À en croire les diatribes récurrentes de leaders religieux musulmans français à propos du « réformisme », celui-ci serait synonyme de fourvoiement, d'asservissement à l’Occident dominateur, ou encore d'une tentative d’individus égarés pour obtenir de quelconques avantages auprès d'institutions et de représentants politiques.
Pour ma part, j’y vois plutôt une façon de dédouaner l’islam – dans ses aspects historique, civilisationnel et juridique – de toute interrogation et de toute critique. Après les attentats de janvier 2015, j’avais cosigné plusieurs tribunes appelant à une « réforme islamique » et appelant à un débat sur la façon dont l’héritage musulman médiéval doit être analysé, trié, pour être dépassé par une véritable refonte paradigmatique. C’est une position assumée et elle ne date pas de la période post-attentats. Bien au contraire, cela fait maintenant plus de deux siècles que les pays d’islam se débattent de manière acharnée dans l’océan d’une modernité dont ils ont raté les prémices.
L’initiative « Al-Kawakibi pour la réforme islamique », dont j’étais l’un des partisans, avec entre autres Félix Marquardt, Ghaleb Bencheikh et Mohamed Bajrafil, a été l’objet de calomnies venues des milieux islamistes, salafistes et conservateurs. Je me souviens, entre autres, de la façon dont Moncef Zenati, l’un des doctrinaires de Musulmans de France (ex-UOIF) avait qualifié Adnan Ibrahim de « crypto-chiite ». Pour ma part, bien qu’il le récuse, c’est comme s’il sous-entendait par-là que, au-delà de la simple personne d’Adnan Ibrahim, nous tentions de déstabiliser l’islam de l’intérieur, à l’instar de ses premiers sectateurs. Sur les réseaux sociaux de tendance salafiste, nous étions qualifiés de musulmans dévoyés, de buveurs, voire de consommateurs de prostituées. Depuis, plusieurs de ces détracteurs ont fait amende honorable et une ébauche de débat a pu émerger, timidement mais sereinement.
Lire aussi : Les leaders religieux musulmans gagneraient à faire leur critique historique
Pour ma part, j’y vois plutôt une façon de dédouaner l’islam – dans ses aspects historique, civilisationnel et juridique – de toute interrogation et de toute critique. Après les attentats de janvier 2015, j’avais cosigné plusieurs tribunes appelant à une « réforme islamique » et appelant à un débat sur la façon dont l’héritage musulman médiéval doit être analysé, trié, pour être dépassé par une véritable refonte paradigmatique. C’est une position assumée et elle ne date pas de la période post-attentats. Bien au contraire, cela fait maintenant plus de deux siècles que les pays d’islam se débattent de manière acharnée dans l’océan d’une modernité dont ils ont raté les prémices.
L’initiative « Al-Kawakibi pour la réforme islamique », dont j’étais l’un des partisans, avec entre autres Félix Marquardt, Ghaleb Bencheikh et Mohamed Bajrafil, a été l’objet de calomnies venues des milieux islamistes, salafistes et conservateurs. Je me souviens, entre autres, de la façon dont Moncef Zenati, l’un des doctrinaires de Musulmans de France (ex-UOIF) avait qualifié Adnan Ibrahim de « crypto-chiite ». Pour ma part, bien qu’il le récuse, c’est comme s’il sous-entendait par-là que, au-delà de la simple personne d’Adnan Ibrahim, nous tentions de déstabiliser l’islam de l’intérieur, à l’instar de ses premiers sectateurs. Sur les réseaux sociaux de tendance salafiste, nous étions qualifiés de musulmans dévoyés, de buveurs, voire de consommateurs de prostituées. Depuis, plusieurs de ces détracteurs ont fait amende honorable et une ébauche de débat a pu émerger, timidement mais sereinement.
Lire aussi : Les leaders religieux musulmans gagneraient à faire leur critique historique
Prendre le risque du débat intra-musulman
Au lancement de l'initiative « Al-Kawakibi pour la réforme islamique » en avril 2015.
Personnellement, cela fait des années que j’ai raccroché les gants du pugilat stérile, en privilégiant le débat avec toutes les sensibilités musulmanes, y compris salafistes et islamistes, quitte à être taxé de naïf ou de complaisant par les partisans des positionnements irréductibles. Aussi, après cette période tendue, les bases d’un dialogue intra-musulman sont plus ou moins consolidées, les tenants de différentes tendances, actifs sur les réseaux sociaux et sur le terrain, ont appris à « s’apprivoiser », même si un bon bout de chemin reste à parcourir.
Au sein même des milieux islamistes, les lignes bougent. J’ai eu l’occasion de débattre en privé, depuis près de quatre ans, avec plusieurs cadres nationaux de l’ex-UOIF. Ceux-ci réprouvent la façon dont l’organisation s’est constituée en référence à l’idéologie des Frères musulmans et sur son évolution depuis la fin des années 1980. Ils critiquent également les jusqu’au-boutistes qui, en interne, prônent une fidélité désuète et anachronique à un système totalisant qui les a conduits dans l’impasse. La culture de l’oralité n’aidant pas, il leur faut maintenant passer le cap de la mise par écrit d’une histoire militante – au-delà des parcours autobiographiques – qui a contribué, clairement, à l’involution des musulmans dans l’aire occidentale.
Nous sommes également plusieurs à avoir accepté de porter un discours, entre autres, sur l’historicisation de l’islam, la critique de l’islamisme, le primat de l’éthique sur le normatif, au sein même de la Rencontre annuelle des musulmans de France. J’en retiens, pour ma part, la faible capacité des acteurs religieux à sortir du cadre totalisant, de l’histoire mythique et de la littérature hagiographique des « pieux prédécesseurs » dans lesquels ils ont été socialisés et qu’ils continuent à ressasser auprès de musulmans déboussolés, en attente d’un discours religieux définitivement ancré dans la réalité.
Le même constat peut être établi au sujet des milieux salafistes et conservateurs. C’est ce qui conduit certainement une grande partie de tous ces leaders et militants religieux à vouloir sacrifier toute approche réformiste sur l’autel de la « fidélité » aux anciens et à vilipender les protagonistes d’une lecture analytique des sources et de l’histoire de l’islam. La controverse se joue également sur le terrain conceptuel. Les réformistes sont ainsi accusés pèle-mêle de s’engouffrer dans les affres du libéralisme et de l’individualisme pour orienter les musulmans vers une forme islamique de « sortie de la religion » à l’instar du christianisme d’Occident. En filigrane, c’est la reconnaissance d’une pluralité intra-musulmane qui est en jeu ainsi que le fait, pour les institutions et des leaders religieux, d’adopter une approche non hégémonique et non coercitive sur les fidèles.
De ce point de vue, la fermeture de « l’espace religieux musulman » à la diversité de la formulation des rapports au croire est plutôt inquiétante. Elle rejoint la thèse que je soutiens depuis de nombreuses années : les institutions et les leaders religieux musulmans, en s’arc-boutant sur une vision de l’islam hors-temps et hors-sol, puisée à un héritage en grande partie obsolète, sont en train d’accélérer la fracture inéluctable avec la majeure partie des musulmans. Et ce n’est pas en poussant des cris d’orfraie ou en se rattachant à la nostalgie de la « tradition » et des « pieux prédécesseurs » que ceux-ci pourront relever le défi de proposer un islam intelligible à un monde qui a définitivement changé.
Au sein même des milieux islamistes, les lignes bougent. J’ai eu l’occasion de débattre en privé, depuis près de quatre ans, avec plusieurs cadres nationaux de l’ex-UOIF. Ceux-ci réprouvent la façon dont l’organisation s’est constituée en référence à l’idéologie des Frères musulmans et sur son évolution depuis la fin des années 1980. Ils critiquent également les jusqu’au-boutistes qui, en interne, prônent une fidélité désuète et anachronique à un système totalisant qui les a conduits dans l’impasse. La culture de l’oralité n’aidant pas, il leur faut maintenant passer le cap de la mise par écrit d’une histoire militante – au-delà des parcours autobiographiques – qui a contribué, clairement, à l’involution des musulmans dans l’aire occidentale.
Nous sommes également plusieurs à avoir accepté de porter un discours, entre autres, sur l’historicisation de l’islam, la critique de l’islamisme, le primat de l’éthique sur le normatif, au sein même de la Rencontre annuelle des musulmans de France. J’en retiens, pour ma part, la faible capacité des acteurs religieux à sortir du cadre totalisant, de l’histoire mythique et de la littérature hagiographique des « pieux prédécesseurs » dans lesquels ils ont été socialisés et qu’ils continuent à ressasser auprès de musulmans déboussolés, en attente d’un discours religieux définitivement ancré dans la réalité.
Le même constat peut être établi au sujet des milieux salafistes et conservateurs. C’est ce qui conduit certainement une grande partie de tous ces leaders et militants religieux à vouloir sacrifier toute approche réformiste sur l’autel de la « fidélité » aux anciens et à vilipender les protagonistes d’une lecture analytique des sources et de l’histoire de l’islam. La controverse se joue également sur le terrain conceptuel. Les réformistes sont ainsi accusés pèle-mêle de s’engouffrer dans les affres du libéralisme et de l’individualisme pour orienter les musulmans vers une forme islamique de « sortie de la religion » à l’instar du christianisme d’Occident. En filigrane, c’est la reconnaissance d’une pluralité intra-musulmane qui est en jeu ainsi que le fait, pour les institutions et des leaders religieux, d’adopter une approche non hégémonique et non coercitive sur les fidèles.
De ce point de vue, la fermeture de « l’espace religieux musulman » à la diversité de la formulation des rapports au croire est plutôt inquiétante. Elle rejoint la thèse que je soutiens depuis de nombreuses années : les institutions et les leaders religieux musulmans, en s’arc-boutant sur une vision de l’islam hors-temps et hors-sol, puisée à un héritage en grande partie obsolète, sont en train d’accélérer la fracture inéluctable avec la majeure partie des musulmans. Et ce n’est pas en poussant des cris d’orfraie ou en se rattachant à la nostalgie de la « tradition » et des « pieux prédécesseurs » que ceux-ci pourront relever le défi de proposer un islam intelligible à un monde qui a définitivement changé.
La Tradition est un leurre
Depuis quelques mois, c’est du côté de la « Tradition », guénoniste cette fois, que de nouvelles salves sont apparues pour tenter de discréditer les réformismes qui seraient inféodés à la « modernité insolente ». Alors qu’il avait publié, en début d’année 2017, une analyse des quelques problématiques liées à la pensée réformiste, le journaliste et non moins ami Fouad Bahri a publié plus récemment un article dans lequel il accuse les « réformistes-libéraux » d’être ni plus ni moins des agents au service de la destruction de l’islam et des figures de l’autorité religieuse. Leurs armes seraient les sciences humaines et plus particulièrement l’approche déconstructiviste développée par Mohamed Arkoun, pour offrir « un accomplissement individuel sous le sceau de la liberté et de la célébration œcuménique d’un humanisme obtenu au prix d’une révolte métaphysique contre Dieu ».
Quelques jours auparavant, on trouvait sur son site Web Mizane.info, une vidéo intitulée Islam, restauration et non réforme. L’auteur, Slimane Rezki, est écrivain et vice-président de la fondation Conscience soufie, créée par l’islamologue Éric Geoffroy. Dans cette attaque frontale contre les « réformistes » qu’il peine à définir, Slimane Rezki réitère des propos déjà tenus en qualifiant ces derniers de « traîtres, vendus et collabos ». Des noms ont été cités, en privé, mais ils ne sont pas assumés publiquement. De mon point de vue, une telle attitude ne peut seoir à une personne qui co-préside une institution soufie. Plus récemment encore, la barre a été franchie par Sofiane Meziani, professeur d’éthique au lycée Averroès de Lille.
Après son « Petit manifeste contre la démocratie », celui-ci a publié successivement sur Saphirnews trois articles aux titres évocateurs : « En finir avec la démocratie française » en avril 2017, « Réformer l’islam ou le brader ? » et « L’islam, la déconstruction et le redressement de l’Occident » en septembre 2017. Sur un ton de défiance à la France et à la démocratie, l’auteur présente la modernité et les réformistes musulmans, qu’il ne définit pas au demeurant, sous les traits d’une véritable hydre venue profaner la Tradition et l’ordre ancien dans une révolte acharnée contre Dieu.
Sofiane Meziani statue sur le doute chez Descartes, sur la philosophie de la connaissance chez Kant, il revisite la Tradition guénonienne, puis il passe en revue ces musulmans dévoyés au service de l’Occident destructeur, pour aboutir à cettepéroraison : « Les grands maîtres mystiques, au premier rang desquels Ibn Arabi, ont clairement souligné que la Voie (tariqa) conduisant à la Vérité (haqiqa) exige une fidélité sans faille et un respect strict de la Loi (charia). » En résumé, il n’existe point de salut pour le musulman qui ose sortir des limites fixées par les gardiens du temple.
Quelques jours auparavant, on trouvait sur son site Web Mizane.info, une vidéo intitulée Islam, restauration et non réforme. L’auteur, Slimane Rezki, est écrivain et vice-président de la fondation Conscience soufie, créée par l’islamologue Éric Geoffroy. Dans cette attaque frontale contre les « réformistes » qu’il peine à définir, Slimane Rezki réitère des propos déjà tenus en qualifiant ces derniers de « traîtres, vendus et collabos ». Des noms ont été cités, en privé, mais ils ne sont pas assumés publiquement. De mon point de vue, une telle attitude ne peut seoir à une personne qui co-préside une institution soufie. Plus récemment encore, la barre a été franchie par Sofiane Meziani, professeur d’éthique au lycée Averroès de Lille.
Après son « Petit manifeste contre la démocratie », celui-ci a publié successivement sur Saphirnews trois articles aux titres évocateurs : « En finir avec la démocratie française » en avril 2017, « Réformer l’islam ou le brader ? » et « L’islam, la déconstruction et le redressement de l’Occident » en septembre 2017. Sur un ton de défiance à la France et à la démocratie, l’auteur présente la modernité et les réformistes musulmans, qu’il ne définit pas au demeurant, sous les traits d’une véritable hydre venue profaner la Tradition et l’ordre ancien dans une révolte acharnée contre Dieu.
Sofiane Meziani statue sur le doute chez Descartes, sur la philosophie de la connaissance chez Kant, il revisite la Tradition guénonienne, puis il passe en revue ces musulmans dévoyés au service de l’Occident destructeur, pour aboutir à cettepéroraison : « Les grands maîtres mystiques, au premier rang desquels Ibn Arabi, ont clairement souligné que la Voie (tariqa) conduisant à la Vérité (haqiqa) exige une fidélité sans faille et un respect strict de la Loi (charia). » En résumé, il n’existe point de salut pour le musulman qui ose sortir des limites fixées par les gardiens du temple.
Il ne faut pas se tromper de combat
Je passerai sur la façon de ne pas nommer les personnes qu’on cible en entretenant la confusion, cela ne m’intéresse pas. Comme leurs prédécesseurs, ces derniers contradicteurs du « réformisme » sont en train de faire fausse route en se trompant de combat, tout en affirmant à la fois une chose et son contraire. Pour les connaître, je sais qu’ils sont acquis à la nécessité de combattre les interprétations mortifères de l’islam directement issues de l’époque médiévale.
Pourtant, à défaut de les nommer, de les analyser et de condamner leurs propagateurs, ils prennent le relais de la stigmatisation d’une approche critique de l’islam qu’ils ne sont même pas en mesure de restituer dans sa complexité. Cette attitude d’exclusion pose problème dans la mesure où elle freine un débat intra-communautaire serein. On peut user de tous les concepts pour disqualifier l’Occident, fustiger le néo-colonialisme, accuser la modernité de « Tradicide », affubler les « réformistes » de quolibets, discréditer les chercheurs en sciences sociales, tout cela n’est que le soubresaut d’une « tradition musulmane » à l’agonie.
Le courage, s’il y a, c’est d’administrer la dose létale pour euthanasier l’hégémonisme religieux issu de l’islam médiéval qui gangrène les musulmans de par le monde. Certainement pas, en tout cas, de s’en prendre aux penseurs qui, parfois au péril de leur vie, tentent de proposer des voies pour sortir de l’impasse alors que les institutions religieuses se cramponnent aux piliers d’un temple effondré. Ce n’est pas non plus de crier à tue-tête que l’islam est la religion de la paix ou de se raccrocher à des concepts qu’on galvaude en espérant préserver les lambeaux d’une tradition religieuse en loques.
Depuis l’avènement de l’islam, les musulmans ont toujours connu la tradition qui, loin d’être figée, a su épouser les contours des sociétés où ils ont vécu. C’est un leurre de vouloir les replonger dans un mirage anhistorique où la « fidélité aux anciens » viendrait à nouveau se substituer au primat du rapport intime à Dieu.
*****
Omero Marongiu-Perria est sociologue et spécialiste de l’islam en France.
Pourtant, à défaut de les nommer, de les analyser et de condamner leurs propagateurs, ils prennent le relais de la stigmatisation d’une approche critique de l’islam qu’ils ne sont même pas en mesure de restituer dans sa complexité. Cette attitude d’exclusion pose problème dans la mesure où elle freine un débat intra-communautaire serein. On peut user de tous les concepts pour disqualifier l’Occident, fustiger le néo-colonialisme, accuser la modernité de « Tradicide », affubler les « réformistes » de quolibets, discréditer les chercheurs en sciences sociales, tout cela n’est que le soubresaut d’une « tradition musulmane » à l’agonie.
Le courage, s’il y a, c’est d’administrer la dose létale pour euthanasier l’hégémonisme religieux issu de l’islam médiéval qui gangrène les musulmans de par le monde. Certainement pas, en tout cas, de s’en prendre aux penseurs qui, parfois au péril de leur vie, tentent de proposer des voies pour sortir de l’impasse alors que les institutions religieuses se cramponnent aux piliers d’un temple effondré. Ce n’est pas non plus de crier à tue-tête que l’islam est la religion de la paix ou de se raccrocher à des concepts qu’on galvaude en espérant préserver les lambeaux d’une tradition religieuse en loques.
Depuis l’avènement de l’islam, les musulmans ont toujours connu la tradition qui, loin d’être figée, a su épouser les contours des sociétés où ils ont vécu. C’est un leurre de vouloir les replonger dans un mirage anhistorique où la « fidélité aux anciens » viendrait à nouveau se substituer au primat du rapport intime à Dieu.
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Omero Marongiu-Perria est sociologue et spécialiste de l’islam en France.