C’est en découvrant dans les pages d’un magazine l’image d’un visage brûlé par les produits éclaircissants que Barack Obama – ainsi qu’il le raconte dans son autobiographie – s’est senti noir pour la première fois, irréductiblement noir.
Celui que l’on allait accuser plus tard de n’être « pas assez noir » a senti ses entrailles se serrer devant une telle apostasie de soi. Cela explique peut-être le silence du président américain à l’heure où une bonne partie de l’Amérique pleurait Michael Jackson et son évocation, tardive et par porte-parole interposé, de la nature « tragique » de la vie de l’artiste.
On rappelle en effet fréquemment depuis sa disparition que Jackson a désespérément blanchi sa peau, par volonté, dit-on, d’effacer toute négrité, identifiant cette dernière à la brutalité virile de son propre père. Mais, en ne disant que cela de ses troubles identitaires, on réduirait à tort son œuvre, sur lui-même et en musique, à une excentricité raciale et à l’extravagance d’une diva mégalomane.
Sans doute l’art de Jackson procéda-t-il en réalité d’une démarche plus compliquée, qui trouve ses racines à la fois dans l’exemplarité d’une schizophrénie unique, une folie magistrale dont on peut essayer d’interpréter certains traits et aussi, plus globalement, dans l’histoire de la représentation douloureuse de soi dans le monde afro-américain.
Celui que l’on allait accuser plus tard de n’être « pas assez noir » a senti ses entrailles se serrer devant une telle apostasie de soi. Cela explique peut-être le silence du président américain à l’heure où une bonne partie de l’Amérique pleurait Michael Jackson et son évocation, tardive et par porte-parole interposé, de la nature « tragique » de la vie de l’artiste.
On rappelle en effet fréquemment depuis sa disparition que Jackson a désespérément blanchi sa peau, par volonté, dit-on, d’effacer toute négrité, identifiant cette dernière à la brutalité virile de son propre père. Mais, en ne disant que cela de ses troubles identitaires, on réduirait à tort son œuvre, sur lui-même et en musique, à une excentricité raciale et à l’extravagance d’une diva mégalomane.
Sans doute l’art de Jackson procéda-t-il en réalité d’une démarche plus compliquée, qui trouve ses racines à la fois dans l’exemplarité d’une schizophrénie unique, une folie magistrale dont on peut essayer d’interpréter certains traits et aussi, plus globalement, dans l’histoire de la représentation douloureuse de soi dans le monde afro-américain.
L’enfance de l’art
Michael Jackson laisse l’image d’un homme torturé par ses démons, qui étouffèrent son génie et le transformèrent en figure fantomatique.
L’ultime image du moribond, obscène, celle d’un visage blême enturbanné de draps d’hôpital et à demi caché par le matériel d’intubation qui tente en vain de le réanimer, est tragiquement fidèle à ce qu’il fut : un homme aux masques, évoluant dans un espace liminal entre la vie et la mort, la haine de soi et la fascination pour le double qu’il aurait aimé être.
Issu d’un milieu ouvrier pauvre de l’Indiana, il fut élevé par une mère témoin de Jéhovah fervente, qui éduqua ses enfants dans la rigueur d’un dogme qui refuse, en attendant la fin des temps imminente, de corrompre les siens dans la société qui les entoure. Michael raconte dans son autobiographie, Moonwalk, qu’il demeura fidèle aux préceptes jéhoviens jusqu’à l’âge adulte, intimement persuadé que, comme sa mère le lui a toujours dit, ses dons lui venaient de Dieu. [...]
Michael dut pourtant prendre sa place dans le monde lorsque son père, Joseph, fait signer en 1967 à cinq de ses fils un contrat avec le label Steeltown.
Il devient alors un parmi plusieurs, soumis au même rythme que ses aînés, clonés comme eux en petites vedettes de Motown, avec coiffure afro et bague d’or au doigt. Ce qui lui appartenait en propre serait un ailleurs, une vie en songe dans laquelle le petit génie, auquel on fit chanter à dix ans déjà des paroles d’adultes, vivrait son destin. Car, officiellement, il doit abjurer l’enfance. [...]
Jackson rencontre [...] le réalisateur de la bande originale du film, Quincy Jones, apprenti sorcier justement. En 1979, le producteur natif de Chicago, musicien « arrangeur » inspiré et Pygmalion professionnel, comprend que ce recours à l’enfance est un diamant musical qu’il faut transformer en énergie créatrice : dans l’album qu’il lui produit en 1979, Off the wall, le premier que Jackson chante en solo, Jones le laisse s’exprimer avec cette voix unique de falsetto, celle d’un jeune homme prépubère dont des dizaines d’interprètes se sont inspirés depuis. Il y ajoute sa connaissance inégalable de ce que la musique africaine américaine a produit de plus efficace et de plus brillant : jazz, rhythm & blues, funk et surtout « pop », cette musique de l’ère du temps que James Brown avait réussi à rendre noire.
Bien que continuant à chanter avec ses frères, Michael Jackson cultive son imaginaire enfantin, peuplé de monstres extravagants, d’enfants immaculés et de créatures fabuleuses. Cette étrangeté, une pathologie disent certains, ne peut pourtant guère se comparer aux égarements névrotiques d’Elvis ou de Marlon Brando, car elle ne s’inscrit pas uniquement comme une négation, un parasitage de la carrière de l’artiste, mais en est également une condition de possibilité, et même une raison d’être.
Quincy Jones mit intuitivement en scène et en partitions les errances psychologiques d’un être qui ne pouvait vivre au milieu des autres que derrière un filtre, un masque, un rideau de théâtre, un déguisement. Il lui permit de vivre artistiquement son refus du monde réel. Thriller, titre de l’album le plus vendu de tous les temps, signifie excitant mais aussi terrifiant. Dans ce chef d’œuvre de 1982, Jackson partage avec le monde sa narration d’un conte pour enfants dont il est le héros. [...]
L’ultime image du moribond, obscène, celle d’un visage blême enturbanné de draps d’hôpital et à demi caché par le matériel d’intubation qui tente en vain de le réanimer, est tragiquement fidèle à ce qu’il fut : un homme aux masques, évoluant dans un espace liminal entre la vie et la mort, la haine de soi et la fascination pour le double qu’il aurait aimé être.
Issu d’un milieu ouvrier pauvre de l’Indiana, il fut élevé par une mère témoin de Jéhovah fervente, qui éduqua ses enfants dans la rigueur d’un dogme qui refuse, en attendant la fin des temps imminente, de corrompre les siens dans la société qui les entoure. Michael raconte dans son autobiographie, Moonwalk, qu’il demeura fidèle aux préceptes jéhoviens jusqu’à l’âge adulte, intimement persuadé que, comme sa mère le lui a toujours dit, ses dons lui venaient de Dieu. [...]
Michael dut pourtant prendre sa place dans le monde lorsque son père, Joseph, fait signer en 1967 à cinq de ses fils un contrat avec le label Steeltown.
Il devient alors un parmi plusieurs, soumis au même rythme que ses aînés, clonés comme eux en petites vedettes de Motown, avec coiffure afro et bague d’or au doigt. Ce qui lui appartenait en propre serait un ailleurs, une vie en songe dans laquelle le petit génie, auquel on fit chanter à dix ans déjà des paroles d’adultes, vivrait son destin. Car, officiellement, il doit abjurer l’enfance. [...]
Jackson rencontre [...] le réalisateur de la bande originale du film, Quincy Jones, apprenti sorcier justement. En 1979, le producteur natif de Chicago, musicien « arrangeur » inspiré et Pygmalion professionnel, comprend que ce recours à l’enfance est un diamant musical qu’il faut transformer en énergie créatrice : dans l’album qu’il lui produit en 1979, Off the wall, le premier que Jackson chante en solo, Jones le laisse s’exprimer avec cette voix unique de falsetto, celle d’un jeune homme prépubère dont des dizaines d’interprètes se sont inspirés depuis. Il y ajoute sa connaissance inégalable de ce que la musique africaine américaine a produit de plus efficace et de plus brillant : jazz, rhythm & blues, funk et surtout « pop », cette musique de l’ère du temps que James Brown avait réussi à rendre noire.
Bien que continuant à chanter avec ses frères, Michael Jackson cultive son imaginaire enfantin, peuplé de monstres extravagants, d’enfants immaculés et de créatures fabuleuses. Cette étrangeté, une pathologie disent certains, ne peut pourtant guère se comparer aux égarements névrotiques d’Elvis ou de Marlon Brando, car elle ne s’inscrit pas uniquement comme une négation, un parasitage de la carrière de l’artiste, mais en est également une condition de possibilité, et même une raison d’être.
Quincy Jones mit intuitivement en scène et en partitions les errances psychologiques d’un être qui ne pouvait vivre au milieu des autres que derrière un filtre, un masque, un rideau de théâtre, un déguisement. Il lui permit de vivre artistiquement son refus du monde réel. Thriller, titre de l’album le plus vendu de tous les temps, signifie excitant mais aussi terrifiant. Dans ce chef d’œuvre de 1982, Jackson partage avec le monde sa narration d’un conte pour enfants dont il est le héros. [...]
Contes terrifiants et fantastiques
Il a ainsi crée un personnage à l’image de ses fantasmes, conciliant l’expression de ses dons, les exigences d’une industrie musicale qui dénicha très vite la pépite et son besoin inassouvi d’être l’enfant idéal.
Si l’on regarde attentivement son œuvre, on discerne donc dès les premières années de sa carrière sa nature de petit Poucet égaré, entraîné par la vague de son talent, semant les cailloux qui le ramèneraient à l’enfant étrange qu’il ne cessa d’être. Ainsi, sa chanson « Ben », irrésistible mélodie de 1972, est la chanson titre d’un film d’horreur qui narre l’amitié d’un jeune homme introverti avec un rat apprivoisé. Il y chante la solitude de deux êtres unis dans un monde de conte de Grimm, qui établissent un pacte d’amitié éternel contre l’ordre raisonnable des adultes.
Le monde d’ici-bas n’a jamais été celui dans lequel il a voulu s’épanouir et son goût du songe fleura d’emblée le parfum du fantastique et du terrifiant comme le sont les contes pour enfants qu’on ne lui a sans doute jamais lus.
Dans sa Psychanalyse des contes de fées, Bruno Bettelheim explique que le conte est un espace qui ne camoufle pas les complexités de l’âme humaine, mais qui propose une initiation dialectique à l’ambivalence morale, permettant au jeune rêveur de forger sa personnalité. « Les personnages de contes », souligne-t-il, « ne sont pas à la fois bons et méchants, comme nous le sommes tous en réalité. De même que la polarisation domine l’esprit de l’enfant, elle domine le conte de fées. Chaque personnage est tout bon ou tout méchant ». L’enfant parvient à l’âge adulte lorsque, acceptant les ambiguïtés, il a « solidement établi sa propre personnalité ».
Michael Jackson est resté à la phase première, opposant le bien de l’enfance et la corruption du monde, conviction entretenue dans la culture populaire américaine par des gens aussi talentueux que Steven Spielberg qui, dans son E. T. de 1983, entama une longue filmographie dans laquelle les êtres étranges et bienveillants venus de loin n’ont comme interlocuteurs fiables que les enfants, préservés du mensonge. Certains critiques ont même évoqué une « peter-panisation » du réalisateur. Incontestablement plus fragile que la moyenne, Jackson ne fut lui aussi que l’incarnation hyperbolique d’une idéalisation pathologique de l’enfance propre à l’Amérique.
Le manichéisme analysé par Bettelheim est au cœur de l’œuvre de Jackson et son malaise personnel, son « moi déchiré », est une tentative mimétique de réconciliation. De cette incompatibilité, de cette improbable négociation entre l’enfance idéale et l’expérience mortifère de la vie est né un monstre, une créature se défiant des lois de l’humanité.
Au travers de son art, et sa vie personnelle en est une partie intégrante, il cherche alors à incarner toutes les polarités pour les dépasser et les annuler : innocence/culpabilité, jeune/vieux, noir/blanc, homme/femme, religieux ou séculier. Il a ceci de commun également avec Spielberg d’avoir compris le rôle de l’image et de l’écran dans la recréation d’une psyché enfantine dans laquelle tous se retrouvent, les adultes se redécouvrant enfants. [...]
Si l’on regarde attentivement son œuvre, on discerne donc dès les premières années de sa carrière sa nature de petit Poucet égaré, entraîné par la vague de son talent, semant les cailloux qui le ramèneraient à l’enfant étrange qu’il ne cessa d’être. Ainsi, sa chanson « Ben », irrésistible mélodie de 1972, est la chanson titre d’un film d’horreur qui narre l’amitié d’un jeune homme introverti avec un rat apprivoisé. Il y chante la solitude de deux êtres unis dans un monde de conte de Grimm, qui établissent un pacte d’amitié éternel contre l’ordre raisonnable des adultes.
Le monde d’ici-bas n’a jamais été celui dans lequel il a voulu s’épanouir et son goût du songe fleura d’emblée le parfum du fantastique et du terrifiant comme le sont les contes pour enfants qu’on ne lui a sans doute jamais lus.
Dans sa Psychanalyse des contes de fées, Bruno Bettelheim explique que le conte est un espace qui ne camoufle pas les complexités de l’âme humaine, mais qui propose une initiation dialectique à l’ambivalence morale, permettant au jeune rêveur de forger sa personnalité. « Les personnages de contes », souligne-t-il, « ne sont pas à la fois bons et méchants, comme nous le sommes tous en réalité. De même que la polarisation domine l’esprit de l’enfant, elle domine le conte de fées. Chaque personnage est tout bon ou tout méchant ». L’enfant parvient à l’âge adulte lorsque, acceptant les ambiguïtés, il a « solidement établi sa propre personnalité ».
Michael Jackson est resté à la phase première, opposant le bien de l’enfance et la corruption du monde, conviction entretenue dans la culture populaire américaine par des gens aussi talentueux que Steven Spielberg qui, dans son E. T. de 1983, entama une longue filmographie dans laquelle les êtres étranges et bienveillants venus de loin n’ont comme interlocuteurs fiables que les enfants, préservés du mensonge. Certains critiques ont même évoqué une « peter-panisation » du réalisateur. Incontestablement plus fragile que la moyenne, Jackson ne fut lui aussi que l’incarnation hyperbolique d’une idéalisation pathologique de l’enfance propre à l’Amérique.
Le manichéisme analysé par Bettelheim est au cœur de l’œuvre de Jackson et son malaise personnel, son « moi déchiré », est une tentative mimétique de réconciliation. De cette incompatibilité, de cette improbable négociation entre l’enfance idéale et l’expérience mortifère de la vie est né un monstre, une créature se défiant des lois de l’humanité.
Au travers de son art, et sa vie personnelle en est une partie intégrante, il cherche alors à incarner toutes les polarités pour les dépasser et les annuler : innocence/culpabilité, jeune/vieux, noir/blanc, homme/femme, religieux ou séculier. Il a ceci de commun également avec Spielberg d’avoir compris le rôle de l’image et de l’écran dans la recréation d’une psyché enfantine dans laquelle tous se retrouvent, les adultes se redécouvrant enfants. [...]
Peau noire /masque blanc/lunettes noires/gants blancs
Franz Fanon, sensible bien avant Obama au désir masochiste de certains Noirs de supprimer le bistre de leur visage, espérant ainsi effacer une identité qu’ils jugent aliénante, donne une explication « psychopathologique » à un phénomène qui semble avoir touché la famille Jackson (à l’image de nombre de Noirs américains) et le décrit avec effroi et ironie : « Depuis quelques années, des laboratoires ont projeté de découvrir un sérum de dénigrification ; des laboratoires, le plus sérieusement du monde, ont rincé leurs éprouvettes, réglé leurs balances et entamé des recherches qui permettront aux malheureux nègres de se blanchir, et ainsi de ne plus supporter le poids de cette malédiction corporelle. »
Jeff Koons, « Michael Jackson and Bubbles », 1988.
[...] Sur une céramique dorée, Jackson est présenté avec le visage et une partie du corps recouvert d’un glacis blanc, portant un maquillage ostentatoire, une boucle écarlate en particulier. Il tient dans ses bras un singe, lui-même grimé de façon identique. Le mimétisme entre le visage de Jackson et la face du chimpanzé laisse pantois et les propos de l’artiste révèlent toute l’ambiguïté de la représentation d’un idéal de beauté, à la fois féminin et [donc] blanc. Koons affirma ainsi qu’il avait voulu rendre hommage à la quête de perfection physique du chanteur. Il va donc de soi pour Koons, qui n’est pas soumis aux mêmes troubles identitaires que son modèle, que le Beau est d’albâtre.
Cette représentation de Jackson, soulignant à gros traits son caractère asexué, a le mérite d’illustrer l’articulation subtile entre l’identité de genre et l’identité raciale, dans le monde afro-américain tout particulièrement. Il est vrai que si la conscience raciale torturée de Jackson s’exprime dans son apparence physique, elle s’exprime également par son refus apparent de tout attribut viril ou clairement masculin. La peau blanchie et poudrée est évocatrice d’une féminité coquette et, de manière traditionnelle dans l’histoire africaine comme américaine, c’est sur les femmes que pèse l’impératif de la clarté de la peau.
L’androgynie de Jackson fonctionne très certainement comme un déplacement de la problématique raciale et il a inspiré en cela d’autres artistes noirs américains, qu’il s’agisse de Prince ou d’André 3000, rappeur talentueux du groupe Outcast. La virilité de l’homme noir est toujours en effet peu ou prou associée dans l’imaginaire racial américain à la menace du viol de la femme blanche.
En ce sens, revendiquer par l’accoutrement son travestissement est une forme de protection dans une Amérique raciste à bien des égards. Ainsi, d’une certaine façon, moins on souscrit à l’échelle de valeur de l’oppresseur (dans laquelle la virilité figure en bonne place, comme le remarquait également Fanon), moins on se vit et on est perçu comme noir.
Dans le même temps bien sûr, la confusion dans le genre transgresse la bienséance que constitue l’hétérosexualité pour l’ordre dominant. La confusion de genre et – donc – de race entretenue par l’artiste maquillé fit d’ailleurs l’objet d’un colloque académique à l’université de Yale en 2004 (« Regarding Michael Jackson : Performing Racial, Gender, and Sexual Difference »), les chercheurs invités se penchant notamment sur l’homosexualité « déniée » de Jackson, la mise en scène énigmatique de son personnage de père de famille et enfin sa reconstruction d’un mythe masculin acceptable pour lui dans le vidéoclip « Thriller ».
Cette représentation de Jackson, soulignant à gros traits son caractère asexué, a le mérite d’illustrer l’articulation subtile entre l’identité de genre et l’identité raciale, dans le monde afro-américain tout particulièrement. Il est vrai que si la conscience raciale torturée de Jackson s’exprime dans son apparence physique, elle s’exprime également par son refus apparent de tout attribut viril ou clairement masculin. La peau blanchie et poudrée est évocatrice d’une féminité coquette et, de manière traditionnelle dans l’histoire africaine comme américaine, c’est sur les femmes que pèse l’impératif de la clarté de la peau.
L’androgynie de Jackson fonctionne très certainement comme un déplacement de la problématique raciale et il a inspiré en cela d’autres artistes noirs américains, qu’il s’agisse de Prince ou d’André 3000, rappeur talentueux du groupe Outcast. La virilité de l’homme noir est toujours en effet peu ou prou associée dans l’imaginaire racial américain à la menace du viol de la femme blanche.
En ce sens, revendiquer par l’accoutrement son travestissement est une forme de protection dans une Amérique raciste à bien des égards. Ainsi, d’une certaine façon, moins on souscrit à l’échelle de valeur de l’oppresseur (dans laquelle la virilité figure en bonne place, comme le remarquait également Fanon), moins on se vit et on est perçu comme noir.
Dans le même temps bien sûr, la confusion dans le genre transgresse la bienséance que constitue l’hétérosexualité pour l’ordre dominant. La confusion de genre et – donc – de race entretenue par l’artiste maquillé fit d’ailleurs l’objet d’un colloque académique à l’université de Yale en 2004 (« Regarding Michael Jackson : Performing Racial, Gender, and Sexual Difference »), les chercheurs invités se penchant notamment sur l’homosexualité « déniée » de Jackson, la mise en scène énigmatique de son personnage de père de famille et enfin sa reconstruction d’un mythe masculin acceptable pour lui dans le vidéoclip « Thriller ».
« Le meilleur d’entre nous »
L’écrivain afro-américain James Baldwin, né à Harlem en 1924 dans un foyer pauvre où il subit la violence d’un beau-père qui lui reprochait, comme Joe Jackson le fit de Michael, d’avoir par trop « la tête d’un nègre », transforma lui aussi en art la violence de ses tourments : être raillé tout à la fois pour être noir et pour être efféminé.
La folie le guettait, relate-t-il, avant que Paris ne l’accueille en 1948 et qu’il y entame son œuvre littéraire. Cette dernière, romanesque pour l’essentiel, articule les dialectiques raciales et sexuelles qui l’étouffèrent conjointement dans une Amérique qui connut par ailleurs l’émergence de concert des mouvements de défense des droits des Noirs et de ceux des homosexuels. Il faut comprendre, analysa Baldwin, que l’idéalisation de la masculinité et le racisme sont les deux faces d’une même pièce.
La stratégie qui s’impose est donc de « vivre dans le fantasme de l’autre » et, « utilisant la métaphore contre elle-même », de s’appliquer à soi-même les perversions et pathologies que l’on vous prête ou les désamorcer en se rendant inoffensif. Jackson fait l’un et l’autre, à la fois efféminé certes mais aussi entiché sur scène de son pénis, qu’il agrippe compulsivement avec un cri. Ce geste est emblématique et parfaitement ambigu.
Cela permet de comprendre que l’éclaircissement pigmentaire de Michael Jackson, corollaire de son androgynie assumée, est perçu par nombre de Noirs comme un symptôme du racisme et ne lui a jamais aliéné la communauté dans son ensemble. Bien au contraire. Baldwin lui-même salua en 1985 les tours de passe-passe de l’artiste « emmasqué », portant gant blanc et lunettes noires : « Jackson, on ne lui pardonnera pas de si tôt d’avoir donné le change, car y’a pas de doute qu’il a raflé la mise ». Il salua en lui un autre « freak », s’identifiant à la monstruosité du chanteur, épinglé comme une bête de foire par le pays de l’homme blanc. Ce dernier, coupable aux yeux de James Baldwin de ses propres turpitudes, nomme « freak », cinglé, dépravé, ceux qui le forcent à se confronter à ses désirs inavoués.
Michael Jackson n’a ainsi jamais cessé d’être reconnu comme afro-américain et, plus encore, comme un héros du monde noir.
La folie le guettait, relate-t-il, avant que Paris ne l’accueille en 1948 et qu’il y entame son œuvre littéraire. Cette dernière, romanesque pour l’essentiel, articule les dialectiques raciales et sexuelles qui l’étouffèrent conjointement dans une Amérique qui connut par ailleurs l’émergence de concert des mouvements de défense des droits des Noirs et de ceux des homosexuels. Il faut comprendre, analysa Baldwin, que l’idéalisation de la masculinité et le racisme sont les deux faces d’une même pièce.
La stratégie qui s’impose est donc de « vivre dans le fantasme de l’autre » et, « utilisant la métaphore contre elle-même », de s’appliquer à soi-même les perversions et pathologies que l’on vous prête ou les désamorcer en se rendant inoffensif. Jackson fait l’un et l’autre, à la fois efféminé certes mais aussi entiché sur scène de son pénis, qu’il agrippe compulsivement avec un cri. Ce geste est emblématique et parfaitement ambigu.
Cela permet de comprendre que l’éclaircissement pigmentaire de Michael Jackson, corollaire de son androgynie assumée, est perçu par nombre de Noirs comme un symptôme du racisme et ne lui a jamais aliéné la communauté dans son ensemble. Bien au contraire. Baldwin lui-même salua en 1985 les tours de passe-passe de l’artiste « emmasqué », portant gant blanc et lunettes noires : « Jackson, on ne lui pardonnera pas de si tôt d’avoir donné le change, car y’a pas de doute qu’il a raflé la mise ». Il salua en lui un autre « freak », s’identifiant à la monstruosité du chanteur, épinglé comme une bête de foire par le pays de l’homme blanc. Ce dernier, coupable aux yeux de James Baldwin de ses propres turpitudes, nomme « freak », cinglé, dépravé, ceux qui le forcent à se confronter à ses désirs inavoués.
Michael Jackson n’a ainsi jamais cessé d’être reconnu comme afro-américain et, plus encore, comme un héros du monde noir.
[...] La passion selon Jackson ne pouvait que bouleverser un monde noir sensible au langage de la religiosité raciale, fût-elle séculière en apparence. La catharsis que suscite l’exhibition de ce mystique rendu fou par sa quête de transparence physique trouble mais séduit aussi : en chaque Noir, il y a un Jackson, une conscience tourmentée après des siècles de sujétion par la couleur de sa peau.
Les stigmates de Michael Jackson, rendus tristement cliniques après son décès, ne pouvaient que susciter la terreur et la pitié : il était malingre et sous alimenté, imberbe et chauve, son ossature était de verre et sa peau décapée laissait apparaître des dizaines de contusions et de plaies dues aux innombrables injections qui faisaient son quotidien. Il y a quelques mois, on le disait à demi-aveugle. Vouloir sortir de son propre corps dans une ascèse folle (la « prison de l’égocentricité raciale » écrivit Baldwin) fit peut-être de lui un « hyper-noir ».
Qu’il tente d’apprendre à danser à Michael Jordan (« Jam », 1992), qu’il chante à l’unisson des accords du guitariste hard-rockeur blanc Slash (entre autres dans « Give in to me », 1991) [26], qu’il prétende, avec des bons sentiments un peu dégoulinants, que la couleur de peau ne compte pas (« Black or White », 1991) ou qu’il crée la polémique en s’identifiant à l’image sulfureuse des Black Panthers dans la vidéo de ce même titre, il ne quitte jamais le monde noir.
Quincy Jones avait même compris sa capacité à dépasser l’imagerie ambiguë des ménestrels noirs en l’habillant d’un costume noir, d’un nœud papillon et de gants blancs, image stéréotypée du musicien noir aux États-Unis. Espiègle, Jackson ne garda qu’un seul gant mais subvertit effectivement le jeu de mascarade raciale.i[
Les stigmates de Michael Jackson, rendus tristement cliniques après son décès, ne pouvaient que susciter la terreur et la pitié : il était malingre et sous alimenté, imberbe et chauve, son ossature était de verre et sa peau décapée laissait apparaître des dizaines de contusions et de plaies dues aux innombrables injections qui faisaient son quotidien. Il y a quelques mois, on le disait à demi-aveugle. Vouloir sortir de son propre corps dans une ascèse folle (la « prison de l’égocentricité raciale » écrivit Baldwin) fit peut-être de lui un « hyper-noir ».
Qu’il tente d’apprendre à danser à Michael Jordan (« Jam », 1992), qu’il chante à l’unisson des accords du guitariste hard-rockeur blanc Slash (entre autres dans « Give in to me », 1991) [26], qu’il prétende, avec des bons sentiments un peu dégoulinants, que la couleur de peau ne compte pas (« Black or White », 1991) ou qu’il crée la polémique en s’identifiant à l’image sulfureuse des Black Panthers dans la vidéo de ce même titre, il ne quitte jamais le monde noir.
Quincy Jones avait même compris sa capacité à dépasser l’imagerie ambiguë des ménestrels noirs en l’habillant d’un costume noir, d’un nœud papillon et de gants blancs, image stéréotypée du musicien noir aux États-Unis. Espiègle, Jackson ne garda qu’un seul gant mais subvertit effectivement le jeu de mascarade raciale.i[
Blackface
Jackson, dont on dit qu’il voulait à tout prix (dont celui de sa santé) être blanc, reprend ainsi le masque noir lorsqu’il fait siens les discours essentialistes de la communauté noire : ainsi en est-il des accusations de racisme, formulées plus tard à l’adresse de Tommy Mottola, président de Sony, lorsque son album Invicible peine à décoller en 2001. Il mobilisa également le registre de l’injustice raciste lorsqu’il fut accusé dès 1993 de pédophilie après avoir confié qu’il dormait avec des enfants.
Plus encore, la menace d’un procès en 2002 le rapprocha paradoxalement d’une communauté noire habituée aux dénis de justice et qui, huit ans plus tôt, avait collectivement soutenu le footballeur O. J. Simpson lorsque ce dernier, vraisemblablement coupable, fut jugé à Los Angeles. Jackson crie à l’injustice et c’est à l’unisson de sa jeune sœur, Janet, que dans le duo « Scream » (History, 1995) il dénonce à nouveau le système pourri dans lequel il vit et son envie de hurler devant tant de calomnie.
Plus frappant encore, le groupe radical Nation of Islam proclame son soutien à Jackson, comme il le fit pour Simpson, dénonçant le complot raciste, accentuant encore ce que le créateur du dessin animé « The Boondocks » (figurant des personnages noirs), Aaron McGruder, a nommé la « re-négrification » du chanteur dépigmenté. Jackson aurait d’ailleurs été, selon un journaliste du Guardian, très proche du mouvement de Louis Farrakhan.
À ceux qui douteraient des complexités de la race aux États-Unis et qui ignoreraient la longue histoire des Noirs à peau blanche, Jackson offre un exemple frappant. Discours plus que couleur de peau, la conscience noire passe en Amérique par des codes auxquels Jackson a toujours souscrit. En 2003, on l’entendit à Harlem, aux côtés du candidat à l’élection présidentielle Al Sharpton, dénoncer une industrie du disque raciste. Lors de la mort de James Brown, légendaire parrain, c’est entouré de Jesse Jackson et d’Al Sharpton qu’il rendit hommage à celui qui l’inspira plus qu’un autre.
Plus encore, la menace d’un procès en 2002 le rapprocha paradoxalement d’une communauté noire habituée aux dénis de justice et qui, huit ans plus tôt, avait collectivement soutenu le footballeur O. J. Simpson lorsque ce dernier, vraisemblablement coupable, fut jugé à Los Angeles. Jackson crie à l’injustice et c’est à l’unisson de sa jeune sœur, Janet, que dans le duo « Scream » (History, 1995) il dénonce à nouveau le système pourri dans lequel il vit et son envie de hurler devant tant de calomnie.
Plus frappant encore, le groupe radical Nation of Islam proclame son soutien à Jackson, comme il le fit pour Simpson, dénonçant le complot raciste, accentuant encore ce que le créateur du dessin animé « The Boondocks » (figurant des personnages noirs), Aaron McGruder, a nommé la « re-négrification » du chanteur dépigmenté. Jackson aurait d’ailleurs été, selon un journaliste du Guardian, très proche du mouvement de Louis Farrakhan.
À ceux qui douteraient des complexités de la race aux États-Unis et qui ignoreraient la longue histoire des Noirs à peau blanche, Jackson offre un exemple frappant. Discours plus que couleur de peau, la conscience noire passe en Amérique par des codes auxquels Jackson a toujours souscrit. En 2003, on l’entendit à Harlem, aux côtés du candidat à l’élection présidentielle Al Sharpton, dénoncer une industrie du disque raciste. Lors de la mort de James Brown, légendaire parrain, c’est entouré de Jesse Jackson et d’Al Sharpton qu’il rendit hommage à celui qui l’inspira plus qu’un autre.
Conclusion
Antonin Artaud a écrit à propos de la mort brutale de Van Gogh : « Si Van Gogh n’était pas mort à 37 ans je n’en appellerais pas à la Grande Pleureuse pour me dire de quels suprêmes chefs d’œuvre la peinture eût été enrichie, car je ne peux pas, après les Corbeaux, me résoudre à croire que Van Gogh eût peint un tableau de plus. Je pense qu’il est mort à 37 ans parce qu’il était arrivé au bout de sa révoltante histoire de garrotté d’un mauvais esprit ».
Sans doute Jackson était-il arrivé au bout de sa route artistique, au bout d’une énergie créatrice que même les jeunes héritiers talentueux de la star qui ont tenté de le faire revenir ne sont pas parvenus à ranimer. Jamais plus il n’aurait offert au monde, après cinquante années dont vingt au moins semblent miraculeuses, la magie et la démence qui, mixée dans une alchimie prodigieuse, firent de Michael Jackson le plus grand ménestrel de l’Amérique moderne.
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Auteure : Sylvie Laurent, maître de conférences Sciences-Po Paris, en histoire politique et littéraire des Africains-Américains.
Sans doute Jackson était-il arrivé au bout de sa route artistique, au bout d’une énergie créatrice que même les jeunes héritiers talentueux de la star qui ont tenté de le faire revenir ne sont pas parvenus à ranimer. Jamais plus il n’aurait offert au monde, après cinquante années dont vingt au moins semblent miraculeuses, la magie et la démence qui, mixée dans une alchimie prodigieuse, firent de Michael Jackson le plus grand ménestrel de l’Amérique moderne.
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