Points de vue

Femmes : que ce soit en France ou en Inde, le voile est polysémique

Rédigé par Laurence Lécuyer | Jeudi 9 Mars 2017 à 11:01



Pour Laurence Lécuyer, anthropologue et ethnologue, le voile que portent les femmes musulmanes en Europe a une pluralité de sens, à l’instar de la pratique du voile dans d’autres pays, comme en Inde. Les réactions au port du voile disent également beaucoup de l’état de la société dans laquelle les polémiques émergent, du rapport au corps, à la chevelure, à l’intimité et de la conception politique des espaces publics et privés. (Photo © Laurence Lécuyer)
Les réactions excessivement passionnelles que provoquent le port du voile musulman en France depuis quelques années soulèvent un certain nombre de questions. Que dit une société d’elle-même quand elle parle de l’autre, quand elle s’adresse à l’autre ?

Il est peut-être temps de sortir la trousse à outils de l’anthropologie et de la sociologie pour envisager les phénomènes dans leur complexité.

Des recherches ethnologiques en Inde portant sur un voile non confessionnel, concernant autant des musulmanes que des hindoues, ont permis de rendre compte des différents systèmes de valeurs et de représentations enchevêtrées dans ce voile, qui est non pas un mais pluriel et plurivoque. Je propose ici quelques brèves pistes d’analyse.

Le ghunghat, un voile bien particulier

Le ghunghat est une pratique du voile en Inde du Nord. Il n’est pas confessionnel, et peut être observé par des musulmanes, des hindoues, des jaïnes ou des sikhes, mais pas par toutes les femmes.

Le terme ghunghat en hindi désigne l’action de baisser sur tout ou une partie de son visage le voile que les femmes, quelles que soient leurs confessions, portent généralement sur la tête dans le nord de l’Inde. Ce voile peut entrer dans la catégorie que certains auteurs ont appelé les « voiles traditionnels », par opposition aux voiles dits « modernes », comme le hijab qui se décline en multiples formes et couleurs, mais qui a un caractère transnational.

Le vêtement, interface entre soi et le monde, intérieur et extérieur, prolonge le corps. Il permet de distinguer les groupes et les individus, marque les statuts, la norme et ses transgressions, les âges de la vie, les affiliations, les appartenances. Dans le monde indien, se couvrir la tête est une expression sans équivoque de respect autant que de respectabilité, pour les humains comme pour le divin. Les hindous de la ville d’Udaipur, dans le Rajasthan, se couvrent la tête lors des rituels. Une femme qui sort la tête nue est considérée comme ayant peu de moralité, de finesse de caractère et de pudeur. Dans les villages, les turbans des hommes signalent leurs statuts, leur noblesse et leurs appartenances.

Dans le cas particulier du ghunghat, une femme se couvre le visage de son voile qu’une fois qu’elle est mariée, et uniquement en présence de certains des membres de la famille de son mari. Son beau-père est le personnage central devant lequel le ghunghat est le plus rigoureusement observé, contrairement aux prescriptions Coranique de la sourate an Nour qui compte le beau-père parmi les muharram. Elle ne baisse en revanche jamais son ghunghat lorsqu’elle se trouve en présence de ses parents, oncles, cousins, et tous les individus affiliés à sa famille biologique.

Le ghunghat est avant tout un langage social destiné à exprimer, à perpétuer et à consolider les relations qui unissent entre eux des individus et des familles unies par une union matrimoniale. Le contexte est caractérisé par une organisation familiale particulière, impliquant un mariage arrangé, puis une résidence patrilocale en famille étendue, c’est-à-dire que la jeune épouse vient résider dans la famille de son mari, avec les parents de ce dernier, ses frères et éventuellement leurs épouses et enfants.

Il révèle autant qu’il entretient un système relationnel complexe basé sur une organisation hiérarchique, le respect des statuts (caste, âge, genre…) et la relation entre les familles d’une femme et celle de son époux.

Le voile, une soumission ? Pertinence de ce couple pas tout à fait légitime

Les outils de l’anthropologie permettent de mettre en évidence les strates d’interprétations plus profondes de cette pratique. Car se contenter de dire qu’il exprime le respect de la belle-fille pour sa belle-famille pourrait contribuer à alimenter l’association pas du tout évidente entre voile et soumission, qui reste à déconstruire.

Se voiler implique-t-il nécessairement que l’on soit soumise ? Soumise à quoi, à qui, par rapport à quoi ? Ce paradigme trop souvent érigé comme un principe non discutable pose la question de la liberté de choix des individus. Or, l’association entre voile des femmes et soumission à l’homme n’est clairement évoquée que dans l’Epitre aux Corinthiens de saint Paul, dans le Nouveau Testament des chrétiens.

Car le voile, et c’est ce qu’une étude sur le ghunghat tend à montrer, est polysémique. Il est un signe, un langage, il ne fait sens que mis en abîme avec les autres éléments vestimentaires auxquels il est associé, avec le contexte, le régime visuel. Est-ce que l’on signifie la même chose quand on se voile dans un contexte où hommes et femmes ont le corps et la tête couverts pour une variété de raisons que dans un contexte où l’expression de la liberté individuelle passe par le dénuement du corps ?

Dans le contexte français, l’ère est au dénudé, au transparent, rien ne doit arrêter le regard, ni dans les maisons, ni sur les corps. Les corps sont peu vêtus souvent, les visages peu poilus, les cheveux soigneusement domestiqués. Le corps est régulièrement offert aux regards et utilisé pour vendre toutes sortes de produits.

Que raconte alors une femme qui se voile sur la sphère publique ? Que son corps lui appartient, que sa chevelure, sa sensualité, appartiennent au domaine du privé, à sa sphère intime ? La rencontre entre le transparent et l’opaque se télescopent. Car dans ce régime visuel, un corps caché serait-il suspect ? Aurait-il quelque chose à dissimuler ?b[

Le voile s’efface, et laisse apparaître un monde pluriel

Les perspectives développées à partir du terrain indien permettent d’envisager sous un angle nouveau les réactions vis-à-vis du voile en France, qui sont bien souvent univoques et qui tendent à enfermer le voile dans une seule catégorie de sens : l’appartenance religieuse à un islam souvent interprété comme rigoriste et politique. Quid alors de la dimension esthétique, spirituelle, sociologique du voile ?

Les humains se couvrent pour se dire, mais parfois se découvrent pour se dire. Parfois, couvrir veut dire la même chose que découvrir dans une autre zone culturelle. Parfois, couvrir peut avoir deux sens contraires.

La dimension spirituelle est également trop souvent occultée des interprétations sur les pratiques de voile, qui entre dans la catégorie des pratiques d’enveloppement. Or, la Kaaba des musulmans est, elle aussi, recouverte de son voile, la kiswa, faite d’étoffes brodées de qualité.

Comme le Livre sacré des Druzes qui est enveloppé de linges de maison, le Guru Granth Sahib des sikhs (Livre sacré, considéré comme le divin sous forme de verbe), ou encore les tombeaux des saints soufis de l’Inde à l’Afghanistan. En Inde du Nord, l’habillement et l’ornement des effigies représentant les divinités hindoues fait partie du rituel. Dans ce sens, le voile, le tissu, matérialise la séparation entre sacré et profane.

Dans certains villages du Rajasthan ou du Gujarat, on reconnaît le statut des hommes à leurs turbans, la façon de le nouer, sa couleur, sa texture. Un sikh se reconnaît immédiatement à son turban. L’habit de tête comme indice des appartenances et comme expression d’une identité individuelle ou collective ?

Nous ne faisons ici qu’entrevoir la profondeur et l’épaisseur de sens qui se dissimule dans les interstices du drapé des voiles, turbans, foulards, chapeaux en tous genres. Comment alors cette forme de voile parmi d’autres qu’est le voile musulman aurait-il pu échapper à cette pluralité de sens ?

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Laurence Lécuyer, anthropologue-ethnologue, est chargée de cours à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco).