Points de vue

L’esprit de Cordoue pour sauver notre avenir

Rédigé par Abderrahim Bouzelmate | Mardi 17 Février 2015 à 06:00



Cour des Lions, Alhambra de Grenade (© Turespaña)
Il y a dans l’Histoire des hommes des moments de grandes tragédies. Et ils sont nombreux. Il y a également des moments de véritables gloires, et ils sont beaucoup plus rares. Rares certes, mais suffisamment édifiants pour en tirer d’excellentes leçons.

À ce titre, al-Andalus ¬– péninsule Ibérique (Espagne et Portugal actuels) sous domination musulmane de 711 à 1492 avec des variations géographiques très larges – a marqué l’Histoire de l’humanité de manière indélébile. C’est l’époque où les trois religions monothéistes se sont rencontrées en paix un laps de temps assez long qui a permis à tous, musulmans, juifs et chrétiens, de vivre un épanouissement général qui s’est étendu à tous les domaines de la vie et de la culture. Certains spécialistes appellent cette période florissante « l’esprit de Cordoue ».

C’est de cet esprit-là justement qu’a besoin l’humanité aujourd’hui pour continuer à vivre et à penser un avenir serein, surtout à notre époque où l’on sent que des tensions explosives et des haines raciales et religieuses ressurgissent, alors que nous sommes censés évoluer au temps de la rencontre de l’autre et des communications aisées.

La connaissance du passé et l’entretien de cette connaissance sont indispensables à la construction de l’avenir de l’humanité. Nous avons pu observer que la culture, la science sous toutes ses formes et l’épanouissement général n’ont pu atteindre un tel degré ‒ que l’on aurait du mal à imaginer aujourd’hui encore ‒ dans l’al-Andalus du Xe siècle que lorsque « l’esprit de Cordoue », insufflé par un gouverneur aussi brillant que ‘Abd Arrahman an-Nassir, put donner l’occasion aux différentes communautés ethniques et religieuses de vivre et de travailler dans le respect de tout un chacun. Cela, pour bâtir dans l’intérêt commun.

Si nous voulons construire un avenir aussi beau et glorieux, nous devons retrouver cet « esprit de Cordoue » et l’entretenir le plus longtemps possible.

Symbiose entre les trois monothéismes

‘Abd Arrahman an-Nassir arrive au pouvoir en octobre 912 à l’âge de 22 ans. Al-Andalus connaît alors de graves problèmes de révoltes internes, tandis que les menaces des royaumes chrétiens au nord sont réelles. Mais le jeune souverain est aussi énergique que lucide. Il réprime en quelques années les révoltes, réunifie le territoire et inflige défaite sur défaite aux chrétiens au nord.

Le jeune émir est aimé d’entrée de jeu, il donne une entière liberté de culte, et a des contacts avec les grands sages juifs et chrétiens. C’est un homme avenant et un fidèle sincère aux principes de l’islam ; il aime la religion, le monde des arts et encourage la science. Il sait qu’al-Andalus a besoin d’une symbiose parfaite entre les trois religions pour que son éclat soit entier. Désormais très puissant, le califat de Cordoue est proclamé en 929.

Alors qu’ils étaient persécutés sous les différents dirigeants wisigoths, les juifs, protégés désormais, sont des citoyens à part entière puissamment organisés en communauté, et érigent de magnifiques synagogues, développent la culture et fournissent à l’État de grands sujets ; c’est en al-Andalus qu’ils vivent le mieux. La communauté hébraïque, avec une vision parfois très orthodoxe, n’est pas tenue de sacrifier un quelconque principe pour se lancer dans la vie culturelle et politique du pays.

Âge d’or du judaïsme

Al-Andalus était un pays musulman au sens où la religion dictait toutes les lois, mais l’islam, reconnaissant les autres croyances, refusait toute ingérence dans les affaires des autres cultes.

De la sorte, les juifs, tout en parlant et en écrivant l’arabe, et en adoptant le style islamique, développaient leurs écoles, leurs centres d’enseignement afin de perpétuer leur héritage religieux. Mieux, ils purent même l’étendre. De grandes figures juives sont projetées sur le devant de la scène, et ladite communauté foisonne alors d’intérêt pour sa propre renaissance dans un contexte qui lui est largement favorable. C’est véritablement l’âge d’or du judaïsme (1).

Entièrement libres dans leur culte, nullement inquiétés pour leur croyance, les juifs de Cordoue et des autres villes se lancent dans la politique, l’art et l’économie. Ils traduisent des textes de philosophie pour le compte des princes, écrivent des poèmes et des textes littéraires d’une grande finesse, ouvrent de très grands centres d’étude du Talmud, fournissent de grandes bibliothèques arabes au pays, et parviennent à occuper des fonctions au sommet de l’État.

Épanouissement interculturel

À ce titre, Hasdai Ibn Shaprut est un exemple fameux. Élevé dans l’orthodoxie judaïque, médecin de talent, grand traducteur du grec, il fut une pièce maîtresse dans le califat en matière de missions ambassadrices et de traduction de textes grecs. Il aide ainsi à développer la science de manière autonome par rapport à Bagdad des Abbassides, les principaux rivaux. Respecté auprès des autorités, Hasdai en profite pour développer l’hébreu, l’enseignement du judaïsme et organise la communauté juive d’une manière très efficace.

Les chrétiens mozarabes (vivant en al-Andalus) également épanouis, occupent au même titre que les juifs, des postes clés auprès des autorités et sont parfois responsables de politiques étrangères. Ils sont, dans de nombreux cas, les ambassadeurs du Calife auprès de la Cour de Constantinople, à l’exemple des évêques Racemundo ou encore Rabi ibn Zayd.

Parallèlement à cela, les savants musulmans, très nombreux, brillent dans tous les domaines. Les débats sont exacerbés et l’esprit critique vif. Les nouvelles découvertes fusent et al-Andalus devient alors l’endroit le plus fertile du monde en matière de science. Les juifs et les chrétiens soumis à l’impôt de dhimmi (protégés), les musulmans soumis à l’impôt de la zâkat (troisième pilier de l’islam), allaient, ensemble, donner naissance à une société exemplaire en matière d’épanouissement interculturel.

La trahison des promesses

Plus tard, quand la dernière ville arabe d’Europe, Grenade, connaîtra sa chute en janvier 1492, les Rois Catholiques valident toutes les conditions des musulmans contre la remise des clefs de Grenade, comme le fait que les musulmans garderaient tous leurs biens, et resteraient libres dans leur culte, conservant leurs juridictions et leurs juges. En réalité ce ne fut qu’une duperie et une sauvage transgression de toutes les clauses (2) ; les Rois Catholiques trahirent toutes les promesses à peine quelque temps après la signature du traité.

À partir de 1502, les musulmans sont convertis de force ou exilés, voire tués. Toutes les mosquées sont systématiquement transformées en églises. Des décrets successifs interdisent aux musulmans toutes les pratiques en lien avec leur religion. C’est l’Inquisition totale et absurde et les bûchers effroyables. Avant cela, le 31 mars 1492, un décret signé avait déjà ordonné l’expulsion de tous les juifs d’Espagne.

Les leçons de l’Histoire

L’histoire d’al-Andalus est parfois fascinante, souvent révoltante, mais elle est avant tout passionnante. Elle ne doit donc pas nourrir les rancœurs comme c’est encore trop souvent le cas aujourd’hui ; elle doit, bien au contraire, permettre d’accéder à une forme de méditation profonde où on lirait au-delà des simples faits. On comprend effectivement mieux sa religion lorsqu’on s’intéresse à celle de l’autre, on enrichit sa culture lorsqu’on s’ouvre à toutes les autres, et on bâtit mieux son avenir lorsque son voisin, d’horizons lointains parfois, apporte à notre édifice la brique précieuse qui lui manquait.

Car l’histoire d’al-Andalus sonne, au-delà du temps et de l’espace, comme un avertissement lourd qui nous dit que notre façon de considérer l’autre, soit ressuscitera l’esprit de Cordoue, soit réactivera les tribunaux de l’Inquisition, de la haine, et de la sauvagerie.

Nous n’avons donc pas le choix, il nous faut réussir les épreuves de la complémentarité, du respect, de l’acceptation de la différence, de la sincère fraternité humaine, de l’épanouissement interculturel. L’épreuve de l’amour en somme.

C’est cela l’esprit de Cordoue. Je crois.

Notes
1. Jesus Pelaez de Rosal (ed.), Les Juifs à Cordoue (Xe-XIIe siècle), Edicones El Almendo – Córdoba, 2003.
2. Catherine Gaignard, Maures et chrétiens à Grenade, 1492-1570, L’Harmattan, 1997.

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Abderrahim Bouzelmate, auteur et enseignant, a publié Dernières nouvelles de notre monde et Apprendre à douter avec Montaigne (De Varly Éditions, 2013). Avec Sofiane Méziani, il a publié De l’Homme à Dieu, voyage au cœur de la philosophie et de la littérature (Albouraq Éditions, 2015). Son ouvrage Al-Andalus, Histoire essentielle de l’Espagne musulmane sortira en mars 2015 chez Albouraq Éditions.