C'est la dernière ligne droite avant le printemps, le soleil brille sur le quartier d'Ilford, au nord de Londres. Les agences immobilières alignées sur le « Drive » - la rue principale - bradent à tout-va : « Reduced ! », « new price ! » peut-on lire sur les annonces. Des écoliers traversent, l'uniforme en vrac ; une jeune femme sort d'un taxi, talons aiguilles, trench-coat, le visage ceint du hijab - voile traditionnel porté par une femme sur deux dans le quartier. United colors of London ! Une vraie pub pour la diversité, cette ville. Huit millions d'habitants, dont un tiers environ d'origine immigrée, 500 000 clandestins, 100 000 nouveaux venus par an, c'est Babelondres qu'on arpente sous le soleil printanier, une volée de langues, de couleurs et de croyances mêlées.
« Gods save England », affirme d'ailleurs une affichette dans la vitrine d'un magasin de bibelots. « Les dieux », au pluriel. Londres assume totalement son côté patchwork, ses airs de cité-puzzle où les populations immigrées vivent juxtaposées, sans se mélanger, loin, bien loin du « modèle » français d'intégration. On aime la différence, de l'autre côté de la Manche, et on la soigne, en traitant chaque groupe national comme une communauté (religieuse, ethnique, etc.) à part entière, avec ses écoles aidées par l'Etat, ses business et ses leaders. Quant au gouvernement britannique, il ne lésine pas sur les aides aux nouveaux arrivants - pourvu qu'ils soient légaux, of course.
Le patchwork a de d'allure. Baladez-vous sur le marché du Green's, près d'Upton Park : des bouchers halal aux coiffeurs africains, des maraîchers caribéens aux marchands de tissu indiens, c'est un panier de la ménagère planétaire qui défile sous les yeux. En face, les bureaux d'aide sociale proposent leurs formulaires en huit langues et le pub local, The Duke of Edinburgh, est rempli à fifty-fifty - buveurs de Coca pakistanais et amateurs de bières tièdes. C'est dans ce cocktail urbain que, le soir, on a rencontré Damien, Rizwan, Mustapha et leurs cinq « colocs ». Huit hommes dans une maison, quatre « origines » (Congo, Pakistan, France et Sri Lanka), un « loft » version immigrés avec chacun sa chambre, la cuisine et la salle de bains pour tous.
Damien est arrivé il y a six mois, Mustapha il y a dix ans. Damien étudie, Mustapha travaille comme agent d'entretien dans une école. Quant à Rizwan, il fait beaucoup de choses avec son visa d'étudiant, notamment le coursier et l'agent immobilier... Leur point commun ? Le lien avec la communauté : « Je ne peux pas dire que je trouve la ville jolie, mais elle est accueillante, explique Mustapha, 47 ans. Les gens sont aimables, et ta communauté fait le reste. Je ne parlais pas un mot d'anglais quand je suis arrivé, mais les choses ont tout de suite été faciles grâce aux Africains que j'ai rencontrés. » Même son de cloche chez Rizwan : « La communauté est toujours là pour vous aider, explique le jeune homme, originaire d'Islamabad. Dans la maison, on est quatre colocs d'Asie, on se serre les coudes dans les coups durs. Quand mon visa aura expiré, je rentrerai au Pakistan pour créer ma propre société, mais je crois qu'après je reviendrai à Londres, si je peux. Pour la communauté. »
Jamaïcains de Brixton, Bengalis de Brick Lane, Indiens et Pakistanais d'Upton Park, Tamouls de Tooting, sikhs de Southall... A Londres, les communautés sont d'abord des blocs de solidarité. Les nouveaux s'agrègent aux anciens, les business « ethniques » (bouchers, marchands de tissu, etc.) se développent, « on va chez le docteur indien si on est indien, à l'école juive si on est juif, et... en boîte pakistanaise quand on est pakistanais. Mes colocataires m'en ont fait découvrir une l'autre soir. Super musique, mais la spécificité de ces boîtes, c'est qu'il n'y a quasiment pas de filles ! ». Melting-pot ? Plutôt Rubik's Cube : une couleur sur chaque face, et toutes les faces se tournant le dos, voilà l'idée. Même si, au fil du temps, la couleur peut changer : avant d'être indien et pakistanais, Ilford était une enclave juive. Et la dernière vague d'immigration, polonaise et balte, est déjà en train de transformer le quartier.
Pendant des années, le modèle n'a pas trop mal fonctionné : les nouveaux immigrés se chargeaient des boulots dont les Londoniens ne voulaient pas, et, culturellement, la ville vibrait. Mais les temps où, surfant sur une croissance olympique, Londres se « vendait » comme le « village global » du futur pour rafler à Paris l'organisation des JO sont bien révolus. Les attentats du 11 septembre 2001 (à New York) et du 7 juillet 2005 (à Londres) ont jeté une ombre sur le tableau, surtout quand on a découvert que certains des terroristes étaient nés au Royaume-Uni. Le regard des Anglais « de souche » a changé, et la xénophobie a gagné du terrain, alimentée par le British National Party - l'extrême droite britannique - et quelques leaders islamistes minoritaires, démagogiques et charismatiques. « Le changement d'attitude a été très net, se souvient Liz Fekete, qui dirige l'IRR, un institut d'analyse des relations entre les races, près de la gare de King's Cross. On s'est mis à entendre que le multiculturalisme avait trop duré, que la tolérance avait été excessive et qu'il fallait faire marche arrière. Des hommes politiques ont commencé à dire : "Regardez les Pays-Bas, voyez les émeutes en France : si on ne met pas tout de suite le holà, on va se retrouver avec la même violence." »
On fume une cigarette avec les vieux Arabes d'Edgware Road, assis devant leur narguilé sur les terrasses des restaurants Fatoush et Maroush. On fait la queue avec des familles indiennes devant le Boleyn, le cinéma 100 % « bollywoodien » de West Ham, près d'Upton Park. Et on a du mal à voir Londres comme autre chose qu'un condensé d'humanité, un hymne à la tolérance. Un sentiment peut-être trompeur. Car la tension est palpable dans les journaux, à la télé. Des tabloïds aux plateaux de la BBC, les incidents - qui se multiplient - donnent lieu à de furieux débats. La veille de notre arrivée, par exemple, un leader islamiste a envoyé ses troupes « accueillir » une compagnie de soldats britanniques de retour d'Irak : « traîtres ! », « bouchers ! », les insultes ont fusé sur le passage des militaires. Le lendemain, l'Evening Standard titrait : « Je veux voir le drapeau d'Allah flotter sur Downing Street ! » - une citation du leader extrémiste -, et le Times s'interrogeait sans prendre de gants : ces militants islamistes sont-ils « l'ennemi de l'intérieur ? ».
Le doute s'est installé. Un doute que la crise ne cesse de renforcer. Chaque jour, à Londres, le prix moyen des maisons baisse de 100 livres, et les dernières statistiques montrent que, pour une offre d'emploi publiée, au moins dix personnes qualifiées se portent candidates. Les pourfendeurs du multiculturalisme ne pouvaient rêver meilleur background, et le slogan du British National Party, « Les jobs britanniques aux travailleurs britanniques ! », remporte un succès d'autant plus grand que la pauvreté frappe aussi durement les quartiers blancs des villes industrielles que les enclaves immigrées. L'échec scolaire touche même plus sévèrement les premiers que les secondes, montrent les statistiques ethniques, autorisées au Royaume-Uni. Du coup, la solidarité « de classe » s'effrite : personne ne s'est vraiment étonné, en janvier, quand des ouvriers se sont mis en grève pour protester contre l'embauche de main-d'œuvre étrangère...
Finis, la tolérance et le « fair-play » revendiqués par Tony Blair. « Britishness ! » - voilà le mot qui brûle toutes les lèvres, voilà ce qu'il faudrait sauver. Tout ce qui ébranle la « britannité », dans le monde du travail comme dans celui de la culture, est dénoncé par les tabloïds et quelques politiciens. Gordon Brown lui-même s'y est pris les pieds, en usant de circonvolutions pathétiques pour évoquer la nécessité de créer une « new britishness » : « Alors que nous nous apprêtons à nous focaliser sur de nouveaux challenges et à regarder ce qui nous unit et offre à notre pays sa cohésion, notre point de départ devrait être une discussion, ensemble, pour nous mettre d'accord sur les valeurs, fondées sur la liberté, qui définissent notre citoyenneté... »
Ce gloubiboulga ne convainc pas les associations d'aide aux communautés : « Brown a mis de l'huile sur le feu, regrette Dan Firth, directeur de l'organisation Young Muslim Voices, qui tente de mobiliser les jeunes musulmans du quartier d'Islington en leur faisant notamment rencontrer des élus locaux. Personne ne sait ce que recouvre le concept de "britishness". Je crois qu'il représente surtout une certaine classe de citoyens et exclut les pauvres. Les jeunes musulmans de Londres ont leur propre idée de la "britannité", et celle-ci n'a rien de déloyal envers celle qui a longtemps prévalu. » Même si elle dit goodbye au triptyque sacré de l'intelligentsia anglaise : reine, empire et Eglise anglicane ? « C'est le multiculturalisme qui fait le dynamisme de Londres, poursuit Dan, mais plutôt que de regarder la crise en face, plutôt que de s'attaquer aux problèmes de logement et de pauvreté, d'exclusion et de dépolitisation générale des jeunes, on préfère proclamer que les grandes traditions sont en danger. »
Les coups de clairon, pourtant, ne viennent pas toujours de là où on les attendait. Ainsi, le nouveau maire de Londres, le jeune conservateur Boris Johnson, vient de proposer une régularisation massive des sans-papiers (leur clandestinité posant beaucoup plus de problèmes que n'en ajouterait leur régularisation, dit-il). Au grand dam de son parti - les « tories » - et... du Labor Party de Gordon Brown. Le gouvernement a d'ailleurs menacé de suspendre ses aides aux organisations focalisées sur une seule communauté, espérant favoriser la mixité et la « cohésion ». Il a donc penché pour le modèle français d'intégration. En vain. Car les associations comme Les Voix des jeunes musulmans ou l'Institut des relations entre les races (IRR) insistent pour travailler sur des groupes clairement identifiés - qu'ils soient ethniques ou religieux -, souvent marginalisés, voire exclus. Cela ne les empêche pas de s'attaquer à des problèmes sociaux, souligne Liz Fekete, « car ce que les associations font sur le terrain social pour lutter contre la pauvreté et l'exclusion est plus important que ce qu'elles sont dans le paysage religieux. La distinction est importante avec la France qui, je crois, met l'accent sur l'intégration laïque et républicaine, manifestant ainsi une certaine crainte de la différence et un souci non négligeable de conformité ».
Un maire conservateur qui prône la régularisation des sans-papiers, des associations de gauche qui défendent le principe des écoles religieuses, Londres est parfois bizarre, se dit-on en repassant le Channel. D'autant qu'au « loft » d'Ilford aussi les avis sont partagés. Mustapha, arrivé comme réfugié politique, l'avoue sans détour : « Je ne me sens pas anglais : j'écoute de la musique africaine, je mange du riz, des haricots et du fufu (farine de manioc) que j'achète à côté d'ici et je crois que ne me suis jamais senti d'ici. Londres m'a permis de garder mon identité, et j'en suis reconnaissant à la ville. Mais je ne me sens pas concerné par ce qui se passe, même si, depuis peu, j'ai le droit de voter. » Un détachement que regrette Rishanta, un jeune avocat d'origine sri lankaise qui nous reçoit dans sa cuisine, à un pâté de maisons du « loft ». « Quand on dit que Londres est une ville multiculturelle, il faut se rendre compte que ce mot recouvre deux réalités bien distinctes : la diversité et la division. Le gouvernement britannique, en encourageant les communautés à rester entre elles, est entièrement responsable de la division. Son absence de vision, de projet collectif, est dévastatrice. » Et Rishanta d'ajouter : « Malheureusement, personne ne vous pousse à devenir "londonien" ! Je pourrais vous montrer des madrasa (1), à deux pas d'ici, où aucun enfant non musulman ne sera jamais admis à mettre les pieds. Et je connais des immigrés qui habitent le quartier depuis vingt-cinq ans mais ne parlent toujours pas anglais. Comment voulez-vous qu'ils se sentent concernés ? Comment voulez-vous que des personnes de couleur accèdent un jour aux postes à responsabilité ? Le Barack Obama anglais n'est pas encore né. » « Gods save England », proclamait l'affichette dans la vitrine du magasin de bibelots. Les dieux, ce n'est pas sûr, mais Downing Street a du boulot...
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Olivier Pascal-Moussellard
Télérama
« Gods save England », affirme d'ailleurs une affichette dans la vitrine d'un magasin de bibelots. « Les dieux », au pluriel. Londres assume totalement son côté patchwork, ses airs de cité-puzzle où les populations immigrées vivent juxtaposées, sans se mélanger, loin, bien loin du « modèle » français d'intégration. On aime la différence, de l'autre côté de la Manche, et on la soigne, en traitant chaque groupe national comme une communauté (religieuse, ethnique, etc.) à part entière, avec ses écoles aidées par l'Etat, ses business et ses leaders. Quant au gouvernement britannique, il ne lésine pas sur les aides aux nouveaux arrivants - pourvu qu'ils soient légaux, of course.
Le patchwork a de d'allure. Baladez-vous sur le marché du Green's, près d'Upton Park : des bouchers halal aux coiffeurs africains, des maraîchers caribéens aux marchands de tissu indiens, c'est un panier de la ménagère planétaire qui défile sous les yeux. En face, les bureaux d'aide sociale proposent leurs formulaires en huit langues et le pub local, The Duke of Edinburgh, est rempli à fifty-fifty - buveurs de Coca pakistanais et amateurs de bières tièdes. C'est dans ce cocktail urbain que, le soir, on a rencontré Damien, Rizwan, Mustapha et leurs cinq « colocs ». Huit hommes dans une maison, quatre « origines » (Congo, Pakistan, France et Sri Lanka), un « loft » version immigrés avec chacun sa chambre, la cuisine et la salle de bains pour tous.
Damien est arrivé il y a six mois, Mustapha il y a dix ans. Damien étudie, Mustapha travaille comme agent d'entretien dans une école. Quant à Rizwan, il fait beaucoup de choses avec son visa d'étudiant, notamment le coursier et l'agent immobilier... Leur point commun ? Le lien avec la communauté : « Je ne peux pas dire que je trouve la ville jolie, mais elle est accueillante, explique Mustapha, 47 ans. Les gens sont aimables, et ta communauté fait le reste. Je ne parlais pas un mot d'anglais quand je suis arrivé, mais les choses ont tout de suite été faciles grâce aux Africains que j'ai rencontrés. » Même son de cloche chez Rizwan : « La communauté est toujours là pour vous aider, explique le jeune homme, originaire d'Islamabad. Dans la maison, on est quatre colocs d'Asie, on se serre les coudes dans les coups durs. Quand mon visa aura expiré, je rentrerai au Pakistan pour créer ma propre société, mais je crois qu'après je reviendrai à Londres, si je peux. Pour la communauté. »
Jamaïcains de Brixton, Bengalis de Brick Lane, Indiens et Pakistanais d'Upton Park, Tamouls de Tooting, sikhs de Southall... A Londres, les communautés sont d'abord des blocs de solidarité. Les nouveaux s'agrègent aux anciens, les business « ethniques » (bouchers, marchands de tissu, etc.) se développent, « on va chez le docteur indien si on est indien, à l'école juive si on est juif, et... en boîte pakistanaise quand on est pakistanais. Mes colocataires m'en ont fait découvrir une l'autre soir. Super musique, mais la spécificité de ces boîtes, c'est qu'il n'y a quasiment pas de filles ! ». Melting-pot ? Plutôt Rubik's Cube : une couleur sur chaque face, et toutes les faces se tournant le dos, voilà l'idée. Même si, au fil du temps, la couleur peut changer : avant d'être indien et pakistanais, Ilford était une enclave juive. Et la dernière vague d'immigration, polonaise et balte, est déjà en train de transformer le quartier.
Pendant des années, le modèle n'a pas trop mal fonctionné : les nouveaux immigrés se chargeaient des boulots dont les Londoniens ne voulaient pas, et, culturellement, la ville vibrait. Mais les temps où, surfant sur une croissance olympique, Londres se « vendait » comme le « village global » du futur pour rafler à Paris l'organisation des JO sont bien révolus. Les attentats du 11 septembre 2001 (à New York) et du 7 juillet 2005 (à Londres) ont jeté une ombre sur le tableau, surtout quand on a découvert que certains des terroristes étaient nés au Royaume-Uni. Le regard des Anglais « de souche » a changé, et la xénophobie a gagné du terrain, alimentée par le British National Party - l'extrême droite britannique - et quelques leaders islamistes minoritaires, démagogiques et charismatiques. « Le changement d'attitude a été très net, se souvient Liz Fekete, qui dirige l'IRR, un institut d'analyse des relations entre les races, près de la gare de King's Cross. On s'est mis à entendre que le multiculturalisme avait trop duré, que la tolérance avait été excessive et qu'il fallait faire marche arrière. Des hommes politiques ont commencé à dire : "Regardez les Pays-Bas, voyez les émeutes en France : si on ne met pas tout de suite le holà, on va se retrouver avec la même violence." »
On fume une cigarette avec les vieux Arabes d'Edgware Road, assis devant leur narguilé sur les terrasses des restaurants Fatoush et Maroush. On fait la queue avec des familles indiennes devant le Boleyn, le cinéma 100 % « bollywoodien » de West Ham, près d'Upton Park. Et on a du mal à voir Londres comme autre chose qu'un condensé d'humanité, un hymne à la tolérance. Un sentiment peut-être trompeur. Car la tension est palpable dans les journaux, à la télé. Des tabloïds aux plateaux de la BBC, les incidents - qui se multiplient - donnent lieu à de furieux débats. La veille de notre arrivée, par exemple, un leader islamiste a envoyé ses troupes « accueillir » une compagnie de soldats britanniques de retour d'Irak : « traîtres ! », « bouchers ! », les insultes ont fusé sur le passage des militaires. Le lendemain, l'Evening Standard titrait : « Je veux voir le drapeau d'Allah flotter sur Downing Street ! » - une citation du leader extrémiste -, et le Times s'interrogeait sans prendre de gants : ces militants islamistes sont-ils « l'ennemi de l'intérieur ? ».
Le doute s'est installé. Un doute que la crise ne cesse de renforcer. Chaque jour, à Londres, le prix moyen des maisons baisse de 100 livres, et les dernières statistiques montrent que, pour une offre d'emploi publiée, au moins dix personnes qualifiées se portent candidates. Les pourfendeurs du multiculturalisme ne pouvaient rêver meilleur background, et le slogan du British National Party, « Les jobs britanniques aux travailleurs britanniques ! », remporte un succès d'autant plus grand que la pauvreté frappe aussi durement les quartiers blancs des villes industrielles que les enclaves immigrées. L'échec scolaire touche même plus sévèrement les premiers que les secondes, montrent les statistiques ethniques, autorisées au Royaume-Uni. Du coup, la solidarité « de classe » s'effrite : personne ne s'est vraiment étonné, en janvier, quand des ouvriers se sont mis en grève pour protester contre l'embauche de main-d'œuvre étrangère...
Finis, la tolérance et le « fair-play » revendiqués par Tony Blair. « Britishness ! » - voilà le mot qui brûle toutes les lèvres, voilà ce qu'il faudrait sauver. Tout ce qui ébranle la « britannité », dans le monde du travail comme dans celui de la culture, est dénoncé par les tabloïds et quelques politiciens. Gordon Brown lui-même s'y est pris les pieds, en usant de circonvolutions pathétiques pour évoquer la nécessité de créer une « new britishness » : « Alors que nous nous apprêtons à nous focaliser sur de nouveaux challenges et à regarder ce qui nous unit et offre à notre pays sa cohésion, notre point de départ devrait être une discussion, ensemble, pour nous mettre d'accord sur les valeurs, fondées sur la liberté, qui définissent notre citoyenneté... »
Ce gloubiboulga ne convainc pas les associations d'aide aux communautés : « Brown a mis de l'huile sur le feu, regrette Dan Firth, directeur de l'organisation Young Muslim Voices, qui tente de mobiliser les jeunes musulmans du quartier d'Islington en leur faisant notamment rencontrer des élus locaux. Personne ne sait ce que recouvre le concept de "britishness". Je crois qu'il représente surtout une certaine classe de citoyens et exclut les pauvres. Les jeunes musulmans de Londres ont leur propre idée de la "britannité", et celle-ci n'a rien de déloyal envers celle qui a longtemps prévalu. » Même si elle dit goodbye au triptyque sacré de l'intelligentsia anglaise : reine, empire et Eglise anglicane ? « C'est le multiculturalisme qui fait le dynamisme de Londres, poursuit Dan, mais plutôt que de regarder la crise en face, plutôt que de s'attaquer aux problèmes de logement et de pauvreté, d'exclusion et de dépolitisation générale des jeunes, on préfère proclamer que les grandes traditions sont en danger. »
Les coups de clairon, pourtant, ne viennent pas toujours de là où on les attendait. Ainsi, le nouveau maire de Londres, le jeune conservateur Boris Johnson, vient de proposer une régularisation massive des sans-papiers (leur clandestinité posant beaucoup plus de problèmes que n'en ajouterait leur régularisation, dit-il). Au grand dam de son parti - les « tories » - et... du Labor Party de Gordon Brown. Le gouvernement a d'ailleurs menacé de suspendre ses aides aux organisations focalisées sur une seule communauté, espérant favoriser la mixité et la « cohésion ». Il a donc penché pour le modèle français d'intégration. En vain. Car les associations comme Les Voix des jeunes musulmans ou l'Institut des relations entre les races (IRR) insistent pour travailler sur des groupes clairement identifiés - qu'ils soient ethniques ou religieux -, souvent marginalisés, voire exclus. Cela ne les empêche pas de s'attaquer à des problèmes sociaux, souligne Liz Fekete, « car ce que les associations font sur le terrain social pour lutter contre la pauvreté et l'exclusion est plus important que ce qu'elles sont dans le paysage religieux. La distinction est importante avec la France qui, je crois, met l'accent sur l'intégration laïque et républicaine, manifestant ainsi une certaine crainte de la différence et un souci non négligeable de conformité ».
Un maire conservateur qui prône la régularisation des sans-papiers, des associations de gauche qui défendent le principe des écoles religieuses, Londres est parfois bizarre, se dit-on en repassant le Channel. D'autant qu'au « loft » d'Ilford aussi les avis sont partagés. Mustapha, arrivé comme réfugié politique, l'avoue sans détour : « Je ne me sens pas anglais : j'écoute de la musique africaine, je mange du riz, des haricots et du fufu (farine de manioc) que j'achète à côté d'ici et je crois que ne me suis jamais senti d'ici. Londres m'a permis de garder mon identité, et j'en suis reconnaissant à la ville. Mais je ne me sens pas concerné par ce qui se passe, même si, depuis peu, j'ai le droit de voter. » Un détachement que regrette Rishanta, un jeune avocat d'origine sri lankaise qui nous reçoit dans sa cuisine, à un pâté de maisons du « loft ». « Quand on dit que Londres est une ville multiculturelle, il faut se rendre compte que ce mot recouvre deux réalités bien distinctes : la diversité et la division. Le gouvernement britannique, en encourageant les communautés à rester entre elles, est entièrement responsable de la division. Son absence de vision, de projet collectif, est dévastatrice. » Et Rishanta d'ajouter : « Malheureusement, personne ne vous pousse à devenir "londonien" ! Je pourrais vous montrer des madrasa (1), à deux pas d'ici, où aucun enfant non musulman ne sera jamais admis à mettre les pieds. Et je connais des immigrés qui habitent le quartier depuis vingt-cinq ans mais ne parlent toujours pas anglais. Comment voulez-vous qu'ils se sentent concernés ? Comment voulez-vous que des personnes de couleur accèdent un jour aux postes à responsabilité ? Le Barack Obama anglais n'est pas encore né. » « Gods save England », proclamait l'affichette dans la vitrine du magasin de bibelots. Les dieux, ce n'est pas sûr, mais Downing Street a du boulot...
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Olivier Pascal-Moussellard
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