ennemis de l'EI

Romain Caillet
En arabe, l’utilisation des acronymes est très rare, souligne Romain Caillet. Parmi les rares à s'être imposés dans le langage courant, citons le Fatah (« Harakat at-tahrir al-falastiniya » pour « Mouvement de Libération de la Palestine ») et le Hamas (« Harakat al-muqawama al-islamiya » pour « Mouvement de résistance islamique »). « Daesh » (ou « Da'esh ») est une translittération de « داعش »Dawla al-islamiya fil-'Iraq wa-Sham»), qui correspond parfaitement à l’acronyme de l'EIIL. L'« Etat islamique » n'a donc pas disparu contrairement à ce qui aurait pu être imaginé.

Peut-on alors vraiment croire que son usage est forcément plus bénéfique contre les amalgames ? « Daesh » est mal aimé de l’EI et cela suffit à leurs détracteurs pour l'adopter. De ce vocable, des dérivés et autres jeux de mots insultants pour les membres de l’EI se sont largement répandus pour diaboliser ou encore tourner en ridicule la mouvance. C'est ainsi que le mot est utilisé par leurs adversaires arabophones, parmi lesquels se trouve l'Arabie Saoudite. C'est ainsi que la chaîne Al-Arabiya, contrôlé par le royaume wahhabite, a popularisé « Daesh » fin 2013.

Une charge religieuse niée au mouvement

L'usage du terme traduit ainsi « un positionnement idéologique » des ennemis de l’EI dont la France, que Romain Caillet déclare comprendre car elle appuie « une attaque frontale » contre l’organisation. « Il est tout à fait logique que le gouvernement français, en guerre contre l’EI, choisit d’utiliser "Daesh" plutôt que "Etat islamique". De même que les institutions musulmanes de France qui veulent se démarquer de l’EI et montrer que ses actions n’ont rien à voir avec l’islam ».

Le 9 septembre, lors de la présentation à la presse d’un message de solidarité aux chrétiens d’Orient à la Grande Mosquée de Paris, les responsables du Conseil français du culte musulman (CFCM) en ont ainsi fait usage. L'appel lancé le 15 septembre par l'institution de même que l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) et l’Union des mosquées de France (UMF) reprend ce vocable de manière bien plus affirmée.

En taisant le caractère « islamique » de ce prétendu califat, une forte charge symbolique est niée à la mouvance. La non-reconnaissance de la dimension religieuse de ses actions est marquée pour des représentants religieux excédés.

Du danger d'employer « Daesh »

Si les médias du monde anglosaxon optent pour « ISIS » (Islamic State in Iraq and Syria - EIIS), les autorités de la première puissance militaire mondiale ont choisi d’utiliser l’acronyme « ISIL » (Islamic State in Iraq and the Levant - EIIL). La Maison Blanche, suivie dans son choix par de grands médias américains, appuie ainsi l’idée que le groupe terroriste a des visées expansionnistes dans la région pour mieux justifier son intervention militaire. Le « Bilad al-Sham », ou « Levant », désigne en effet une région qui regroupe la Syrie mais également la Jordanie, le Liban et la Palestine. Cependant, l’usage des acronymes, nés des termes anglais ou français, « ne pose aucun problème pour l’EI » (sauf peut-être ISIS, qui renvoie à une divinité égyptienne pour des esprits trop littéraux !), ses membres estimant qu'ils ne portent pas atteinte à leur image, indique Romain Caillet. Ce qui n'est pas le cas pour « Daesh ».

Signe de son rejet, le chercheur, basé au Liban, nous raconte : « Je connais un ingénieur syrien vivant au Liban qui est parti dans sa ville d'origine, tenue par l'EI, pour visiter sa famille. Après avoir rencontré ses amis d'enfance, il demanda comment se passaient les relations avec Daesh. Ses amis l'ont immédiatement avertis que si quelqu'un de l'EI l'entendait parler ainsi, il était bon pour quelques jours de prison. »

Quel choix pour les rédactions ?

Ainsi, et contrairement aux autorités politiques et religieuses, « les journalistes, les chercheurs et les universitaires qui veulent apparaître comme neutres et espérer faire du terrain ou de la correspondance avec l'EI, ne serait-ce que pour décrocher une interview par Skype, ne pourront pas les approcher s’ils emploient le mot "Daesh". On renonce à entrer en contact avec l’EI » de cette façon, indique-t-il.

Si l'envie de marquer ses distances se veut nette, il préconise alors l’emploi de « EI » ou « Organisation de l’Etat islamique ». Par là, « on évacue le débat » selon lui. A la différence d'Al-Arabiya, Al-Jazeera a adopté la deuxième option, devenant ainsi pour Romain Caillet « le premier média à imposer ce terme, repris ensuite notamment par France 24 et l’AFP ».

L'Agence France-Presse a expliqué son choix mercredi 17 septembre. « Nous jugeons que l’expression "Etat islamique" est inappropriée pour deux raisons : un, il ne s’agit pas d’un véritable Etat, avec des frontières et une reconnaissance internationale. Et deux, pour de nombreux musulmans, les valeurs dont se réclame cette organisation ne sont en rien "islamiques" », explique l'AFP, pour qui « Daesh » est « difficilement compréhensible pour le plus grand nombre ».

Donner des clés de compréhension au public

« Le débat a son utilité dès l’instant que la signification des termes est présentée au public. Il faut expliquer d’où le mot "Daesh" vient » et ses implications, plus encore du fait de son apparition soudaine dans le débat public français, déclare le chercheur. Une fois que des clés de compréhension seront délivrés au public, « le débat n’aura plus de raison d’être. »

Les uns voient « Daesh » comme une résistance symbolique contre l'Etat islamique. D'autres, non arabophones en particulier, n'y voient aucune différence, l'EI restant ce qu'elle est quel que soit le mot employé. Pour d'autres encore, une petite réflexion selon d'où ils parlent leur est nécessaire. Du côté de Saphirnews, de qui la confusion sur la nature de l'EI ne peut provenir de par notre clarté affirmée quant à l'usurpation d'une identité religieuse, « Etat islamique » ne saurait disparaître. Quant à Daesh, il ne demeure qu'un acronyme étranger sans pensée péjorative particulière dans son éventuel usage.

L'EI survivra à Daesh. « Hezbollah signifie "Parti de Dieu" mais qui utilise encore Hezbollah pour dire que c'est un parti de Dieu ? De même que la RDA désignait la République démocratique d'Allemagne… elle n’avait pourtant rien de démocratique », signifie Romain Caillet pour mettre un point final au débat. Au bout du compte, la sombre réalité n'a en rien changé en Irak et en Syrie.



Rédactrice en chef de Saphirnews En savoir plus sur cet auteur