Finance éthique

« L’économie islamique est d’essence spirituelle et de profondeur sociale »

Rédigé par | Mardi 21 Juillet 2015 à 09:00

Abderrahmane Lahlou, fondateur-directeur d’ABWAB Consultants, est notamment expert agréé auprès de la Banque islamique de développement. Il est l’un des nombreux co-auteurs des « Actes pour une économie juste », sous la direction de Dominique de Courcelles*, un livre issu de la conférence internationale « Éthique et religions pour une économie juste » qui s’était tenue en 2014. Dans son récent ouvrage « Économie et finance en islam »**, Abderrahmane Lahlou insiste sur les fondements éthiques et philosophiques de l’économie islamique qui prévalent toujours aujourd’hui et qui permettraient de « stabiliser l’économie et recadrer les finances ». Interview.



Bien avant le concept de développement durable qui a émergé à la fin du XXe siècle, « la législation islamique s’est dressée autant contre la surexploitation des ressources naturelles que contre l’exploitation de l’homme par l’homme », affirme Abderrahmane Lahlou, spécialiste de l’économie et de la finance islamique. Schéma ci-dessus : Les dimensions de l’économie islamique. (Photo : © ABWAB Consultants)

Saphirnews : Dans votre ouvrage « Économie et finance en islam »**, vous dites que la doctrine islamique en économie et en finance est à la fois d’essence spirituelle et d’esprit social. Expliquez-nous…

Abderrahmane Lahlou : Je peux dire que la doctrine économique islamique est d’essence spirituelle, sous format temporel. Les actes économiques sont à vocation d’adoration et de dévotion. Deux illustrations peuvent en être faites.

Abderrahmane Lahlou.
La propriété des biens revient non pas à l’être humain, mais à Dieu. L’homme en est dépositaire et usufruitier, et transmet ces pouvoirs à ses ayants droit. En aucun cas, l’homme ne dispose du droit de détruire un bien ou une valeur. Il est dans une posture mentale et comportementale où il a conscience permanente que les biens qu’il gère en lieutenance obéissent à des lois telles que la préservation, la fructification et le partage.

En second lieu, de nombreux actes et attitudes économiques liés aux transactions du marché ou à l’investissement sont présentés dans la vision islamique comme étant des actes de piété, rétribués dans l’au-delà, sans que cela enlève leur portée économique. Bien au contraire, les finalités de l’équité, de la solidarité et de la création de valeur sont recherchées à travers les actes de piété, de repentance.

De même, les actes de corruption, de spéculation, d’abus de biens d’autrui sont freinés par l’attitude individuelle de précaution au regard du courroux divin et par l’application des sanctions légales de la part des autorités.

Et qu’en est-il de l’esprit social ?

Abderrahmane Lahlou : D’un autre côté, la doctrine économique islamique est de profondeur sociale. En même temps qu’elle encourage l’effort individuel et la jouissance personnelle des richesses, d’une part, elle promeut toutes formes de transactions et de partage des facteurs de production qui assurent l’équité et, d’autre part, elle garantit par la force de la loi une redistribution minimale au profit de la communauté la plus proche comme acte rituel obligatoire.

Un autre aspect social que l’on retrouve dans la doctrine islamique porte sur le droit des populations salariées à un traitement équitable sur les salaires et les retraites, et digne sur les conditions de travail. De même, la répartition des rôles entre épargnants et investisseurs, par le truchement des banques islamiques participatives, fait des épargnants des contributeurs à la prospérité économique, non de simples détenteurs de ressources exploitées par les banques.

Les pays du Golfe, pour ne citer qu’eux, sont connus pour leur absence d’imposition et le clivage entre nationaux et étrangers, discriminant ces derniers sur le marché de l’emploi, l’accès à l’entrepreneuriat, les avantages sociaux… N’y a-t-il pas là une disjonction avec le principe islamique de justice sociale ?

Abderrahmane Lahlou : Vous savez, les principes islamiques ne sont plus vraiment observés par tous les États depuis la colonisation. Et les indépendances n’ont changé que peu de choses. La vision séculaire de la gestion de l’État s’est imposée peu à peu. Il reste des aspects de forme qui sont vivaces, mais peu de pays se réclament d’une application de la sharia dans ses finalités de justice, de liberté de respect des droits, de partage des revenus.

Rappelez-nous brièvement les outils de la finance islamique.

Abderrahmane Lahlou : Les outils financiers dans le référentiel islamique ont plutôt trait aux banques, aux assurances et aux marchés financiers. Pour financer les besoins des particuliers ou des entreprises, il existe, par exemple, l’outil de la murabaha, qui consiste à acheter un bien ou un équipement sur ordre et à le revendre sur plusieurs échéances, moyennant une marge fixée à l’avance. Il existe aussi des outils de participation aux profits et pertes du projet financé, la mudaraba et la musharaka, et bien d’autres instruments bancaires.

Dans le domaine de l’assurance, le produit islamique s’appelle takaful et consiste à faire des assurés de véritables sociétaires mutualistes, à qui revient l’excédent éventuel des opérations d’assurance. Sur les marchés financiers, il existe des fonds communs de placement (FCP) compatibles avec la sharia.

Quels sont les apports de la finance islamique à l’économie juste et participative que prônent aujourd’hui un certain nombre d’économistes en cette période de crise ?

Abderrahmane Lahlou : Je peux les résumer en deux idées. La première est la stabilisation de l’économie, par la redistribution des revenus, le respect de l’éthique dans les transactions et dans la moralisation des biens et services produits. La seconde est la résilience du système bancaire et financier, qui ne court pas le risque de la bulle financière et de l’envolée des crédits au-delà de la production réelle de richesses.

En quoi peut-on mettre en parallèle les principes islamiques de solidarité, de justice sociale et de respect de l’environnement avec la récente encyclique du pape François qui en appelle à une « écologie humaine » ?

Abderrahmane Lahlou : Je pense que la toute récente encyclique du pape François sur l’environnement et l’écologie est une excellente ouverture de l’Église, autrefois distante du temporel et des affaires des États et de la société. La substance de l’encyclique a été élargie à l’« écologie humaine », ce qui est un large domaine où l’Église se veut de plus en plus présente.

Cette ouverture vient confirmer le mouvement de préservation de la Création, né auparavant chez les protestants.

En communion avec cette ouverture, l’islam a encore moins d’efforts à accomplir pour s’inviter dans le champ de l’économie, de la finance et du développement durable, comme je le rappelle dans mon ouvrage sur l’économie et la finance en islam. L’islam est par essence de nature globale : normalisation du spirituel et réglementation du temporel.

En précurseur de la destruction de son espace de vie auquel s’adonnera l’homme du XXIe siècle, la législation islamique s’est dressée contre la surexploitation des ressources naturelles autant que contre l’exploitation de l’homme par l’homme dans la relation de production. Ce n’est que dans les années 1980 que ces problématiques ont été cadrées dans le concept de développement durable.

Les principes de l’économie islamique ont donc aussi une visée écologique ?

Abderrahmane Lahlou : La préservation de l’environnement est une marque de respect pour la Nature, don de Dieu et objet d’épreuve, puisque l’être humain n’est que le régent sur Terre, et ne possède pas dans l’absolu ce dont il dispose. « Et ne répandez pas le mal sur Terre après que l’ordre y a été établi » (Coran, s. 7, v. 56).

Ce faisant, l’être humain, chargé de cette noble mission, remplit les conditions qui vont lui assurer une meilleure vie sur Terre, à lui et surtout aux générations futures. La préservation des plantations, et particulièrement des arbres, occupe une place de choix dans la tradition musulmane. Dans une recommandation du premier calife de l’islam, Abû Bakr, il « interdisait à ses troupes lors des expéditions de couper les arbres, à l’exception d’un arbre nuisible ».

En somme, la vision islamique et la vision économique s’accordent sur les objectifs, mais pas sur la finalité théologique et spirituelle.

* Dominique de Courcelles (sous la dir.), Actes pour une économie juste, Lemieux Éditeur, juin 2015, 400 p., 30 €.

** Abderrahmane Lahlou, Économie et finance en islam. Une éthique pour stabiliser l’économie et recadrer les finances, Éd. Al Madariss, avril 2015.



Journaliste à Saphirnews.com ; rédactrice en chef de Salamnews En savoir plus sur cet auteur