Points de vue

Face à l’islamisme radical, gagner la bataille de l’émancipation par la conviction et le débat, non par la contrainte

Rédigé par Haoues Seniguer | Mercredi 23 Décembre 2020 à 11:00



« La puissance publique ne peut même, sur aucun objet, avoir le droit de faire enseigner des opinions comme des vérités ; elle ne doit imposer aucune croyance. Si quelques opinions lui paraissent des erreurs dangereuses, ce n'est pas en faisant enseigner les opinions contraires qu'elle doit les combattre ou les prévenir ; c'est en les écartant de l'instruction publique, non par des lois, mais par le choix des maîtres et des méthodes ; c'est surtout en assurant aux bons esprits les moyens de se soustraire à ces erreurs, et d'en connaître tous les dangers. Son devoir est d'armer contre l'erreur, qui est toujours un mal public, toute la force de la vérité ; mais elle n'a pas droit de décider où réside la vérité, où se trouve l'erreur. » Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique, 1791

La puissance publique n’admet pas, sinon très rarement, qu’elle ne sait pas ou pas suffisamment, sur des sujets pourtant complexes, pour lesquels, partant, les solutions ne sont jamais simples. Des sujets qui ne sauraient, en tout état de cause, se satisfaire d’expédients ou de simili décisions, aux conséquences possiblement aussi redoutables qu’elles sont imprévisibles.

En effet, les représentants politiques et les gouvernants sont tétanisés à l’idée de donner le sentiment aux gens qu’ils tâtonnent, qu’ils ne disposent pas de toutes les réponses malgré l’urgence ; en somme qu’ils hésitent et réfléchissent avant de prendre les mesures adéquates. Ils restent convaincus que renvoyer une telle image aux gens (qui n’est, au reste, qu’un simple devoir d’exigence et de prudence), plus encore sur des questions aussi sensibles que le terrorisme, sera fatalement incompris. Mais pis, que la retenue sera sévèrement sanctionnée par le tribunal de l’opinion, notamment à l’occasion d’échéances électorales prochaines. Non pas que ceux-là ne soient pas mus, de par leur fonction, par le sens de l’intérêt public, agissant a contrario de manière purement cynique, mais parce qu’ils pressentent et croient, fermes, que l’activisme au plan de la communication, le déploiement de nouvelles dispositions législatives, ainsi que des moyens de police supplémentaires, suffiront, parce qu’ils rassureront. Du moins espèrent-ils sauver les apparences à défaut de régler les problèmes de fond. Mais rassurer n’est pas (encore) réussir.

Le diagnostic social et politique doit être à la hauteur des enjeux véritables

Il est vrai que la menace, les actes de terreur ou de violence, en particulier d’inspiration islamiste, existent dans le pays depuis plusieurs années, et se sont même amplifiés à partir des attentats de Mohamed Merah à Toulouse et Montauban en 2012. C’est indubitable. Il serait contrefactuel et malhonnête de le nier ; de dénier la part de terreur sacralisée, et de haine également qui l’accompagne, notamment à l’égard de nos concitoyens de confession juive.

On ne peut effectivement pas dire qu’il s’agit d’une vue de l’esprit, d’une construction, sui generis, d’un objet qui relèverait de l’idéologie ou du fantasme, la conséquence de malveillances politiciennes, le fruit d’une entreprise islamophobe consciente d’elle-même. Redisons-le : il y a des acteurs, minoritaires certes, qui agissent pour des raisons politiques et religieuses au nom d’une vision totalisante de l’islam, de même qu’il est des esprits, en nombre plus ou moins significatif, pour cautionner ou légitimer ce type de projet totalitaire.

Cependant, il faut ajouter autre chose. Des personnes, individus et groupuscules, prompts à vanter leur défense de la laïcité, à se mobiliser sur les réseaux sociaux, revendiquant, comme par auto-immunisation (pour anticiper les critiques), leur progressisme et leur républicanisme, surfent sur la vague terroriste islamiste, soit pour montrer du doigt les musulman-e-s visibles et confessant-e-s (à l’exemple des femmes voilées), soit, carrément, les rendent complices du Mal. C’est une affaire sérieuse. Et comme toute affaire sérieuse, le diagnostic social et politique doit être à la hauteur des enjeux véritables afin de tenter, par discernement, de tenir un équilibre crucial entre préservation de la sécurité et sauvegarde des libertés.

Est-il vital de lutter contre le terrorisme ? Est-il possible, voire souhaitable, de combattre philosophiquement et politiquement l’islamisme, qui est un exclusivisme non nécessairement violent ? L’islamophobie – entendue comme perception, parole ou acte discriminatoire à l’encontre de musulmans essentialisés négativement à raison de leur appartenance réelle ou supposée à l’islam – doit-elle être également combattue au plan social et politique ? A toutes ces questions, la réponse sera invariablement la même : oui. A la condition de savoir de quoi l’on parle, de qui l’on parle et comment on en parle.

C’est aux musulmans de décider de l’islam qu’ils veulent

Or, dans le débat public, le discernement précisément, s’efface au profit du manichéisme et des sorties péremptoires. Les événements tragiques des dernières semaines, l’assassinat par décapitation de Samuel Paty le 16 octobre ou les tueries dans la basilique de Nice le 29 octobre, ont aggravé la facture polémique. Si l’on couple le projet de loi « sur le séparatisme », devenu dans l’intervalle celui « confortant les principes républicains », présenté en Conseil des ministres à la date anniversaire de la loi de 1905, au discours du chef de l’Etat au sujet de l’islam, l’exécutif et la majorité parlementaire ne pourront ainsi plus nier la focalisation sur cette religion, déplorant les réactions que ce glissement provoque chez les musulmans.

Si « l’islam des Lumières » ou « l’islam libéral » est souhaitable, du point de vue de l’esprit, le chef de l’Etat, compte tenu de son statut et de son rôle dans un Etat laïque, n’a pas à le souhaiter. C’est une construction par le bas qui incombe au premier chef aux musulmans eux-mêmes et à leur volonté, réelle, balbutiante ou absente. C’est à eux de décider de l’islam qu’ils veulent, à la condition qu’ils respectent individuellement la loi commune. Chaque musulman est d’abord et avant tout comptable de ce qu’il dit et fait, la communauté religieuse réelle ou imaginaire de référence n’a pas à en répondre.

Des amalgames répétés entre différentes formes de religiosité musulmane produisent sur le terrain des dégâts

Il est ici justement important de rappeler que les mots ne sont pas que des mots. Ils peuvent aussi provoquer émois, maux, et accoucher de monstres. C’est vrai, dans des cas d’une extrême gravité, lorsqu’il s’agit de terrorisme et de ceux qui lui servent de relais ou de facilitateurs. Mais c’est également vrai de discours publics qui, par des confusions sémantiques et amalgames répétés entre différentes formes de religiosité musulmane, produisent sur le terrain des dégâts, à l’instar de perquisitions aux domiciles de familles musulmanes dont le mari ou le frère est dans la prédication ou le prosélytisme.

Pour quels motifs (pas toujours avérés du reste) ? Au pire, parce que les discours de prêcheurs ou musulmans conservateurs soutiendraient « de façon diffuse des thèses incitant à la commission d’actes terroristes », au minimum parce que le discours qu’ils tiennent, dans le cas d'un directeur d'institut islamique, « tend à propager une image islamophobe de la société française avec un réel ressentiment à l’encontre des institutions françaises ». De là, une critique publique, en tant que musulman ou en musulman, peut facilement passer pour de la rébellion répréhensible contre l’Etat et ses intérêts.

Le discours de présentation, par le Premier ministre Jean Castex, du projet de loi « confortant les principes républicains » le 9 décembre dernier confirme amplement ce que nous pressentions déjà à la fin des années 2000, soit un certain nombre de confusions diffusés dans les médias et entretenus par politiques et leaders d’opinion : premièrement, la transformation en valeur d’un principe ou d’un cadre philosophique initial, à savoir la laïcité. Non pas que celle-ci ne puisse pas impliquer ou induire une valeur initiale préalable, en d’autres termes la liberté et son respect strict dans les limites définies par le droit. Mais si l’on admet que la liberté est première dans la hiérarchie des valeurs, alors, nécessairement, il faut aussi accepter que les valeurs sont relatives aux sujets, à leurs visions du monde, par définition subjectives, sur lesquelles la loi n’a pas véritablement prise, si celles-là n’en appellent pas, verbalement ou physiquement, à la haine et au crime.

Deuxièmement, nous repérons, dans le discours du Premier ministre, l’association sous-jacente de trois phénomènes distincts, non pas qu’ils ne peuvent être liés ici ou là, mais qui ne le sont pas systématiquement ou mécaniquement (la nuance est de taille) : « le fondamentalisme religieux » (1) est une façon d’être ; c’est un ethos. Il est également une manière de lire, d’interpréter et de se rapporter à la tradition et aux textes religieux. Cette façon de vivre la foi peut certes être maximaliste, mais sans que cela ne se traduise forcément par l’imposition de ses propres règles religieuses à autrui et à la collectivité ; l’islamisme (2), qui est autre chose, est une politisation exacerbée des normes de l’islam dans l’espace public, avec l’insistance sur l’appartenance communautaire, sans forcément enfreindre la loi ou appeler à la révolte sociale ; et enfin, « l’islamisme radical » (3) (visiblement synonyme de terrorisme dans le discours du Premier ministre et de nombre d’acteurs publics) nourrit un projet de type totalitaire sur des fondements religieux, en passant, pour ce faire, par l’endoctrinement et des modes d’action violents.

C’est par la conviction et le débat que l’on peut gagner la bataille de l’émancipation

Or, cette loi ne cherche pas seulement à se doter d’instruments de lutte sécuritaire stricto sensu contre les velléités violentes et le trouble à l’ordre public sur des bases religieuses, et à s’assurer, en outre, que les comportements extérieurs soient strictement conformes à la loi. Mais, de façon plus insidieuse, il s’agit bien plus de s’ingérer dans les représentations du monde d’individus ou groupes cultivant un certain de degré de religiosité.

On peut effectivement regretter, du point de vue philosophique et social, que certains de nos concitoyens décident de se séparer des autres, pour des raisons qui peuvent tenir à une certaine conception de la religion. Mais dans un régime démocratique digne de ce nom, on peut à juste titre discuter, au niveau de la société, des discours et des pratiques sociales des uns et des autres, religieuses ou non, mais le politique ne peut contraindre des gens à aimer la République, ses lois, toutes les mœurs de ses sociétaires, la culture censée être la plus légitime (qui est légitime d’ailleurs pour en déterminer les contours exacts ?) du pays et de ses habitants, etc.

Tout au plus doit-il essayer de renforcer, par les assises de l’instruction publique, les conditions de l’autonomie intellectuelle, comme nous y invite avec insistance Condorcet. C’est par la conviction et le débat que l’on peut gagner la bataille de l’émancipation, non par la contrainte ou on ne sait quelle autre injonction à réciter un catéchisme républicain, par ailleurs sans grande incidence chez celles et ceux qui sont exténués par les controverses à répétition. Car, de toutes les façons, qu’en restera-t-il auprès de celles et ceux qui n’y sont pas ou plus sensibles ?

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Haoues Seniguer est maître de conférences en science politique à Sciences Po Lyon et chercheur au laboratoire Triangle, CNRS, UMR 5206, basé à Lyon. Il est l’auteur de L’islamisme décrypté (L’Harmattan, IReMMO, 2020).

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