Religions

Initiative anti-niqab : qu'en disent les musulmans de Suisse ?

Rédigé par Myriam Attaf et Hanan Ben Rhouma | Samedi 6 Mars 2021 à 08:30

Les Suisses sont appelés à se rendre aux urnes dimanche 7 mars pour exprimer leurs positions sur trois sujets parmi lesquels l'initiative anti-niqab. Qu'en disent les organisations musulmanes de Suisse ?



© CC BY-NC-SA 2.0 / Ana Belén Ramón
Alors que les Suisses avaient majoritairement dit non à la construction de minarets en 2009, qu'en sera-t-il s'agissant du port du voile intégral dans l'espace public ? Les Suisses sont appelés à s'exprimer dimanche 7 mars en faveur ou contre l'initiative populaire « Oui à l’interdiction de dissimuler son visage ». Aussi appelée initiative « anti-burqa », elle est portée par le Comité d’Egerkingen, en lien avec le parti d'extrême droite UDC.

Dans ce contexte, organisations et personnalités musulmanes n'ont pas manqué de faire entendre leur voix. « Pourquoi dire non à l’initiative du comité d’Egerkingen ? » L’Union vaudoise des associations musulmanes (UVAM), par la voix de sa présidente Sandrine Ruiz, n'y va pas par quatre chemins. « Stigmatisation et discrimination ! Et j’irai même jusqu’à dire instrumentalisation d’un groupe social, des femmes portant le niqab et non, la burqa. La burqa est totalement invisible en Suisse, puisque personne ne la porte », clame-t-elle.

« Il s’agit de jouer sur un imaginaire fantasmé que l’on enracine dans aucune réalité sociale mais qui cherche à diffuser subrepticement par des images choquantes dans les esprits, des préjugés sur les femmes musulmanes et conséquemment sur leur religion », ajoute Sandrine Ruiz, en dénonçant un texte qui entrave la liberté des femmes. « C’est ainsi qu’interdire à des femmes leur tenue vestimentaire, même si nous ne sommes pas d’accord avec leur choix, revient à bafouer des droits élémentaires des libertés de choix et de croyance. ».

L’UVAM affiche son soutien au contre-projet du gouvernement suisse, qui a « l’avantage de légiférer sur des points clairs et nécessaires et qui propose des mesures d’intégration pour les femmes dans leur ensemble ».

« Nous faisons partie de la société suisse et y apportons une contribution importante »

Tout comme l'UVAM, la Fédération des organisations islamiques de Suisse (FOIS) s’est montrée favorable au texte gouvernemental. L’organisation, qui regroupe 13 structures régionales et gère 170 mosquées sur le territoire, voit dans ce texte « un signal fort en faveur d’une coexistence pacifique » face à une proposition d'interdiction générale du niqab inefficace, ciblant une pratique minoritaire. « L’interdiction n’empêchera pas l'extrémisme car une idéologie ne peut être éliminée par l’interdiction d’un code vestimentaire », avance la FOIS, rappelant au passage qu’une telle restriction serait contraire aux valeurs d’une « Suisse libérale et libre ».

« Nous nous sentons donc obligés d'affirmer une fois de plus que la grande majorité des musulmans de Suisse ne sont pas des provocateurs. Nous faisons partie de la société suisse et y apportons une contribution importante. (...) C'est pourquoi nous faisons appel au bon sens de tous les citoyens pour qu'ils ne permettent pas que notre société soit divisée. Les musulmans ne sont pas des citoyens de seconde zone », martèle-t-on.

Des responsables de lieux de culte se sont aussi positionnés sur l'initiative. C’est notamment le cas de ceux de la mosquée de Lausanne, le plus grand lieu de prière musulman du canton de Vaud. qui a invité ses fidèles à se rendre aux urnes pour dire « non » à l'interdiction du niqab. Un consigne de vote clair, complété par d'autres pour les élections communales, organisées aussi le 7 mars à l'échelle locale.

Des soutiens à l'initiative minoritaires mais qui existent

Si, dans leur grande majorité, les Suisses de confession musulmane s’opposent à cette initiative, quelques voix dissonantes se sont faites entendre. C'est le cas de Mustafa Memeti, l’Imam de la Maison des Religions, une institution interreligieuse située à Berne. « Le niqab n’est pas un symbole religieux et n’a aucun fondement théologique. C’est un phénomène qui a été inventé par des forces islamistes puritaines d’une époque révolue. Rien, dans la théologie islamique, n’oblige une personne à se couvrir les mains et le visage. Dès lors, il n’y a aucune raison de défendre ce vêtement. », a affirmé celui qui fut désigné homme de l’année en 2014 dans une interview accordée au Temps.

« Je suis conscient que les auteurs de cette initiative tentent d’instrumentaliser ce vêtement, et je ne souhaite pas participer à cela. Mais je partage le second but de cette initiative : l’émancipation des femmes », a-t-il ajouté, insistant le bien-fondé de la proposition. « Cette initiative nous place devant un grand défi. La plupart des musulmans ne veulent pas entendre parler de niqab, c’est tout sauf leur priorité. Pourtant c’est un fait : ce vêtement laisse un sentiment désagréable et nuit à l’image de l’islam. Face aux peurs de la société à l’égard de l’islam, nous ne devons en aucun cas nous taire. Nous devons apporter des réponses. »

Une « chance historique » de lutter contre l’islamisme radical

Même son de cloche du côté du député Mohamed Hamdaoui, qui s’est récemment exprimé dans une tribune. Pour lui, le texte représente une « chance historique » de lutter contre l’islamisme radical.

« L’initiative (...) a été lancée par un comité pas vraiment réputé pour son "islamophilie" », écrit-il. « Et pourtant, elle représente, j’en suis convaincu, une chance historique pour l’écrasante majorité des citoyennes et des citoyens suisses de la communauté musulmane. (...) Ce jour-là, quels que soient nos degrés de croyance et de pratique religieuse, nous aurons enfin l’occasion de dire un vibrant "non" aux islamistes. (...) Solennellement. Par le plus bel acte citoyen que tant d’humains d’autres pays nous envient: en glissant un bulletin dans l’urne. »

Son avis, qui va à contre-courant de l'avis majoritaire de son parti, Le Centre (ex-Parti démocrate-chrétien), est partagé par l’essayiste et fondatrice du Forum pour un islam progressiste, Saïda Keller-Messahli, pour qui il s'agit également de s’opposer au port d’un vêtement qu’elle décrit comme un « signe agressif » non seulement envers la société suisse, mais aussi envers la femme musulmane. « Ce voile intégral n’a rien à faire avec la liberté religieuse », déclara-t-elle fin janvier, toujours au Temps, tout en admettant comme le député Mohamed Hamdaoui que le comité d’Egerkingen « essaie d’instrumentaliser politiquement le débat » auquel elle s'oppose.

Pour soutenir l'initiative anti-niqab, la journaliste a rejoint un comité interreligieux composé de quatre autres personnalités issues de communautés de foi différentes et qui se sont, de fait, opposées à l'avis du Conseil suisse des religions (CSR). « En tant que représentantes et représentants des plus grandes communautés religieuses de Suisse, nous voulons nous unir aujourd’hui et montrer qu’une interdiction de se dissimuler le visage ne peut en aucune manière contribuer à une cohabitation pacifique dans notre pays », avait alors affirmé cette instance, présidée par Harald Rein, évêque de l’Église catholique de Suisse. L’instance avait assuré être consciente « des peurs et des préoccupations de la population face à la radicalisation religieuse et aux idéologies prônant la violence. Mais l’initiative n’offre aucune solution à ce problème ».

Selon l'Office fédéral de la statistique, les musulmans sont extrêmement peu nombreux : ils représentent environ 5 % de la population, soit 330 000 personnes sur 8,6 millions.

Mise à jour lundi 8 mars : Le « oui » à l'interdiction du voile intégral en Suisse a été adopté.

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