Points de vue

L’enseignement moral et civique : les raisons d'un soutien critique

Rédigé par Jean Baubérot | Mardi 1 Septembre 2015 à 08:00



A un moment où le drame des migrants pose avec une redoutable acuité la question de l’articulation entre éthique et politique, la rentrée scolaire est marquée par le lancement du nouvel « enseignement moral et civique » (EMC). Même si la novation est moins grande qu’il n’y parait (cet enseignement en remplace d’autres), l’EMC peut représenter une opportunité à condition de ne pas concerner que les élèves, mais d’interroger l’ensemble de l’institution scolaire et la société dans son ensemble.

Il me semble qu’il faut apporter à l’EMC un soutien critique, ceci pour diverses raisons. Voyons d’abord les motifs du soutien. Le premier motif est que l’aspect universaliste - il concerne tous les élèves, du primaire au lycée - de l’EMC recadre la laïcité comme étant l’affaire de toutes/tous, à distance du débat nauséabond de cet été où certains cherchaient à identifier la laïcité avec le refus de servir des repas sans porc. La définition basique de la laïcité (donnée pour le cycle 2) comme « liberté de penser et de croire » restitue en quelques mots son aspect fondamental. Les enseignants, l’ensemble de la « communauté éducative », les parents aussi… bref, tous peuvent, à partir de là, remettre le plus possible la laïcité sur ses rails.

Un processus lancée avant Charlie

La seconde raison est que si cet enseignement en remplace d’autres, la situation était fort différenciée suivant les établissements et même les classes. Certains profs peuvent très légitimement dire : « Mais nous le faisions déjà. » OK, sentez-vous alors confortés et continuez… Et ne nous comptons pas d’histoire : dans un nombre non négligeable de cas, cet enseignement n’était pas effectif. Une volonté politique se manifeste, il est très souhaitable qu’elle soit suivi d’effet.

Car, n’ayons pas la mémoire courte : contrairement à ce que j’ai lu et entendu ici ou là, il ne s’agit pas d’une conséquence des attentats de janvier, même si ceux-ci ont rendu plus urgent un tel enseignement. Le processus a commencé en 2013 avec le projet de Vincent Peillon. Il est passé à la moulinette de commissions spécifiques et d’aller-retour avec les instances chargées des programmes. Si, sans surprise, il s’est quelque peu routinisé en route, il garde des virtualités intéressantes, notamment avec la progression par cycles et les aspects interdisciplinaires. Le programme proposé est vaste (peut-être trop) ; raison de plus pour effectuer des choix judicieux.

Car ce seront ces choix qui ferons de l’EMC une réussite où un échec. C’est pourquoi le soutien reste critique. Prenons un exemple : la nécessité d’aborder la lutte contre les discriminations fait partie du programme de chaque cycle. Va-t-on en rester à la proclamation de beaux principes ? Les élèves considéreront alors l’EMC comme un catéchisme républicain hypocrite. Va-t-on, avec une pédagogie adaptée à l’âge de l’élève, dialoguer avec lui sur ce qui va bien et ce qui va mal dans la société française, dans le fonctionnement de notre démocratie, sur cette questions fondamentale ? L’aventure peut être passionnante, même si elle n’est pas facile à mener.

Lutter contre les falsifications

Ce qui va bien et ce qui va mal : cela est également valable pour la laïcité. En France, sous l’Ancien régime et sous la Révolution (eh oui, même si cela est très désagréable à rappeler), on a pu légitimement (ou presque) tuer pour raison de religion d’Etat ou de quasi athéisme d’Etat (ou au nom de religiosité révolutionnaire). On sait bien que dans diverses parties du monde (et pas seulement en Syrie et en Irak), on tue encore des « hérétiques », des adeptes de religions minoritaires, des pseudos « blasphémateurs »... On tue directement, ou indirectement quand les avortements sont obligés d’être clandestins. Pas la peine, je pense, de développer.

Face à cela, si imparfaite soit-elle, si déformée qu’elle soit par certains, la laïcité est très précieuse. C’est un principe à défendre. Mais, dialectiquement, ce qui se passe d’atroce ailleurs, n’est pas une raison pour faire taire la critique, pour ne pas lutter contre les falsifications. Tout n’est pas « pourri » : c’est précisément pour cela qu’il vaut la peine de se battre, de ne pas accepter l’état des choses établi, de développer son esprit critique…

Il en est de même pour tous les sujets abordés. C’est pourquoi cet enseignement ne doit pas être que « descendant », il doit comporter une certaine réciprocité. Le projet va relativement dans ce sens. Il insiste sur l’acquisition de connaissances (Déclarations des droits, Préambule de la Constitution,… mais aussi fonctionnement politique des pays démocratiques, questions de bioéthique...), la nécessité de maîtriser ce qu’il est possible d’appeler une « culture morale » (ce qui commence par l’acquisition du langage). Mais tout ceci n’a de sens qu’en aboutissant à de la concrétisation et du débat.

Certaines pistes sont données dans ce sens. Certes, j’estime qu’elles ne vont pas assez loin, que des sujets qui fâchent sont soigneusement évités. Mais je n’attendais pas de miracle de commissions et comités dont on connait bien les limites. Et rien n’empêche les profs d’aborder ce qui, dans l’explicitation donnée, reste des angles morts ; on peut même parier que, en maints endroits, les élèves pousseront leurs enseignants à aller plus loin que prévu. Beau défi.

C’est pourquoi, il faut absolument prévoir des retours : que des interpellations et sur l’institution scolaire et sur la société globale puissent obtenir de la visibilité sociale, que les paroles des élèves, des parents d’élèves, et des membres de la « communauté éducative » (des enseignants aux concierges) soient entendues, écoutées, prises en compte. Que chacun ait à cœur de balayer, au moins un peu, devant sa porte. Utopie, peut-être, mais combien indispensable !

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Professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE), Jean Baubérot est l'auteur, notamment, de deux « Que sais-je ? », de La laïcité expliquée à M. Sarkozy (Albin Michel) et (avec M. Milot) de Laïcités sans frontières (Le Seuil). Il est également auteur de Une si vive révolte (Ed. de l'Atelier) en février 2014. Première parution de cet article le 31 août 2015 dans Laïcité et regard critique sur la société.