Près de 2 000 Ouzbeks dans le sud du Kirghizistan ont été tués à l'issue de violences interethniques déclenchées le 10 juin. Des quartiers entiers appartenant aux Ouzbeks ont été détruits à Och, deuxième ville du pays.
Saphirnews : Pouvez-vous déjà expliquer la situation politique et économique actuelle du Kirghizstan à nos lecteurs ?
Thierry Kellner : La République kirghize était déjà à l’époque soviétique l’une des Républiques les plus pauvres de l’Union soviétique, juste devant le Tadjikistan. La politique économique libérale suivie par les autorités kirghizes, dès le début des années 1990, s’est heurtée à toute une série de difficultés, dont le manque total de coopération de la part de ses voisins centrasiatiques.
Ce pays ne dispose pas non plus de ressources en hydrocarbures, comme le Kazakhstan ou le Turkménistan, qu’il pourrait mettre en valeur. Il a par ailleurs du mal à mettre en valeur son potentiel hydroélectrique. L’État n’a pas les moyens de réaliser les investissements nécessaires et les voisins du Kirghizistan, notamment l’Ouzbékistan, y sont de toute façon hostiles, car cela pourrait menacer leur secteur agricole, principalement la culture du coton. Sur le plan économique, la situation n’était donc pas très brillante. On notera qu’une large partie de la population est très jeune et sans emploi. Le contexte de crise économique mondiale n’a fait qu’amplifier les difficultés déjà existantes.
Sur le plan politique, ce pays, qui est l’un des plus ouverts en Asie centrale, a connu une dérive autoritaire de son premier président, Askar Akaev, qui a été renversé en 2005 (révolution des Tulipes).
Le nouvel homme fort, Bakiev, a mis en place un régime encore plus corrompu, favorisant les membres de sa famille, ses frères, son fils... Il a été renversé à son tour, en avril de cette année, et un gouvernement provisoire, très divisé, s’est formé. Bakiev a, pour sa part, trouvé refuge en Belarus. Les événements de juin se sont donc produits dans un contexte politique difficile, marqué par l’instabilité.
Ce pays ne dispose pas non plus de ressources en hydrocarbures, comme le Kazakhstan ou le Turkménistan, qu’il pourrait mettre en valeur. Il a par ailleurs du mal à mettre en valeur son potentiel hydroélectrique. L’État n’a pas les moyens de réaliser les investissements nécessaires et les voisins du Kirghizistan, notamment l’Ouzbékistan, y sont de toute façon hostiles, car cela pourrait menacer leur secteur agricole, principalement la culture du coton. Sur le plan économique, la situation n’était donc pas très brillante. On notera qu’une large partie de la population est très jeune et sans emploi. Le contexte de crise économique mondiale n’a fait qu’amplifier les difficultés déjà existantes.
Sur le plan politique, ce pays, qui est l’un des plus ouverts en Asie centrale, a connu une dérive autoritaire de son premier président, Askar Akaev, qui a été renversé en 2005 (révolution des Tulipes).
Le nouvel homme fort, Bakiev, a mis en place un régime encore plus corrompu, favorisant les membres de sa famille, ses frères, son fils... Il a été renversé à son tour, en avril de cette année, et un gouvernement provisoire, très divisé, s’est formé. Bakiev a, pour sa part, trouvé refuge en Belarus. Les événements de juin se sont donc produits dans un contexte politique difficile, marqué par l’instabilité.
Quel bilan faites-vous des violences, à l'heure où des milliers de réfugiés tentent de regagner leurs foyers ? Que pouvez-vous en dire sur la nature et les raisons des violences qui viennent de secouer le pays ?
Thierry Kellner, spécialiste de l'Asie centrale.
T. K. : Tout d’abord, le bilan humain est très lourd, avec de nombreuses victimes (peut-être plus de 2 000) et un nombre impressionnant de déplacés, même s’il semble que certains d’entre eux, réfugiés en Ouzbékistan, commencent à regagner ce qui leur reste de foyer.
Le chiffre de 400 000 déplacés a été évoqué et les Nations unies ont estimé qu’un million de personnes avaient été touchées, soit directement, soit indirectement, par ces événements. Quoi qu’il en soit, ce sont les événements les plus tragiques que ce petit pays a connu depuis son indépendance.
En ce qui concerne les événements proprement dit, il y a plusieurs éléments à prendre en compte. Il semble qu’il y ait eu une tentative de déstabilisation du gouvernement provisoire, qui s’apprêtait à tenir un referendum sur l’adoption d’une nouvelle Constitution réduisant les pouvoirs du président au profit du Parlement.
Une réforme que le président Bakiev, en exil, n’apprécie guère et qu’il a peut-être tenté de faire échouer avec l’aide de relais issus de mafias, avec qui son régime était lié et qui sont très présentes au sud du pays. Cette région est par ailleurs son fief traditionnel. Quoi qu’il en soit, les événements ont largement dépassé les objectifs de leurs instigateurs, quels qu'ils soient. La tentative a dérapé pour se transformer en véritable pogrom anti-Ouzbeks.
Il faut ici ajouter quelques éléments supplémentaires. Certains dirigeants de la communauté ouzbèke − marginalisée politiquement dans le pays − ont en effet essayé, depuis la chute de Bakiev, de faire évoluer la situation dans le sens d’un rééquilibrage, en demandant une meilleure reconnaissance et une meilleure représentation politique. Ces revendications ont, semble-t-il, été très mal accueillies par une partie de l'opinion kirghize, sans doute influencée par la propagande nationaliste qui existe dans le pays. Certains ont considéré que les Ouzbeks cherchaient en fait à accroître leur autonomie, voire à créer une entité séparée. Ce que les dirigeants ouzbeks réfutent. Mais des rumeurs ont été propagées et ont servi à alimenter le ressentiment.
Par ailleurs, sur le plan économique, on fera remarquer que les Ouzbeks, souvent de petits commerçants, semblent jouir d’une réussite que certains leur envient. L’occasion était donc belle de s’emparer de leurs avoirs.
Le chiffre de 400 000 déplacés a été évoqué et les Nations unies ont estimé qu’un million de personnes avaient été touchées, soit directement, soit indirectement, par ces événements. Quoi qu’il en soit, ce sont les événements les plus tragiques que ce petit pays a connu depuis son indépendance.
En ce qui concerne les événements proprement dit, il y a plusieurs éléments à prendre en compte. Il semble qu’il y ait eu une tentative de déstabilisation du gouvernement provisoire, qui s’apprêtait à tenir un referendum sur l’adoption d’une nouvelle Constitution réduisant les pouvoirs du président au profit du Parlement.
Une réforme que le président Bakiev, en exil, n’apprécie guère et qu’il a peut-être tenté de faire échouer avec l’aide de relais issus de mafias, avec qui son régime était lié et qui sont très présentes au sud du pays. Cette région est par ailleurs son fief traditionnel. Quoi qu’il en soit, les événements ont largement dépassé les objectifs de leurs instigateurs, quels qu'ils soient. La tentative a dérapé pour se transformer en véritable pogrom anti-Ouzbeks.
Il faut ici ajouter quelques éléments supplémentaires. Certains dirigeants de la communauté ouzbèke − marginalisée politiquement dans le pays − ont en effet essayé, depuis la chute de Bakiev, de faire évoluer la situation dans le sens d’un rééquilibrage, en demandant une meilleure reconnaissance et une meilleure représentation politique. Ces revendications ont, semble-t-il, été très mal accueillies par une partie de l'opinion kirghize, sans doute influencée par la propagande nationaliste qui existe dans le pays. Certains ont considéré que les Ouzbeks cherchaient en fait à accroître leur autonomie, voire à créer une entité séparée. Ce que les dirigeants ouzbeks réfutent. Mais des rumeurs ont été propagées et ont servi à alimenter le ressentiment.
Par ailleurs, sur le plan économique, on fera remarquer que les Ouzbeks, souvent de petits commerçants, semblent jouir d’une réussite que certains leur envient. L’occasion était donc belle de s’emparer de leurs avoirs.
A combien sont évalués le nombre d’Ouzbeks au Kirghizstan ? Comment expliquez-vous leur nombre conséquent dans le pays ? Est-ce, entre autres, une des conséquences de l'éclatement de l'URSS ?
T. K. : On estime les Ouzbeks à environ 15 % de la population de la République kirghize, qui compte environ 5,5 millions d’habitants. Mais cette population est concentrée géographiquement dans le Sud du pays. A Och ou à Jalalabad, les Ouzbeks représentaient grosso modo la moitié de la population. Il existe un « fait ouzbek » en Asie centrale. On trouve en effet des Ouzbeks dans tous les autres pays de la région et même en Afghanistan et en petit nombre au Xinjiang chinois. La vallée du Ferghana (dans le sud du Kirghizistan, ndlr) compte une large population ouzbèke.
Cette aire géographique a été partagée à l’époque soviétique. Lorsque les frontières étaient purement administratives, du temps de l’URSS, cela ne posait pas de problème. Mais avec l’indépendance de l’Ouzbékistan, du Tadjikistan et la République kirghize, les frontières sont devenues internationales. Les Ouzbeks vivant dans cette région se sont donc retrouvés répartis entre trois États. Au Tadjikistan et au Kirghizistan, les Ouzbeks se sont trouvés marginalisés politiquement. Comme d’ailleurs dans l’autre sens, les Tadjiks en Ouzbékistan.
Cette aire géographique a été partagée à l’époque soviétique. Lorsque les frontières étaient purement administratives, du temps de l’URSS, cela ne posait pas de problème. Mais avec l’indépendance de l’Ouzbékistan, du Tadjikistan et la République kirghize, les frontières sont devenues internationales. Les Ouzbeks vivant dans cette région se sont donc retrouvés répartis entre trois États. Au Tadjikistan et au Kirghizistan, les Ouzbeks se sont trouvés marginalisés politiquement. Comme d’ailleurs dans l’autre sens, les Tadjiks en Ouzbékistan.
Les Ouzbeks ont-ils toujours été bien accueillis au Kirghistan ?
T. K. : De nombreux observateurs ont été surpris par l’explosion de violence à laquelle nous avons assisté. Les rapports entre les deux communautés semblaient corrects, même si il y avait déjà eu des tensions suivies d’affrontements en 1990.
Sont-ils si différents des Kirghizes ?
T. K. : Il n’est pas toujours facile sur place de distinguer un Ouzbek d’un Kirghize… Ce sont des turcophones. Ils parlent des langues turciques proches, mais différentes. De ce point de vue, les Kirghizes sont plus proches des Kazakhs et les Ouzbeks des Ouïgours. Les deux populations sont de confession musulmane sunnite. Elles partagent un même héritage soviétique. Mais les Ouzbeks sont plutôt des agriculteurs sédentaires, alors que les Kirghizes sont à l’origine des montagnards nomades.
A Och, les quartiers sont plutôt séparés, les Ouzbeks vivant dans des quartiers traditionnels, les mahalla. Il me semble qu’il y ait peu d’intermariages également.
A Och, les quartiers sont plutôt séparés, les Ouzbeks vivant dans des quartiers traditionnels, les mahalla. Il me semble qu’il y ait peu d’intermariages également.
Imaginez-vous que la situation puisse dégénérer en conflit ouvert entre l’Ouzbékistan et le Kirghizstan ?
T. K. : C’est un risque important que certains observateurs ont d’ailleurs déjà évoqué. Mais, même si certains, en Ouzbékistan, parmi les forces armées ou les milieux nationalistes, ont parlé d’aider les Ouzbeks de l’autre côté de la frontière, le président Karimov s’est montré beaucoup plus prudent. Tout comme la Russie d’ailleurs, il s’est refusé à intervenir directement et militairement. Le risque d’un embrasement régional est en tout cas pris très au sérieux. Tout le monde tentent, semble-t-il, de calmer le jeu.
Pour l’avenir, le rétablissement de la paix civile est un enjeu de taille. On peut se demander si la cohabitation et le « vivre ensemble » entre les deux communautés seront possibles, vu le degré intense de violence qui s’est exercé pendant les événements.
La situation reste donc incertaine à ce stade, d'autant que certains groupes pourraient avoir intérêt à entretenir le désordre.
Pour l’avenir, le rétablissement de la paix civile est un enjeu de taille. On peut se demander si la cohabitation et le « vivre ensemble » entre les deux communautés seront possibles, vu le degré intense de violence qui s’est exercé pendant les événements.
La situation reste donc incertaine à ce stade, d'autant que certains groupes pourraient avoir intérêt à entretenir le désordre.