Religions

L’héritage de l’émir Abdelkader, entre tradition et modernité

Saphirnews partenaire du 2e Festival soufi de Paris

Rédigé par | Vendredi 14 Décembre 2018 à 09:00

Dans le cadre du Festival soufi de Paris, l'historien Ahmad Bouyerdene, spécialiste de l’émir Abdelkader (1808-1883) révèle au public quelques-uns des aspects remarquables de ce grand personnage aux multiples facettes. Au-delà de la lecture historique des portraits photographiques qu’il donne à voir de l’émir, il lève le voile sur l’aspect mystique de sa vision de la technologie. Un grand penseur soufi à méditer en période de crise.



Ahmad Bouyerdene est historien, fin connaisseur de l’émir Abdelkader (1808-1883) .

Saphirnews : Qu’est-ce que le miroir de la photographie nous révèle de la personnalité de l’émir Abdelkader ?

Ahmed Bouyerdene : La relation qu’entretient l’émir avec la photographie est une clé de lecture qui nous montre sa capacité d’associer la tradition à la modernité. Contemporain de l’invention de la photographie, il a une vision métaphysique de cette nouvelle technique. Ce qui nous invite nous, post modernes, à avoir des technosciences une compréhension d’ordre spirituel.

Né dans un milieu soufi muhammadien, Abdelkader a vécu en compagnonnage avec Ibn Arabi (mort en 1241). Imprégné de la pensée du tawhid (l’Unicité), pour lui la photographie, comme n’importe quelle invention, émane du Divin.

C’est un miroir qui donne le reflet d’une réalité, mais ce n’est que le reflet d’une autre Réalité, selon le principe du tajalli, la manifestation de Dieu dans sa création. Le monde est le théâtre des théophanies propres à révéler la Lumière Divine.

Ainsi, la photographie est à la fois voile et miroir : un voile pour qui oublie l’essence, et un miroir en tant que manifestation du Divin.

Il faut chercher Dieu en tout, y compris dans ce qu’il y a de plus matériel en apparence. Mais comment faire en sorte que cette modernité ne nous aliène pas et, au contraire, nous élève ? Comment l’émir voit-il cet âge technologique qui se profile à la fin du XIXe siècle ?

Ahmed Bouyerdene : Pour Abdelkader, nous sommes corps et esprit. L’un ne va pas sans l’autre.

Portrait de l'émir Abdelkader, par Ange Tissier.
Lors de sa captivité (en 1847, et ce durant cinq ans en France, avant d’être exilé à Damas, ndlr), sollicité pour être portraituré par des peintres, l’émir refuse pour des raisons politiques. Ce n’est que lorsque Louis Napoléon Bonaparte lui donne la garantie d’être libéré qu’il accepte d’être photographié, ainsi que sa famille. Dans son portrait réalisé par Ange Tissier, on le voit non plus en combattant, arme au poing, mais en homme de paix, avec son chapelet. « L’ennemi de la France » va devenir son ami.

En 1860, lors des émeutes anti-chrétiennes à Damas, Abdelkader, avec d’autres musulmans, sauve un grand nombre de chrétiens maronites. Il obtient une reconnaissance internationale pour ce geste humanitaire et sera décoré, en Orient comme en Occident (la France lui décerne notamment la grande croix de la Légion d’honneur, ndlr). Les photos de Carjat où il arbore sur sa poitrine le croissant et la croix sont symboliques de son vœu de réconciliation entre l’Orient et l’Occident.

Lire aussi : Le chemin vers l’Histoire : l’exemple de l’émir Abdelkader

Homme politique, engagé dans son époque, il soutient la construction du canal de Suez qui sépare deux terres et relie deux mers, isthme entre l’Orient et l’Occident.

Profondément ancré dans cette fin de siècle, il est aussi profondément mystique. En 1863, il rencontre son maître shadhili qui vit à La Mecque auprès duquel il atteint la réalisation suprême. Personnage complexe dans une époque complexe, il passe le reste de sa vie à écrire et enseigner sa vision d’un monde où la technologie va de pair avec une éthique humaniste.

Dans sa Lettre aux Français, il prône la conciliation entre tradition et modernité, et la réconciliation entre Orient et Occident. A l’époque, il était à l’avant-garde, mais il n’a guère été écouté. Isolé en son temps, il parle pour le futur. Il n’est pas impossible que ce temps soit le nôtre. Le monde va très mal : crises identitaire, perte de sens, revendications religieuses, c’est un monde qui se cherche. Mais malheureusement on a le sentiment que l’humanité a tourné le dos à sa propre Humanité. Elle a besoin de réaliser la réconciliation de la famille humaine.

Quel est l’héritage de l’émir aujourd’hui ? En Occident ? Et en Orient ?

Ahmed Bouyerdene : Pour Bruno Etienne, l’émir Abdelkader c’est « l’isthme des isthmes ». Il nous invite au vivre ensemble, au faire ensemble.

Nul n’est prophète en son pays. En Algérie, on a gardé de l’émir une image combattante, à une époque où on avait besoin d’un roman national. L’autre dimension a été négligée. Ça commence à changer grâce à Internet. On y trouve un panel d’informations pour sortir de la pensée unique.

En France, l’émir a laissé son nom à Paris, à Toulon et à Amboise où « l’allée Abdelkader » monte vers le château royal. On le trouve aussi en Espagne, au Mexique et en Suisse. Mais son véritable héritage, c’est d’avoir su concilier les droits de l’homme issu des Lumières et la Voie muhamadienne.

Dans sa Lettre aux Français et dans son Rappel à l’intelligent, avis à l’indifférent, de 1855, il prône la conciliation entre tradition et modernité, et la réconciliation entre Orient et Occident. Son message est d’actualité dans un monde en crise. Le principe de convivance, c’est là son principal héritage.

Ahmed Bouyerdene, Abd El-Kader par ses contemporains. Fragments d'un portrait, Paris, Ibis press, 2008

Ahmed Bouyerdene, Abd El-Kader : l'harmonie des contraires, Seuil, 2008

Livre des haltes, traduction partielle d'Abdallah Penot, Paris, éditions Dervy, coll. « L'être et l'esprit », 2008

Écrits spirituels, textes traduits et commentés par Michel Chodkiewicz, Paris, Le Seuil, 1982 (réédition : 2000)



Clara Murner est doctorante en langue et littérature arabes à l'Université de Strasbourg, au sein… En savoir plus sur cet auteur