Monde

L’Egypte au bord de l’explosion à l’approche des législatives

Le double jeu des Frères musulmans

Rédigé par | Samedi 26 Novembre 2011 à 02:09

Après la chute de Ben Ali en Tunisie, celle de Moubarak en janvier dernier a donné de véritables espoirs aux Egyptiens. Dix mois après, ils sont de nouveau dans la rue pour crier leur rage contre l’armée, qui n’entend pas encore céder sa place à un gouvernement civil. A l’approche des élections législatives, dont le premier tour devrait débuter lundi 28 novembre, les Frères musulmans, qui convoitent ardemment le pouvoir, espèrent bien le maintien du calendrier électoral, quitte à ne pas participer aux manifestations. Kader Abderrahim, chercheur associé à l’Iris, livre à Saphirnews son analyse de la situation.



Une seconde révolution est-elle en marche ? Depuis une semaine, de violents affrontements entre les manifestants et les forces de l’ordre ont provoqué la mort de dizaines de personnes et plus de 3 000 blessés.

Après plusieurs nuits de violences au Caire comme dans plusieurs villes du pays, une trêve a été conclue entre les protestataires et l’armée. Mais les tensions restent vives et la place Tahrir concentre toujours tous les mécontentements. Plusieurs milliers de personnes s’y sont rassemblés vendredi 25 novembre pour réclamer une nouvelle fois le départ immédiat du Conseil suprême des forces armées (CSFA), aux commandes de l’Egypte depuis janvier, et le transfert complet du pouvoir à un gouvernement civil.

Car depuis janvier, rien n’a changé comme nous l'explique Kader Abderrahim, chercheur associé à l'Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), spécialiste du Maghreb et de l'islamisme. « La répression continue à être menée de façon extrêmement brutale à l’égard des blogueurs et de toutes formes d’opposition. Les pratiques du régime n’ont pas changé parce que le rapport de force n’a pas beaucoup évolué et qu’il n’y a pas eu, de la part de l’armée, une volonté d’envoyer des signaux pour dire que dorénavant, on entrait dans une autre époque. »

Le procès de Moubarak, une illusion symbolique

Le procès de l’ex-homme fort du pays, qui semblait traduire au départ une volonté de changement institutionnel, ne représente plus aujourd’hui qu’un leurre pour les protestataires, qui ne cessent de désigner Hussein Tantawi, le chef du CSFA, comme l'autre visage de Moubarak.

« Il fallait jeter un os à ronger à la population égyptienne » et Moubarak « a été lâché par les siens, l’armée » car il était « le symbole d’un régime vieux de plus de 30 ans alors qu’en règle générale, ce type de régime fonctionne sur un mode assez collectif. C’est le procès d’un système qu’il faut faire et pas seulement celui d’un homme », indique le chercheur. On en est loin encore. Le processus électoral peine encore à se mettre en place.

La « discrétion » des Frères musulmans, un calcul politique

Malgré le chaos qui agite les rues, la première phase des élections législatives (voir encadré plus bas) devrait se tenir lundi 28 novembre. Grands favoris de ce scrutin, les Frères musulmans - qui ont formé le Parti de la liberté et de la justice pour l'occasion - se préparent à une large prise du pouvoir par les urnes et ne veulent surtout pas, après avoir longtemps été écartés de la scène politique égyptienne, d’un report du rendez-vous électoral par le CSFA sous prétexte du désordre.

Pour se faire, le Parti ont appelé leurs militants à ne pas prendre part aux protestations cette semaine au Caire afin de ménager l’armée. « Une alliance conjoncturelle entre l’armée et les islamistes alors qu’ils se sont combattus depuis très longtemps », selon M. Abderrahim. Bien qu’ils souhaitent la mise en place d'un gouvernement civil au plus vite, les Frères musulmans sont pressés d’accéder aux affaires de l’Etat. Les élections sont pour eux une opportunité « de montrer qu’ils sont une force absolument incontournable (…), qu’ils peuvent obtenir la majorité au Parlement et que les postes du Premier ministre et le gouvernement pourraient leur revenir. »

Conjoncturelle, certes mais le chercheur n’exclut pas l’existence « dans les coulisses, de discussions et de négociations entre les généraux et les islamistes, un peu à la manière de ce qui s’est produit au Yémen (le président Saleh a obtenu l’immunité pour se retirer du pouvoir, ndlr) : à très court-terme pour participer aux élections et ensuite, pourquoi pas, pour former un gouvernement d’union nationale qui exclurait évidemment les libéraux qui continuent à se mobiliser sur la place Tahrir », explique-t-il.

L'opposition sous l'ombre des islamistes

Les Frères musulmans bénéficient d’une notoriété sans pareille et font de l'ombre à ses adversaires. Pourtant, « on découvre qu’une autre voie intermédiaire entre l’armée et les islamistes est possible et qu’il y a des capacités de mobilisations dans la société qu’on n’avait pas vraiment vu jusqu’à présent et qui ne veulent pas transiger » contrairement aux islamistes qui ont un autre agenda à faire valoir.

Parmi les manifestants, Mohamed ElBaradei, l'ex-chef de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) et candidat à la présidence égyptienne, se fait remarquer. Mais ses chances sont aussi minces qu'il a passé l'essentiel de sa vie à l'étranger. « Il jouit d’une très bonne réputation, d’une très bonne image d’un homme intègre mais il n’a pas aujourd’hui d’appareil politique ou de base sociale sur laquelle il pourrait s’appuyer pour éventuellement se lancer dans l’aventure et il ne représente absolument aucun danger », nous explique-t-on.

La victoire des Frères musulmans marquera un tournant dans la vie politique égyptienne. Reste à savoir si un pluralisme politique réel pourra exister à long-terme. « La démocratie est d’abord une pratique. Les islamistes vont eux aussi être bridés par un certain nombre de réalités. Ils n’ont pas l’expérience du pouvoir puisqu’ils n’ont jamais gouverné et ils devront probablement faire appel à des compétences qui existent déjà. Mais on espère qu’ils auront l’intelligence et la subtilité de proposer, comme en Tunisie, la formation d’un gouvernement très large auprès des différentes forces du pays pour se prémunir contre les risques de dérapages et pour discuter avec l’armée de ses privilèges et de leur retrait de la vie politique », conclut M. Abderrahim. Seul l’avenir nous dira l'issue du processus révolutionnaire en cours en Egypte.

* Le processus électoral égyptien est nettement plus long et complexe que celui mis en place en Tunisie. Selon le calendrier instauré par l’armée, les élections législatives se dérouleront en trois phases – la première prévue le 28 novembre, la dernière en janvier – afin de limiter les risques de fraudes au vu de l’importance de la population (50 millions d’électeurs âgés de plus de 18 ans) et du nombre de candidats, qui se comptent par centaines. 498 députés seront ainsi désignés à l'Assemblée du peuple, la chambre basse du Parlement.

Seront ensuite organisées des élections sénatoriales sur trois tours également entre janvier et mars 2012 pour désigner les 270 sénateurs à la chambre haute. 100 membres issus des deux chambres seront élus pour former l’Assemblée constituante chargée de rédiger une nouvelle Constitution.

Ce n’est qu’ensuite qu’une élection présidentielle, à l'issue de laquelle l'armée a promis de remettre la totalité du pouvoir aux civils, pourra être organisée. Si l’armée souhaite que l'élection ait lieu après l'adoption d'une nouvelle Constitution par référendum, soit fin 2012 ou début 2013, ses opposants souhaitent que le scrutin se déroule juste après les législatives sans attendre l'élaboration d'une Constitution.



Rédactrice en chef de Saphirnews En savoir plus sur cet auteur