Points de vue

Israël, sionisme – Quand une idéologie profane le sens sacré des mots

Rédigé par Gabriel Hagaï | Jeudi 16 Mai 2019 à 11:47



En tant que rabbin, je suis toujours gêné par l’utilisation des mots comme « Israël » (Yisrâ’él) ou « Sion » (Ṣiyyôn) par l’entité politique nationaliste juive établie en Terre Sainte. A mes yeux, cela constitue une profanation pure et simple. Des explications s’imposent.

Un sain rappel du sens originel des mots

En effet, Israël est le nom que Dieu a donné à Jacob (Ya‘aqov), notre patriarche, après sa lutte nocturne contre un ange (Genèse XXXII : 23-32). Ce récit biblique n’est pas à comprendre littéralement ainsi, mais comme une allégorie du combat intérieur que doit mener le cheminant spirituel contre son côté obscur en lui-même, c’est-à-dire contre son égo.

Une fois cette bataille intime gagnée, le vainqueur peut mériter le nom théophore d’« Israël » – littéralement « Dieu (Él) vainc (yisrâ) ». Car c’est l’étincelle divine en lui – vu que chaque être humain est créé à l’image de Dieu, comme Il le dit Lui-même, « à Notre image, selon Notre ressemblance » (Genèse I, 26) – qui a réussi à briser l’idole ténébreuse établie au sein du temple de son cœur.

Le nom d’Israël a été ensuite utilisé dans l’expression « Ereṣ Yisrâ’él », la Terre d’Israël, à savoir le pays donné par Dieu aux enfants de Jacob, pour désigner la Terre Sainte (pour la première fois dans Ie Premier livre de Samuel XIII : 19). Mais, en plus d’être tout simplement appelée dans la Bible « hâ-Âreṣ » (la Terre, le Pays), elle est surtout nommée « Ereṣ Kena‘an », le Pays de Canaan, et « Ereṣ zâvat ḥâlâv wudvâsh », littéralement « la Terre où coule le lait et le miel ».

Sion, quant à lui, est l’une des appellations de Jérusalem (Yerûshâlayim), notre sainte cité, centre de notre géographie sacrée (par exemple dans II Rois XIX : 31, Psaumes XX : 3 et CXXVIII : 5). Il existe un « amour de Sion » d’origine religieuse, où chaque juif désire vivre en Terre Sainte pour y recueillir ses fruits spirituels – à l’image de de Moïse (Môshè) lui-même (Deutéronome III : 25). Et surtout y être enterré afin d’être aux premières loges lors de la Résurrection de morts. Ceci dit, cela n’a rien à voir avec prendre là-bas la gouvernance ou le pouvoir politique, surtout au prix d’une injustice.

Ces deux noms (Israël et Sion) sont donc bien trop nobles et prestigieux pour que des mouvements politiques séculiers les utilisent, fussent-ils juifs. Ils n’en ont pas le mérite.

C’est une caractéristique des idéologies en recherche de légitimité que d’emprunter du vocabulaire à d’autres domaines déjà reconnus, comme les religions ou les sciences. Le sionisme n’échappe pas à cette tendance. Alors que ce mouvement est athée et nationaliste, il a cherché à s’établir dans la conscience populaire juive comme une alternative légitime à la tradition en recyclant son vocabulaire le plus sacré. Et il a (presque) réussi !

Je m’élève, comme beaucoup d’autres juifs de par le monde, contre cette usurpation de notre identité. Les dirigeants de l’entité politique nationaliste juive en Terre Sainte ont réussi à profaner ces noms sacrés en les associant à leurs entreprises honteuses, indignes du judaïsme et de la Torah. À cause d’eux, les nobles mots « Israël » et « Sion » sont désormais jetés dans la boue, voués à l’opprobre du monde entier. C’est une faute impardonnable ! Cela fait d’ailleurs saigner mon cœur d’avoir à utiliser des fois ces saints noms dans leur sens profané, quand il n’y a pas d’autre alternative ou afin de pouvoir me faire comprendre plus facilement de mes interlocuteurs.

Une paix authentique en Terre Sainte ne sera possible que fondée sur la justice pour tous

En tant que juif croyant et pratiquant, afin de ne pas donner de légitimité à l’entité politique susnommée, je préfère dire « Terre Sainte » qu’« Israël » – dont le sens d’ailleurs plus large possède l’avantage de transcender les frontières politiques et d’englober la Palestine et la Jordanie. C’est également ainsi que cette région est nommée dans notre littérature religieuse. Je préfère, par ailleurs, ce terme à d’autres plus modernes – comme « Palestine historique » – certes précis, mais qui pourraient prêter à confusion, laissant penser que j’avantage une partie plutôt que l’autre.

Car je ne suis pas pour un camp contre l’autre, ou réciproquement, mais pour les deux, ensemble. Une paix authentique en Terre Sainte ne sera possible que fondée sur la justice pour tous les protagonistes, et non sur la simple absence de violence ou sur le remplacement d’une injustice par une autre. La paix ne se fera pas au détriment des Israéliens et au bénéfice des Palestiniens, ou réciproquement, mais au bénéfice des deux, ensemble.

Notre Torah est basée sur la justice et l’amour

En addition, je préfère aussi appeler l’hébreu, notre langue liturgique, « le langage saint » (leshôn haq-qodesh) – selon la tradition – plutôt que « ‘ivrît », comme les Israéliens nomment leur langue nationale.

Le néologisme barbare « kibboutzisme » (ou même « néo-kibboutzisme ») m’évite ainsi d’utiliser le mot « sionisme » (qui se réapproprie notre amour légitime pour Sion), tout en étant plus en adéquation avec son origine idéologique. En effet, historiquement le mouvement nationaliste juif voulait que ses colons vivent et travaillent dans des communautés agricoles collectives appelées « kibboutzim », pluriel de « kibboutz » (qibbûṣ, littéralement « rassemblement, ensemble, assemblée »).

Notre Torah est basée sur la justice, l’amour, l’humilité et l’inclusion – vertus incarnées par nos Prophètes et nos Saints, tels Moïse, Aaron et Hillel l’Ancien. Tout le contraire des « valeurs » du kibboutzisme, construit sur l’orgueil, l’oppression, la haine et l’exclusion – celles de Théodore Herzl, de Joseph Trumpeldor ou de Ben Gourion. Selon notre Torah, on ne saurait établir une société saine sur l’injustice envers ne fût-ce qu’une seule personne (fût-elle non-juive) – a fortiori envers un peuple tout entier.

Il est dit dans le Deutéronome : « Justice, tu poursuivras la justice ! » (Ṣedeq ṣedeq tirdof) et « Tu choisiras la vie » (Wuvaḥarta ba-ḥayyîm). De même, la Torah doit être « (notre) sagesse et (notre) intelligence aux yeux des nations », plutôt qu’un manuel d’oppression nationaliste. La Rédemption finale ne se fera que sur l’Amour inconditionnel (Ahavat ḥinnam), et non sur autre chose.

Que Dieu nous sauve des faussaires et des arnaqueurs.

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Rabbin orthodoxe, Gabriel Hagaï est enseignant-chercheur, philologue et paléographe-codicologue. Il est co-auteur avec Ghaleb Bencheikh, Emmanuel Pisani et Catherine Kintzler de La Laïcité aux éclats (entretiens avec Sabine Le Blanc, éd. Les Unpertinents, mai 2018).

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