Lionnes et gazelles

Jérusalem - Al-Quds : ville trois fois sainte et plusieurs fois triste

Par Mehrézia Labidi-Maïza*

Rédigé par Mehrézia Labidi-Maïza | Vendredi 9 Avril 2010 à 00:29



Mehrézia Labidi-Maïza est coordinatrice de Femmes croyantes pour la paix.
Je fais partie d’une génération qui a grandi sur (accompagnée par) la voix de la grande cantatrice libanaise Fairouz chantant : « C’est pour toi, ô ville de prière et ville de paix, que je chante ; toi, rose des villes ; toi, villes des minarets et des clochers ; toi, Jérusalem ! » Sans jamais avoir visité cette ville, nous la connaissons, nous la portons en nous, comme on porte les odeurs, les images et les voix de l’enfance qui nous font penser à la cour de la maison des grands-parents, cette cour qui est vaste dans nos souvenirs, pleine de rires et de pleurs, de joie et de peur… Al-Quds, cette cité est pour moi inséparable de la plainte de Fairouz, une ville chère et lointaine, aimée et interdite, une ville de paix qui souffre.

Hélas, les nouvelles qui nous parviennent ces jours-ci nous confirment que plus les années passent, plus la paix semble s’éloigner de cette ville et la souffrance reprend ses droits. Quand je parle de cela à mes amis juifs, ils me répondent qu’il faut se méfier des rumeurs et ils me parlent d’une ville dans laquelle ils se sentent chez eux, une Jérusalem qui renaît dans son identité juive et universelle ; ils semblent heureux et convaincus qu’elle est vraiment la cité de la paix prête à « être une maison pour toutes les nations ».

« Toutes ? Vous en êtes sûrs ? », ai-je envie de leur demander. Je ne mets pas en doute la sincérité de mes amis que j’ai rencontrés dans les milieux de militants pour la paix et la justice au Moyen-Orient, mais je pense qu’ils ne voient que « leur » Jérusalem et oublient Al-Quds, la ville des Palestiniens, musulmans et chrétiens, qui se sentent « réfugiés » chez eux.

En août 2006, j’ai rencontré un groupe de femmes de Jérusalem (1), juives, chrétiennes et musulmanes ; toutes se disent attachées à cette ville et toutes reconnaissent le droit de l’autre à aimer et à appartenir à cette ville. Mais les Palestiniennes ne cachent pas leur détresse. Leur Jérusalem, elles la voient dépérir de jour en jour. Leurs quartiers se rétrécissent comme peau de chagrin, leur nombre décroît d’une année à l’autre, comme si, dans la cité de toutes les nations, il n’y a plus de place pour elles, ses propres enfants !

J’entendrais bien mes amis juifs rétorquant : « Tu exagères ! » Mais je ne fais que transmettre le sentiment partagé par ces femmes et par d’autres Palestiniens que j’ai rencontrés aussi dans ces mêmes cercles de dialogue pour la paix, des hommes et des femmes occupant des postes officiels ou non, appartenant à la communauté musulmane ou chrétienne, jeunes et adultes, tous et toutes ont la certitude que le jour où ils n’auront plus droit de cité dans Jérusalem se rapproche de plus en plus vite.

Ils ont le sentiment de faire seuls face à cette situation, car l’État israélien n’écoute personne et, quand bien même il écouterait, il n’y a personne qui semble vraiment concerné par le sort des Maqdésis (les habitants de Jérusalem en arabe). Abbas et le Hamas sont plus préoccupés par leur conflit de pouvoir qu’autre chose, les pays arabes par leurs problèmes internes, la communauté internationale a d’autres chats à fouetter… Pendant ce temps-là, plus de 662 maisons appartenant à des Maqdésis de Jérusalem-Est ont été détruites et leurs terrains confisqués entre 2000 et 2009 (2). Les raisons ne manquent pas : installer une école religieuse, parce que la construction ne répond plus aux normes d’hygiène et de modernité, parce que la zone est concernée par un plan de réhabilitation… même leur cimetière a été détruit pour faire place à un jardin biblique !

Les autorités israéliennes de la ville ont certes le souci de la moderniser, mais surtout de la « judaïser », en changeant son empreinte architecturale et sa population. Drôle de façon d’accueillir l’autre et de faire place au voisin ! Ils ne transgressent pas seulement les dispositions de l’ONU − notamment les résolutions 446 and 465 qui définissent Jérusalem-Est (Al-Quds) comme un territoire occupé et soumis à la loi internationale − et de la communauté internationale concernant le statut de la cité, encore en négociation « bloquée » avec les Palestiniens, notamment la partie Est, mais ils trahissent aussi l’esprit de la Torah en prenant de force le terrain « du voisin ».

Et puis il y a la question de la mosquée Al-Aqsa, cette mosquée qui ne doit pas être confondue avec le Dôme du Rocher. Ce sont deux édifices différents, séparés par un jardin mais faisant partie tous deux du sanctuaire dit « al-Haram al-Charif ». La mosquée al-Aqsa, avec sa fameuse esplanade qui donne sur le Mur occidental, appelé par les Palestinien Mur d’Al-Buraq, occupe la partie sud du sanctuaire alors que le dôme est situé au milieu.

Ce sanctuaire est un plateau qui mesure 480 mètres du nord au sud et 300 mètres d’est en ouest, soit une superficie égale au 1/5 de la superficie de la vieille cité de Jérusalem. Ce sanctuaire n’est pas cher aux Palestiniens seulement, mais aussi à tous les musulmans dans le monde. Toute atteinte à cette mosquée sera vécue comme un affront au monde musulman.

Hélas, les incursions musclées des extrémistes juifs dans l’enceinte de cette mosquée, qui se font de plus en plus fréquentes, et les nouvelles inquiétantes relatives aux fouilles et aux excavations entreprises sous la mosquée, ne font qu’alarmer plus les Palestiniens, ainsi que tous les musulmans, en plus de toutes les personnes qui continuent à espérer en une paix possible entre les deux peuples israéliens et palestiniens et entre les trois communautés musulmanes, juives et chrétiennes.

Il ne suffit pas de balayer ces inquiétudes en répétant : « Ce ne sont que des fausses rumeurs », ou en jetant la responsabilité sur tel ou tel cheikh palestinien le traitant d’extrémiste, ou encore en affirmant que Jérusalem est avant tout la capitale éternelle des Juifs. Car une telle attitude ne fait qu’augmenter la peur des Palestiniens et des musulmans et ne fait que hâter la confrontation.

J’attends surtout des amis juifs engagés pour la paix autre chose : une compréhension de la crainte des Palestiniens pour la mosquée Al-Aqsa, définir autrement le lien entre le peuple juif et Jérusalem de façon à ce qu’on ne l’identifie pas à un rapport de propriétaire avec sa propriété, déclarer qu’une cité sainte pour les trois religions ne saurait être exclusivement accaparée par une seule. Appeler à respecter les droits des tous les Maqdesi, qu’ils soient juifs, chrétiens ou musulmans.

La paix entre les deux peuples et les trois communautés ne deviendra possible que lorsque l’on aura des hommes et des femmes des deux côtés qui osent s’engager pour le droit de l’autre. Ces hommes et ces femmes existent, mais ils sont encore peu nombreux et leur voix est peu audible face au camp de la guerre et de la confrontation.

Un jour, un ami juif m’a dit qu’il serait formidable si ce haut lieu symbolique qu’est le sanctuaire dit « al-Haram al-Charif » puisse s’ouvrir aussi aux Juifs, car c’est aussi pour eux le mont du Temple. Certainement, cela serait formidable mais ce n’est pas en menaçant les Palestiniens et en filtrant les fidèles qui viennent prier le vendredi qu’on arrivera à cela, mais en acceptant de partager cette cité avec ses habitants palestiniens et en leur offrant la paix dans leur mosquée !

Quand ils sentiront que justice leur est rendue et qu’ils n’ont pas à craindre pour leur sanctuaire, les musulmans accueilleront tous ceux qui voudront partager des moments de prière et de souvenir dans l’enceinte de la mosquée, tous y compris leurs voisins juifs. Mais dans la situation actuelle, tout juif qui pénètre dans la mosquée ne peut que leur rappeler Baroukh Goldstein qui a tiré sur les fidèles pendant la prière de l’aube dans la mosquée d’Ibrahim al-Khalil, à Hébron.


Notes
(1) En marge de l’assemblée internationale des Religions pour la paix à Kyoto.
(2) Institut L’Olivier d’études et de recherches, Nadia Etani, (publié par Al-Quds Al-Arabi, 29 mars 2010).


* Mehrézia Labidi-Maïza est coordinatrice de Femmes croyantes pour la paix.