Le comique afro-américain Bert Williams [1874-1922] a un jour eu cette phrase : “Ce n’est pas une honte d’être noir. Mais c’est un handicap énorme.” De nos jours, on pourrait dire : “Ce n’est pas une honte d’être musulman en Europe, mais c’est un handicap énorme.”
On dirait que le mot musulman n’existe plus au singulier. En tant qu’individus, les musulmans sont devenus invisibles ; leur adhésion au club de football local ou leur travail d’infirmier semble moins important que leur origine bosniaque ou afghane. Aujourd’hui, les musulmans ne sont pas des enseignants ou des mécaniciens, des fans de Neil Young ou de Mounir Bashir, ils ne sont pas croyants ou homosexuels, athées ou ouvriers chez Opel. Non qu’il n’y en ait pas, mais ils ne sont pas perçus ainsi.
Chaque musulman pris isolément est tenu pour responsable du contenu de sourates auxquelles il ne croit pas, de dogmes orthodoxes qu’il ne connaît pas, d’exactions de terroristes qu’il rejette, de la brutalité de régimes qu’il a lui-même fuis. Les musulmans sont obligés de se démarquer explicitement d’Ahmadinejad en Iran, des talibans en Afghanistan, des attentats suicides et des crimes d’honneur.
Et pourtant, cette prise de distance, personne n’y croit, parce que tout est mis sur le même plan : l’islam et l’islamisme, la foi et la folie, la religiosité et l’intolérance, l’individuel et le collectif.
A titre de comparaison, considérons un instant cet exemple : ces derniers temps, on débat des abus sexuels dans les écoles catholiques et de la responsabilité des structures qui ont pu permettre ces abus. Mais personne n’attend du catholique lambda qu’il se distancie de ces actes, et personne n’irait sommer le célèbre animateur de télévision allemand Harald Schmidt, qui se revendique comme catholique, de condamner les pratiques de pères jésuites avec lesquels il n’a rien à voir.
Autrefois, lorsque des traits de caractère étaient attribués à des groupes entiers, on appelait cela du racisme. Aujourd’hui, les préjugés sont “des peurs qu’il faut prendre au sérieux”. Ce qui rend ce nouveau racisme si élégant sur le plan rhétorique, c’est que le malaise ressenti vis-à-vis des musulmans ne s’exprime jamais comme un malaise ressenti vis-à-vis des musulmans.
Au contraire, les attaques contre l’islam se présentent sous les habits du libéralisme et de la défense de la modernité. Ce sont ces valeurs propres à une société éclairée et pluraliste qui sont régulièrement opposées à l’islam. [...]
Combien d’habitants non musulmans des Länder de Bade-Wurtemberg ou de Hesse se verraient privés de leur citoyenneté s’ils devaient faire montre de leur tolérance éclairée ? Dieu seul le sait. En tous les cas, l’intolérance et l’autoritarisme sont toujours du côté de l’autre.
Le débat sur l’islam s’enflamme en Europe. Il n’échauffe pas seulement les esprits à l’extrême droite, il s’est même propagé au centre. La suspicion générale envers les Européens musulmans n’est plus seulement attisée par les représentants détonnants des partis de la droite nationaliste – tels Geert Wilders, du Parti pour la liberté (PVV), aux Pays-Bas, ou Nick Griffin, du Parti national britannique (BNP) au Royaume-Uni, qui demande l’“expulsion” des Britanniques “non blancs”. Ces formations politiques sont parvenues à ce que, du jour au lendemain, le centre débatte de problématiques dictées par l’extrême droite. En Suisse, on veut interdire les minarets, en France, le voile intégral, et dans les médias en général, on assiste à un débat sur la conquête de l’Europe par l’islam.
Mais cette vision de l’islam, qu’a-t-elle donc à voir avec l’Europe ? Que révèle ce débat sur nous, non-musulmans, que nous soyons chrétiens, juifs ou athées ? Lorsque la majorité est à ce point déstabilisée par une minorité, on peut avoir des doutes sur la solidité de son identité. Lire suite de l'article
Auteure : Carolin Emcke - Die Zeit - 29/04/2010
Source : Courrier International
On dirait que le mot musulman n’existe plus au singulier. En tant qu’individus, les musulmans sont devenus invisibles ; leur adhésion au club de football local ou leur travail d’infirmier semble moins important que leur origine bosniaque ou afghane. Aujourd’hui, les musulmans ne sont pas des enseignants ou des mécaniciens, des fans de Neil Young ou de Mounir Bashir, ils ne sont pas croyants ou homosexuels, athées ou ouvriers chez Opel. Non qu’il n’y en ait pas, mais ils ne sont pas perçus ainsi.
Chaque musulman pris isolément est tenu pour responsable du contenu de sourates auxquelles il ne croit pas, de dogmes orthodoxes qu’il ne connaît pas, d’exactions de terroristes qu’il rejette, de la brutalité de régimes qu’il a lui-même fuis. Les musulmans sont obligés de se démarquer explicitement d’Ahmadinejad en Iran, des talibans en Afghanistan, des attentats suicides et des crimes d’honneur.
Et pourtant, cette prise de distance, personne n’y croit, parce que tout est mis sur le même plan : l’islam et l’islamisme, la foi et la folie, la religiosité et l’intolérance, l’individuel et le collectif.
A titre de comparaison, considérons un instant cet exemple : ces derniers temps, on débat des abus sexuels dans les écoles catholiques et de la responsabilité des structures qui ont pu permettre ces abus. Mais personne n’attend du catholique lambda qu’il se distancie de ces actes, et personne n’irait sommer le célèbre animateur de télévision allemand Harald Schmidt, qui se revendique comme catholique, de condamner les pratiques de pères jésuites avec lesquels il n’a rien à voir.
Autrefois, lorsque des traits de caractère étaient attribués à des groupes entiers, on appelait cela du racisme. Aujourd’hui, les préjugés sont “des peurs qu’il faut prendre au sérieux”. Ce qui rend ce nouveau racisme si élégant sur le plan rhétorique, c’est que le malaise ressenti vis-à-vis des musulmans ne s’exprime jamais comme un malaise ressenti vis-à-vis des musulmans.
Au contraire, les attaques contre l’islam se présentent sous les habits du libéralisme et de la défense de la modernité. Ce sont ces valeurs propres à une société éclairée et pluraliste qui sont régulièrement opposées à l’islam. [...]
Combien d’habitants non musulmans des Länder de Bade-Wurtemberg ou de Hesse se verraient privés de leur citoyenneté s’ils devaient faire montre de leur tolérance éclairée ? Dieu seul le sait. En tous les cas, l’intolérance et l’autoritarisme sont toujours du côté de l’autre.
Le débat sur l’islam s’enflamme en Europe. Il n’échauffe pas seulement les esprits à l’extrême droite, il s’est même propagé au centre. La suspicion générale envers les Européens musulmans n’est plus seulement attisée par les représentants détonnants des partis de la droite nationaliste – tels Geert Wilders, du Parti pour la liberté (PVV), aux Pays-Bas, ou Nick Griffin, du Parti national britannique (BNP) au Royaume-Uni, qui demande l’“expulsion” des Britanniques “non blancs”. Ces formations politiques sont parvenues à ce que, du jour au lendemain, le centre débatte de problématiques dictées par l’extrême droite. En Suisse, on veut interdire les minarets, en France, le voile intégral, et dans les médias en général, on assiste à un débat sur la conquête de l’Europe par l’islam.
Mais cette vision de l’islam, qu’a-t-elle donc à voir avec l’Europe ? Que révèle ce débat sur nous, non-musulmans, que nous soyons chrétiens, juifs ou athées ? Lorsque la majorité est à ce point déstabilisée par une minorité, on peut avoir des doutes sur la solidité de son identité. Lire suite de l'article
Auteure : Carolin Emcke - Die Zeit - 29/04/2010
Source : Courrier International