Recensé : Felicitas Becker, Becoming Muslim in Mainland Tanzania (1890-2000), Oxford, British Academy / Oxford University Press, 2008, 364 p.
L’ouvrage de Felicitas Becker est tout à fait remarquable par son projet et sa méthode. Il rend compte du processus de pénétration de l’islam dans le sud-est de la Tanzanie, depuis l’époque de la domination coloniale allemande sur le Tanganyika à la période d’indépendance de la Tanzanie (1). Le mot clef du titre est celui de Mainland : le « continent », en gros le triangle qui va du delta de la Rufiji à Mtwara sur la côte, et à Songea vers l’intérieur.
Ce projet a demandé de longs séjours sur des terrains peu accessibles, ces régions étant éloignées, à divers titres, du pouvoir central ; Felicitas Becker, professeur d’histoire africaine à l’université Simon Fraser de Vancouver, a consulté de nombreuses archives et réalisé plusieurs centaines d’entretiens, dans des lieux aussi divers que Lindi, Mtwara, Mikindani, Ndanda, Dar es Salaam et Mingoyo, entre 1998 et 2005. Elle a rencontré des personnalités religieuses, des notables et des villageois ordinaires. La notion d’histoire orale cesse ici d’être un « horizon » théorique pour devenir une méthode, coûteuse mais féconde : que veulent dire les habitants de la Tanzanie du Sud-Est quand ils disent qu’ils sont musulmans ? Et quelle est leur pratique religieuse ?
L’ouvrage de Felicitas Becker est tout à fait remarquable par son projet et sa méthode. Il rend compte du processus de pénétration de l’islam dans le sud-est de la Tanzanie, depuis l’époque de la domination coloniale allemande sur le Tanganyika à la période d’indépendance de la Tanzanie (1). Le mot clef du titre est celui de Mainland : le « continent », en gros le triangle qui va du delta de la Rufiji à Mtwara sur la côte, et à Songea vers l’intérieur.
Ce projet a demandé de longs séjours sur des terrains peu accessibles, ces régions étant éloignées, à divers titres, du pouvoir central ; Felicitas Becker, professeur d’histoire africaine à l’université Simon Fraser de Vancouver, a consulté de nombreuses archives et réalisé plusieurs centaines d’entretiens, dans des lieux aussi divers que Lindi, Mtwara, Mikindani, Ndanda, Dar es Salaam et Mingoyo, entre 1998 et 2005. Elle a rencontré des personnalités religieuses, des notables et des villageois ordinaires. La notion d’histoire orale cesse ici d’être un « horizon » théorique pour devenir une méthode, coûteuse mais féconde : que veulent dire les habitants de la Tanzanie du Sud-Est quand ils disent qu’ils sont musulmans ? Et quelle est leur pratique religieuse ?
L’islam et l’ouverture des villages au monde extérieur
Notons tout d’abord que le pourcentage de musulmans est d’un tiers de la population en Tanzanie, un peu inférieur à celui des chrétiens. L’alternance des moussons a permis des allers et retours maritimes entre le golfe Persique et la côte africaine. Les archéologues ont trouvé des ruines de mosquées datant des premiers siècles de l’hégire.
C’est au XIXe siècle que l’installation du Sultan d’Oman à Zanzibar lança la ville comme la véritable place marchande du commerce avec l’Afrique des grands lacs et d’au-delà. Mais ces pistes et ces villages fortifiés ne signalaient pas un enracinement. Comment l’islam est-il arrivé dans les villages ? Comment les instituteurs, les professeurs, les walimu (le président Julius Nyerere (2) utilisa ce terme pour lui-même) ont-ils implanté leurs enseignements ? Quelles difficultés ont-ils rencontrées ?
Dans l’expression savoir « local », l’auteur note avec justesse que le local est une catégorie politique plutôt que spatiale. Il consiste à savoir s’y reconnaître entre des myriades d’ONG, d’administrations, de réseaux divers. L’autosuffisance ne diminue pas la dépendance : une vive conscience de cette situation pénètre les villageois qui, pour la plupart, ne mangent que ce qu’ils produisent. La précarité est une dimension essentielle de leur existence, mais elle a été articulée différemment à divers moments. La vie est une bataille et il faut parfois garder à l’esprit la capacité d’innovation dans le domaine religieux, et évidemment social. Cette capacité est parfois exprimée d’une manière originale et pertinente par des gens sans habitude du contact avec les étrangers : « Les entendre a été souvent une expérience précieuse », écrit Felicitas Becker (p. 22).
La pénétration de l’islam a produit un changement dans les modes de connaissance. Mais elle n’a pas suffi à faire disparaître les souvenirs de l’esclavage et des différences de statut qui allaient avec. Le local a toujours été perçu dans une géométrie globale : les réseaux commerciaux de l’océan Indien, aujourd’hui les réseaux islamistes, font face à de nouvelles divisions.
La révolte maji maji, qui vit en 1905-1907 plusieurs peuples africains se révolter contre les autorités coloniales allemandes, fut-elle un mouvement protonationaliste conduit par un leader « éclairé » ? Telle est la thèse de l’historien tanzanien Gwassa. Pourtant Kinjeketile, le chef historique du mouvement, a plutôt essayé de reprendre et repenser son patrimoine religieux, spirituel et intellectuel dans un moment de crise, alors que les cadres traditionnels s’effondraient.
On peut montrer la continuité des pratiques rituelles de la région avec ce que l’on appelle les cultes territoriaux de l’Afrique centrale (p. 52) et l’on sait l’importance des « sites religieux » pour Kinjeketile.
Dans cette région pauvre de l’intérieur du pays, c’est l’éducation musulmane qui a ouvert les villages au monde extérieur. Le gouvernement colonial était loin et la noblesse (uunngwana) vivait sur la côte ; grâce aux medersas, les villageois ont pu montrer aux gens de la côte qu’ils n’étaient pas des barbares. La différence centrale oppose dini, la religion (musulmane), et jadi, la tradition. Elle est comprise par tous. Savoir écrire et lire, c’est plus qu’ajouter un nouveau moyen de traitement de l’information : c’est entrer dans un nouveau réseau de relations sociales. L’implantation de l’islam a transporté les sites rituels dans l’espace social du village. Dans ce processus, les villageois ont bricolé une façon à eux d’être musulmans (p. 177).
Les écoles coraniques, en maintenant le contact avec les villes de la côte, ouvraient donc au monde tout en s’enracinant dans la société locale. Les résistances des parents face aux écoles chrétiennes, apparues avec la colonisation, tenaient donc aussi à la défense des cultures locales (p. 145).
Ces thèmes sont exposés et analysés avec force et les entretiens leur donnent une justesse particulière. Le livre est riche des analyses originales et des remarques que seul un long travail de terrain permet : ainsi l’auteur note que les lois musulmanes ne sont pas très claires quant aux attitudes à avoir face aux pratiques locales, parce qu’elles viennent d’ailleurs, mais aussi parce qu’elles sont flexibles. Elle contredit aussi un certain nombre d’idées reçues, notant par exemple qu’il n’y a pas de rapport de cause à effet simple entre résistance à la colonisation et adoption de l’islam, mais plutôt une négociation perpétuelle avec l’« identité » swahili et la côte.
C’est au XIXe siècle que l’installation du Sultan d’Oman à Zanzibar lança la ville comme la véritable place marchande du commerce avec l’Afrique des grands lacs et d’au-delà. Mais ces pistes et ces villages fortifiés ne signalaient pas un enracinement. Comment l’islam est-il arrivé dans les villages ? Comment les instituteurs, les professeurs, les walimu (le président Julius Nyerere (2) utilisa ce terme pour lui-même) ont-ils implanté leurs enseignements ? Quelles difficultés ont-ils rencontrées ?
Dans l’expression savoir « local », l’auteur note avec justesse que le local est une catégorie politique plutôt que spatiale. Il consiste à savoir s’y reconnaître entre des myriades d’ONG, d’administrations, de réseaux divers. L’autosuffisance ne diminue pas la dépendance : une vive conscience de cette situation pénètre les villageois qui, pour la plupart, ne mangent que ce qu’ils produisent. La précarité est une dimension essentielle de leur existence, mais elle a été articulée différemment à divers moments. La vie est une bataille et il faut parfois garder à l’esprit la capacité d’innovation dans le domaine religieux, et évidemment social. Cette capacité est parfois exprimée d’une manière originale et pertinente par des gens sans habitude du contact avec les étrangers : « Les entendre a été souvent une expérience précieuse », écrit Felicitas Becker (p. 22).
La pénétration de l’islam a produit un changement dans les modes de connaissance. Mais elle n’a pas suffi à faire disparaître les souvenirs de l’esclavage et des différences de statut qui allaient avec. Le local a toujours été perçu dans une géométrie globale : les réseaux commerciaux de l’océan Indien, aujourd’hui les réseaux islamistes, font face à de nouvelles divisions.
La révolte maji maji, qui vit en 1905-1907 plusieurs peuples africains se révolter contre les autorités coloniales allemandes, fut-elle un mouvement protonationaliste conduit par un leader « éclairé » ? Telle est la thèse de l’historien tanzanien Gwassa. Pourtant Kinjeketile, le chef historique du mouvement, a plutôt essayé de reprendre et repenser son patrimoine religieux, spirituel et intellectuel dans un moment de crise, alors que les cadres traditionnels s’effondraient.
On peut montrer la continuité des pratiques rituelles de la région avec ce que l’on appelle les cultes territoriaux de l’Afrique centrale (p. 52) et l’on sait l’importance des « sites religieux » pour Kinjeketile.
Dans cette région pauvre de l’intérieur du pays, c’est l’éducation musulmane qui a ouvert les villages au monde extérieur. Le gouvernement colonial était loin et la noblesse (uunngwana) vivait sur la côte ; grâce aux medersas, les villageois ont pu montrer aux gens de la côte qu’ils n’étaient pas des barbares. La différence centrale oppose dini, la religion (musulmane), et jadi, la tradition. Elle est comprise par tous. Savoir écrire et lire, c’est plus qu’ajouter un nouveau moyen de traitement de l’information : c’est entrer dans un nouveau réseau de relations sociales. L’implantation de l’islam a transporté les sites rituels dans l’espace social du village. Dans ce processus, les villageois ont bricolé une façon à eux d’être musulmans (p. 177).
Les écoles coraniques, en maintenant le contact avec les villes de la côte, ouvraient donc au monde tout en s’enracinant dans la société locale. Les résistances des parents face aux écoles chrétiennes, apparues avec la colonisation, tenaient donc aussi à la défense des cultures locales (p. 145).
Ces thèmes sont exposés et analysés avec force et les entretiens leur donnent une justesse particulière. Le livre est riche des analyses originales et des remarques que seul un long travail de terrain permet : ainsi l’auteur note que les lois musulmanes ne sont pas très claires quant aux attitudes à avoir face aux pratiques locales, parce qu’elles viennent d’ailleurs, mais aussi parce qu’elles sont flexibles. Elle contredit aussi un certain nombre d’idées reçues, notant par exemple qu’il n’y a pas de rapport de cause à effet simple entre résistance à la colonisation et adoption de l’islam, mais plutôt une négociation perpétuelle avec l’« identité » swahili et la côte.
L’essor d’un islamisme radical
Dans un dernier chapitre, l’auteur décrit comment l’islamisme radical essaie de s’imbriquer dans cet islam particulier – n’oublions pas que la Tanzanie fut, avec le Kenya, l’une des premières cibles du terrorisme islamiste.
À l’époque coloniale, les confréries musulmanes ont été les soutiens des partis nationalistes et l’abandon de la région pendant une partie de la présidence de Julius Nyerere (1964-1985) a suscité un fort ressentiment au sein de la population. Le mouvement musulman de jeunesse Ansar a été fondé à Tanga en 1979 pour défendre les droits des musulmans et demander des services sociaux et éducatifs ; il est lié à l’activité de Mombasa et à tout le réseau des prédicateurs du centre et de l’est de la Tanzanie. Les intellectuels musulmans se sont regroupés à l’université, les responsables confrériques ont été éloignés du sud, l’économie traditionnelle, fondée sur les dhows (bateaux traditionnels de la côte orientale africaine) et le bois de mangrove, s’est effondrée. De plus, la libéralisation a affaibli l’économie du sud de la Tanzanie, rendant l’agriculture sans attrait pour les jeunes (3).
Dans le Sud, les adeptes du mouvement Ansar s’en prennent aux pratiques des confréries, notamment au dhikr (4). La combinaison d’une crise économique, d’une approche littérale des textes religieux et d’un mouvement globalisé donne une nouvelle actualité à ces critiques d’une piété populaire et met les vieilles générations en mauvaise posture.
Felicitas Becker a discuté avec les représentants de ce mouvement et le chapitre qu’elle y consacre est aussi le récit de conversations sur l’interprétation. Elle est sensible à leur capacité d’innovation, à ce qu’elle appelle leur hip hop swagger, à un certain sens de la provocation et du spectacle. Nous sommes ici bien au-delà d’une histoire universitaire, et c’est cela aussi qui fait la valeur de ce livre.
Il s’agit donc d’un texte passionnant à lire, convaincant par sa méthode et par ses résultats, qui mêle archives écrites et archives orales, travail de terrain et connaissance approfondie de la littérature sur une région délaissée, théâtre de l’une des principales révoltes anticoloniales.
Le corridor de Mtwara, le passage de l’océan Indien aux Grands Lacs, se situe dans ce qui fut longtemps une zone tampon, entre les guerres anticolonialistes de l’Afrique australe et la Tanzanie dont il ne faut pas oublier qu’elle fut le principal soutien des mouvements de libération et à ce titre une cible désignée des Sud-Africains. Aujourd’hui, la Tanzanie, membre à la fois de l’East African Community et de la Southern African Development Community, est le trait d’union de la région : l’innovation politique et religieuse est à nouveau comprise sur des territoires trop longtemps délaissés par les hommes politiques et les chercheurs.
Notes :
(1) La Tanzanie actuelle fut créée en 1964, par l’union du Tanganyika et de Zanzibar, peu de temps après que ces deux pays avaient gagné leur indépendance. Colonie allemande depuis 1880, le Tanganyika devint en 1919 un protectorat britannique d’Afrique de l’Est, puis proclama son indépendance en 1961.
(2) Premier ministre du Tanganyika dans les années 1960-1961, puis président de la Tanzanie de1964 à 1985.
(3) Le terme qui qualifie les jeunes sans emploi à Dar est ainsi celui de wamachinga, emprunté aux collines (machinga) au nord de Lindi.
(4) Séance de prière collective, associée à des pratiques corporelles et respiratoires qui consistent à répéter le nom de Dieu pour arriver à le connaître par la contemplation. Ces rites sont propres aux confréries soufies.
Auteur : Alain RICARD
Sources : Une première version de ce texte a été publiée dans le n° 113 de Politique africaine (http://www.politiqueafricaine.com/).
Publié dans laviedesidees.fr, le 16 avril 2009
© laviedesidees.fr
À l’époque coloniale, les confréries musulmanes ont été les soutiens des partis nationalistes et l’abandon de la région pendant une partie de la présidence de Julius Nyerere (1964-1985) a suscité un fort ressentiment au sein de la population. Le mouvement musulman de jeunesse Ansar a été fondé à Tanga en 1979 pour défendre les droits des musulmans et demander des services sociaux et éducatifs ; il est lié à l’activité de Mombasa et à tout le réseau des prédicateurs du centre et de l’est de la Tanzanie. Les intellectuels musulmans se sont regroupés à l’université, les responsables confrériques ont été éloignés du sud, l’économie traditionnelle, fondée sur les dhows (bateaux traditionnels de la côte orientale africaine) et le bois de mangrove, s’est effondrée. De plus, la libéralisation a affaibli l’économie du sud de la Tanzanie, rendant l’agriculture sans attrait pour les jeunes (3).
Dans le Sud, les adeptes du mouvement Ansar s’en prennent aux pratiques des confréries, notamment au dhikr (4). La combinaison d’une crise économique, d’une approche littérale des textes religieux et d’un mouvement globalisé donne une nouvelle actualité à ces critiques d’une piété populaire et met les vieilles générations en mauvaise posture.
Felicitas Becker a discuté avec les représentants de ce mouvement et le chapitre qu’elle y consacre est aussi le récit de conversations sur l’interprétation. Elle est sensible à leur capacité d’innovation, à ce qu’elle appelle leur hip hop swagger, à un certain sens de la provocation et du spectacle. Nous sommes ici bien au-delà d’une histoire universitaire, et c’est cela aussi qui fait la valeur de ce livre.
Il s’agit donc d’un texte passionnant à lire, convaincant par sa méthode et par ses résultats, qui mêle archives écrites et archives orales, travail de terrain et connaissance approfondie de la littérature sur une région délaissée, théâtre de l’une des principales révoltes anticoloniales.
Le corridor de Mtwara, le passage de l’océan Indien aux Grands Lacs, se situe dans ce qui fut longtemps une zone tampon, entre les guerres anticolonialistes de l’Afrique australe et la Tanzanie dont il ne faut pas oublier qu’elle fut le principal soutien des mouvements de libération et à ce titre une cible désignée des Sud-Africains. Aujourd’hui, la Tanzanie, membre à la fois de l’East African Community et de la Southern African Development Community, est le trait d’union de la région : l’innovation politique et religieuse est à nouveau comprise sur des territoires trop longtemps délaissés par les hommes politiques et les chercheurs.
Notes :
(1) La Tanzanie actuelle fut créée en 1964, par l’union du Tanganyika et de Zanzibar, peu de temps après que ces deux pays avaient gagné leur indépendance. Colonie allemande depuis 1880, le Tanganyika devint en 1919 un protectorat britannique d’Afrique de l’Est, puis proclama son indépendance en 1961.
(2) Premier ministre du Tanganyika dans les années 1960-1961, puis président de la Tanzanie de1964 à 1985.
(3) Le terme qui qualifie les jeunes sans emploi à Dar est ainsi celui de wamachinga, emprunté aux collines (machinga) au nord de Lindi.
(4) Séance de prière collective, associée à des pratiques corporelles et respiratoires qui consistent à répéter le nom de Dieu pour arriver à le connaître par la contemplation. Ces rites sont propres aux confréries soufies.
Auteur : Alain RICARD
Sources : Une première version de ce texte a été publiée dans le n° 113 de Politique africaine (http://www.politiqueafricaine.com/).
Publié dans laviedesidees.fr, le 16 avril 2009
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